Cinq à huit millions de morts, peut-être même dix : tel est le bilan accablant de la conquête et de l’exploitation coloniale du Congo belge, entre les années 1880 et la première guerre mondiale. C’est à ce chiffre que conclut le journaliste américain Adam Hochschild. au terme de son effarante enquête sur cet « holocauste oublié ».
L’acteur principal de ce bain de sang ne fut autre que le roi des Belges, Léopold II. Obsédé par l’idée de posséder une colonie, comme les autres pays européens alors en pleine expansion africaine, il jette son dévolu sur la région du Congo, encore quasi inconnue. En 1876, il crée l’Association internationale africaine, destinée en principe à financer des expéditions. S’appuyant notamment sur le célèbre explorateur Henry Morton Stanley et sous couvert d’ouverture de comptoirs pour voyageurs et marchands, cette association devient le cheval de Troie d’une colonisation rampante et cachant son nom. Moins de dix ans plus tard, en 1885, le roi obtient la reconnaissance internationale de « l’Etat indépendant du Congo », qui reste sa propriété personnelle et non celle de son royaume.
Entre-temps, il a déjà organisé l’exploitation de la colonie, commerce de l’ivoire d’abord, du caoutchouc ensuite et surtout. Ce trafic très lucratif se fait sauvagement : asservissement des populations autochtones, déportations, travail forcé avec prise d’otages des femmes et des enfants pour faire travailler les hommes à la cueillette extrêmement pénible du latex, villages rasés, tortures et mutilations contre les récalcitrants, quand il ne s’agit pas de massacres purs et simples. Outre le fouet en peau d’hippopotame, la « chicotte » – innombrables sont les cas de flagellation à mort -, la torture la plus répandue est la section de la main : le Congo devient le pays des mains coupées. Le roi Léopold II agit d’autant plus impunément qu’il tient en public le discours le plus « humanitaire » qui soit : il se présente en émancipateur et en civilisateur, organisant même des conférences internationales sur le sujet, jusqu’à ce que les premiers témoignages sur la sinistre réalité arrivent à se faire entendre.
Parmi ces derniers, les voix de missionnaires, notamment Noirs américains (venus étudier la possibilité de faire retourner certains de leurs compatriotes affranchis dans leur continent d’origine) ; celles de deux écrivains, l’Américain Mark Twain et celle de l’Anglais d’adoption Joseph Conrad, dont le roman Au cœur des ténèbres, une apocalyptique et saisissante description de la ruée coloniale, est directement né de son séjour de six mois au Congo en 1890. Mais le plus acharné des protestataires sera Edmund Dene Morel, agent commissionnaire au port d’Anvers, qui va consacrer sa vie à la lutte contre les nouveaux négriers. Malgré les ingénieuses manœuvres de Léopold II, manipulant la presse et arrosant de pots-de-vin la planète entière, le Congo devient sujet d’un scandale international, le premier peut-être de l’ère du téléphone et de la photographie : et il donne lieu à la première campagne pour les droits de l’homme, au sens moderne de l’expression.
Précis et fort documenté, l’ouvrage d’Adam Hochschild retrace toutes les étapes de la tragédie. Le Congo n’a certes pas été le seul pays où la colonisation a pris le tour d’un cauchemar sanglant, et l’auteur fournit à l’occasion des exemples de la cruauté française, allemande, ou même britannique, en Afrique. Mais le colossal bilan en victimes (exécutions, mutilations, épidémies, famine) est la preuve d’un systématisme à cette époque inégalé. L’auteur souligne aussi le mal qu’il a eu pour avoir accès aux archives : peu avant sa mort, Léopold II céda « son » Congo à la Belgique, mais brûla toutes les traces de ses forfaits ; et ce qui a subsisté, est resté classé secret jusqu’au début des années 1980. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette affaire : l’oubli, voire l’amnésie, est aujourd’hui presque aussi total que le fut en son temps le scandale.
Antoine de Gaudemar
Source : Libération, le 15/10/98