À la fin des années 60 et au début des années 70, un certain nombre de grèves d’étudiants et d’occupations d’universités furent organisées par ces minorités, menant à la création de nombreux programmes d’études afro-américaines, portoricaines, chicano, asiatiques et indigènes dans de nombreuses universités partout aux États-Unis. Cetteinsurrection épistémique fut la clé qui permit d’ouvrir des espaces dans les universités pour les professeurs issus de groupes ethniques et raciaux victimes de discrimination et/ou partisans d’épistémologies non-occidentales dans des domaines qui étaient jusqu’alors monopolisés par les étudiants et professeurs blancs et les épistémologies euro-centriques privilégiant l’ « égo-politique cartésienne de la connaissance » (ego-politics of knowledge) (Grosfoguel, 2008a).
Si cette épistémologie euro-centrique dans les universités occidentalisées est caractérisée non seulement par le fait de privilégier un canon occidental masculin de la pensée mais aussi par l’étude de « l’autre » en tant qu’objet plutôt que sujet produisant une connaissance (dissimulant par la même occasion, la géopolitique et l’anatomo-politique de la connaissance par le biais desquelles les universitaires et intellectuels blancs pensent), l’avènement de professeurs de « couleur » grâce aux programmes de discrimination positive (Affirmative Action) et la création de programmes d’études ethniques visèrent à étudier les problèmes auxquels les minorités opprimées sont confrontées. Cela constitua un changement important dans la production des savoirs académiques.
À cette époque (fin des années 60 et début des années 70), beaucoup de ces professeurs issus des minorités étaient des intellectuels militants qui privilégiaient la « géo-politique du savoir » et l’« anatomo-politique du savoir » à l’« égo-politique du savoir » dans la production des connaissances. Cette transition représenta une rupture – inédite au sein des universités occidentalisées – avec la dichotomie sujet-objet de l’épistémologie cartésienne. Au lieu d’un sujet masculin blanc étudiant des sujets non-blancs en tant qu’« objets de connaissance », assumant un point de vue neutre, privilégié, qui ne se situait dans aucun espace ni corps – « l’égo-politique du savoir », qui permet ainsi au sujet de revendiquer une fausse objectivité et une neutralité épistémique – nous sommes en présence d’une nouvelle situation dans les universités occidentalisées aux États-Unis, où les sujets issus des minorités raciales étudient eux-mêmes en tant que sujets pensant et produisant des savoirs à partir de corps et d’espaces (la « géopolitique et anatomo-politique du savoir ») qui avaient été systématiquement subordonnés et infériorisés par l’épistémologie et le pouvoir raciste, sexiste, occidentalisés. En outre, on peut également dire que leur travail remit en question la compréhension blanche hégémonique des minorités racialisées qui cherchait à rendre ces dernières responsables de la marginalisation et la pauvreté dont elles faisaient l’expérience aux États-Unis (par exemple, les paradigmes de « la culture de la pauvreté » et « la théorie de la modernisation »), dissimulant de ce fait le racisme rampant de cette société (Grosfoguel, 2003). Non seulement cette rupture défia le racisme et le sexisme épistémiques, qui ne reconnaissent que la production théorique issue de sujets occidentaux blancs/masculins tandis que les non-blancs sont considérés comme ne produisant que du folklore, de la mythologie, ou de la culture mais jamais une connaissance égale à celle de l’Occident, mais elle ouvrit aussi la possibilité de la décolonisation du savoir, en défiant également l’« égo-politique cartésienne du savoir » des sciences sociales et sciences humaines occidentales et leur opposant la « géo-politique » et « anatomo-politique du savoir » des sujets subordonnés. J’utilise le terme « possibilité » car ce processus décolonial n’est pas achevé et est confronté à plusieurs obstacles. Cet article cherche à identifier ces obstacles, auxquels les études ethniques sont toujours confrontées.
Toutefois, il est nécessaire de préciser d’abord certains concepts qui sont indispensables à notre discussion.
Racisme/sexisme épistémiques et les universités occidentalisées dans le système mondial
Le « système mondial moderne/capitaliste, colonial/patriarcal, occidentalo-centrique/christiano-centrique » (Grosfoguel, 2008a)1 est composé d’une hétérarchie ou d’un recoupement de multiples structures globalisées de pouvoir au-delà des seules structures politiques et économiques fréquemment identifiées dans les analyses du système mondial et plus généralement dans les perspectives néo-marxistes de l’économie politique. Dans mon ouvrage sur les paradigmes de décolonisation dans l’économie politique, j’identifie une quinzaine de structures globalisées de pouvoir dans le système mondial. Dans cette partie, je souhaite discuter de l’une de ces structures : la hiérarchie épistémique globalisée au sein du système mondial. Cette hiérarchie produit et reproduit la même structure hiérarchique globalisée basée sur la race/l’ethnie ethnicité et judéo-chrétienne basée sur le genre/le sexe au sein du système mondial – c’est-à-dire qu’elle considère comme supérieurs les savoirs masculins occidentaux et traite en inférieurs les savoirs qui sont centrés sur les femmes et les non-Occidentaux. Cette hiérarchie raciste/sexiste du savoir opère à un niveau mondial avec des variations et des particularités dans les différentes régions du monde selon les diverses histoires coloniales et locales. Comme nous le verrons plus tard, cette hiérarchie épistémique globalisée n’est pas simplement une « superstructure », mais elle est constitutive de l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale. Sans elle, il n’y aurait pas de capitalisme historique tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Cette hiérarchie épistémique possède ses propres discours, sa propre idéologie et son propre cadre institutionnel. L’eurocentrisme est le discours/idéologie de la hiérarchie épistémique. L’eurocentrisme en tant que perspective épistémologique privilégie les savoirs, mémoires et histoires des colonisateurs masculins occidentalisés partout dans le monde. Cette épistémologie est institutionnellement globalisée dans le monde entier à travers l’université occidentalisée. L’université occidentalisée est organisée autour d’un canon de pensée qui est à la fois occidental et masculin. Presque toutes les disciplines en sciences sociales et humaines, à quelques rares exceptions près, privilégient dans leur canon de pensée les penseurs masculins occidentaux. Ce canon n’inclut même pas les femmes occidentales, tandis que les hommes et femmes non-occidentaux en sont exclus. Ce n’est pas affaire de représentation ou de reconnaissance, mais plutôt dû au fait que les universités occidentales sont provinciales dans leur portée tout en prétendant qu’elles sont valides pour toute l’humanité faisant fi du temps et de l’espace – c’est-à-dire en prétendant être universelles.
Le principal problème réside dans le fait que le modèle de l’université occidentalisée, avec ses structures de pensée provinciales sexistes/racistes et sa division du savoir en disciplines, héritage du dix-neuvième siècle libéral, est institutionnellement globalisé partout dans le monde. Le provincialisme des universités occidentalisées avec leur fondement sexiste/raciste euro-centrique du savoir est considéré comme la normalité partout où il va. Les chercheurs en sciences sociales, les historiens, philosophes et penseurs critiques non- occidentaux, se référant à d’autres géopolitiques et anatomo-politiques du savoir et/ou à des cosmologies/épistémologies différentes, sont considérés comme inférieurs aux épistémologies masculines occidentales et, par conséquent, exclus en tant que savoir valide de l’université occidentalisée. Ainsi, l’université occidentalisée est une machine mondialisée produisant en masse unintégrisme euro-centrique. Toute pensée critique ou développement scientifique en sciences sociales produit par et provenant d’un point de vue/lieu épistémique non-occidental est infériorisé, reçu avec suspicion et considéré comme peu sérieux ou indigne d’être enseigné au sein de l’université occidentalisée.
On trouve la même structure de savoir dans les universités occidentalisées partout dans le monde, où qu’elles soient. A Dakar, Buenos Aires, Delhi, Manille, New York, Paris ou Le Caire, elles ont fondamentalement la même division disciplinaire et le même canon raciste/sexiste de la pensée. Ainsi, en termes de capitalisme mondial, l’université occidentalisée produit les élites politiques et économiques occidentalisées partout dans le monde, sans lesquelles le système mondial serait ingérable. C’est bien par ce mécanisme que les pouvoirs au cœur du système mondial sont effectivement à même de former les élites intégristes euro-centriques occidentalisées qui supprimeront toute manière de penser alternative en dehors du système et qui propagera dans chaque recoin de la planète ses structures de savoir et ses politiques épistémiques racistes et sexistes. Ce cadre intégriste euro-centrique mono-culturelle, mono-épistémique et mono-cosmologique est le seul à définir qui est un agent social valide, qui est un terroriste, qui est le candidat plausible pour gagner une élection, et qui est un valide interlocuteur dans le monde aujourd’hui. En outre, l’université occidentalisée est une machine à « épistémicide » (Sousa Santos 2010). Elle rabaisse et détruit le potentiel épistémique des épistémologies non- occidentales.
L’absurdité de cette structure épistémique a été parfaitement démontrée dans les travaux du chercheur en sciences sociales portugais, Boaventura de Sousa Santos (2010). Il a souligné maintes fois que si nous examinons ce qu’on appelle la théorie sociale dans les sciences sociales des universités occidentalisées aujourd’hui, elle est issue fondamentalement de penseurs masculins occidentaux appartenant à cinq pays seulement : l’Italie, la France, l’Allemagne, l’Angleterre et les États-Unis. Prétendument, la théorie sociale créée pour expliquer l’expérience sociale et l’histoire de ces cinq pays, qui ne représentent que 12 % de la population mondiale, devrait être considérée comme valide et universelle pour le reste du monde, représentant 88 % de l’humanité. Cette structure fait fi de l’expérience sociale de la majorité de l’humanité.
Le racisme/sexisme épistémique est l’une des formes les plus cachées du racisme dans le système mondial « moderne/colonial, capitaliste/patriarcal, occidentalo-centrique/christiano-centrique » où nous vivons (voir Grosfoguel 2008a). Pour dépasser cette structure il faudrait non pas une uni-versité (où une épistémologie définit, pour toutes les autres, les questions et les réponses afin de produire des sciences sociales et sciences humaines coloniales et uni-verselles), mais une pluri-versité (où la diversalité épistémique est sur le plan institutionnel incorporée à de nécessaires dialogues inter-épistémiques afin de produire des sciences sociales et humaines décoloniales et pluriverses). C’est pourquoi Boaventura de Sousa Santos appelle à une « écologie des savoirs » (2010) comme point de départ pour la décolonisation de la connaissance et de l’université occidentalisée. D’après Sousa Santos, l’« écologie des savoirs » est une ouverture à un nouvel espace décolonial de diversité épistémique où les sciences sociales occidentales ne sont pas la seule source valide de savoirs mais une parmi tant d’autres.
Les études ethniques face aux universités occidentalisées : identarismes en politique et transmodernité
Pour la première fois en cinq cents ans de mondialisation des universités occidentalisées (d’abord christiano-centriques, puis laïco-euro-centriques, et, plus récemment, l’université-entreprise), l’irruption des luttes menées par le mouvement des droits civiques aux États-Unis pour la décolonisation de l’empire américain toucha l’université occidentalisée au cœur de l’empire, remettant en question sa production de savoirs de façon radicale. Les études ethniques, les études féministes, les études gays et lesbiennes (Queer Studies), etc., furent créées au sein-même des universités occidentalisées, en réponse aux exigences des gens de couleur, des femmes et des mouvements gays et lesbiens. L’objectif de ces programmes n’est pas de produire un savoir particulier qui « serait ajouté » pour compléter les sciences sociales et humaines d’aujourd’hui, mais de produire une science sociale humaine pluriverse et décoloniale. Une science sociale pluriverse et décoloniale offrirait une diversité épistémique qui guiderait son processus de production du savoir. Le type de savoirs que les études ethniques, féministes, gays et lesbiennes ont produit remet en question les canons de pensée et épistémologies occidentaux, capitalistes/patriarcaux, racistes/sexistes. En opposition avec les discours sur l’identité issue de l’hégémonie blanche et masculine, qui sont la norme latente au sein de la production de savoirs, ces sujets subordonnés développèrent une lutte contre la politique identitariste. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il y ait, à l’intérieur de ces nouveaux champs de connaissance des petits groupes reproduisant un genre subalterne de politique identitariste. La politique identitariste découle d’un réductionnisme identitaire et culturaliste qui finit par essentialiser et naturaliser les identités culturelles. Au sein de ces projets identitaires, un fort soupçon règne à l’égard des groupes dont l’origine ethnique/raciale diffère de la leur. Cette fermeture épistémique due à des identités cloisonnées est ce qui caractérise l’intégrisme euro-centriquede la politique identitariste hégémonique au sein de l’épistémologie occidentalisée et masculine, qui produit phobie et rejet des épistémologies et savoirs non-occidentaux.
La politique identitariste maintient habituellement des frontières identitaires fermées même parmi les groupes opprimés eux-mêmes qui pratiquent une forme subalterne de politique identitariste, rendant tout dialogue et alliance politique parmi eux impossibles. Dans certains cas ils finissent par inverser le racisme hégémonique et reproduire un racisme inversé en faisant du groupe ethnique/racial subalterne le groupe qui, sur le plan culturel et/ou biologique, est supérieur aux Blancs.
Contrastant totalement avec cette politique identitariste, il y a ce qu’Angela Davis (1997) appelle « identitarismes en politique » (identities in politics). Ces derniers sont fondés sur des projets éthico-politico-épistémiques qui sont ouverts à tous indépendamment des origines ethniques/raciales. Par exemple, les Zapatistes du sud-ouest du Mexique constituent un mouvement indigène insurrectionnel qui pense en perspective de points de vue épistémologiques/cosmologiques amérindiens. Cette approche est ouverte à toutes les personnes et groupes qui soutiennent et éprouvent de la sympathie pour leurs propositions politiques ainsi que ceux qui les critiquent de manière constructive. Le mouvement zapatiste a aussi des militants Blancs et de Mestizos decoloniaux. Le mouvement dirigé par Evo Morales en Bolivie est un mouvement indigène qui pense du point de vue de la cosmologie Ayllú des communautés Aymara. Ce mouvement compte aussi, parmi ses dirigeants et dans ses rangs, des activistes blancs etmestizo qui ont intégré le projet éthico-politico-épistémique Aymara ainsi que ceux qui fournissent au mouvement des critiques constructives.
Un autre exemple serait les pratiques spirituelles africaines aux Amériques, qui tout en se réclamant de cosmologies/épistémologies d’origine africaine (Yoruba, Bantu, etc.), sont néanmoins ouvertes à la participation de tous. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de correspondance déterministe identitaire entre l’identité éthique-épistémique du projet (dans ce cas son origine indigène ou africaine) et l’identité ethnique/raciale des individus qui participent aux mouvements. En conséquence, ces mouvements sont tout à fait distincts de « la politique identitariste », puisqu’ils n’excluent aucune personne soutenant leur projet pour des raisons d’origine ethnique/raciale.
Si l’eurocentrisme cherche à disqualifier ces épistémologies alternatives afin de les dominer, les subordonner et les discréditer – construisant ainsi un monde de « pensée unitaire » qui ne nous permet pas de penser d’« autres » mondes possibles en dehors de la « mondialisation blanche, masculine, néo-libérale et capitaliste » – le projet proposé ici serait un projet qui transcende le monopole épistémique euro-centrique du « système mondial moderne/colonial, capitaliste/patriarcal, occidentalo-centrique/christiano-centrique ». Reconnaître qu’il existe une diversalité épistémique dans le monde pose un défi au monde moderne/colonial existant. Il n’est plus possible de construire un dessein global à partir d’une épistémologie unique comme « unique solution » aux problèmes du monde, qu’elle soit de gauche (socialisme, communisme, etc..) ou de droite (développementalisme, néo-libéralisme, démocratie libérale, etc.). Sur la base de cette diversalité épistémique il y a différentes propositions anticapitalistes, anti-patriarcales, anticoloniales et anti-impérialistes qui offrent différentes manières de faire face à et de résoudre les problèmes générés par les rapports de domination sexuelle, raciale, spirituelle, linguistique et de classe au sein du « système mondial moderne/colonial, capitaliste/patriarcal » actuel (Grosfoguel, 2008a). Cette diversalité des propositions enracinée dans d’« autres » épistémologies qui ont été subordonnées et réduites au silence par l’épistémologie euro-centrique fournirait des moyens de transcender la modernité euro-centrée afin d’aller au-delà des propositions impliquant l’apogée de cette modernité (Habermas 1985) ou le développement de la postmodernité. Ces dernières représentent des critiques euro-centriques de l’eurocentrisme (Mignolo, 2000).
Ce dont nous parlons, donc, est de développer ce que le philosophe de la libération Enrique Dussel (1994) appelle la « transmodernité » – le projet utopique d’accomplissement, non pas de la modernité ou de la postmodernité, mais plutôt du projet incomplet et inachevé de la décolonisation. Le préfixe « trans- » est utilisé ici dans le sens de « au-delà ». Dans un monde utopique transmoderne il existe autant de propositions pour la « libération des femmes » et la « démocratie » que d’épistémologies dans le monde. Les « féministes de la différence » ne peuvent pas imposer depuis Paris leurs solutions ou leurs formes de lutte contre le patriarcat aux féministes islamiques en Iran, aux indigènes féministes zapatistes au Mexique, ou aux féministes noires aux États-Unis, tout comme le monde occidental ne peut pas imposer son concept libéral de démocratie aux formes indigènes, islamiques ou africaines, de démocratie. Le Zapatisme se réclame de la cosmologie Tojolabal pour redéfinir la démocratie en termes de « commander (tout en) obéissant » et dans sa pratique institutionnelle constitue des espaces communautaires appelés « caracoles » (« coquilles »). De tels concepts sont très différents de la démocratie de type occidental où « ceux qui commandent n’obéissent pas et ceux qui obéissent ne commandent pas » et où les formes pratiques institutionnelles sont les parlements ou assemblées nationales.
La transmodernité n’est pas un relativisme de l’ordre du « tout fait l’affaire », puisque nous parlons d’un point de vue critique anticapitaliste, anti-patriarcale, anti-euro-centrique anticoloniale (jamais anti-européen) et anti-impérialiste qui est né de la diversalité épistémique du monde. Dans la pensée décoloniale il n’existe pas d’épistémologie unique qui puisse revendiquer un monopole de la pensée critique sur la planète comme a cherché à le faire l’impérialisme pour la pensée occidentale durant les cinq cents dernières années du système mondial. Ma proposition ici est de redéfinir les départements et programmes d’études ethniques en « études transmodernes décoloniales ».
Les études ethniques aux États-Unis
Les études ethniques aux États-Unis sont actuellement tiraillées entre deux problèmes générés par la colonialité du pouvoir mondial : premièrement, la « politique identitariste » du multiculturalisme libéral aux États-Unis et, deuxièmement, la colonisation disciplinaire par les sciences humaines occidentales (sciences sociales et humaines) de ces espaces.
D’autre part, ces formes de « politique identitariste » qui absolutisent et privilégient les « identités » et « projets » de leur propre groupe ethnique/racial au détriment d’autres sujets racialisés/infériorisés les amènent à considérer les autres groupes ethniques/raciaux avec suspicion et comme des concurrents, y compris ceux qui partagent une même situation de discrimination ethnique/raciale. Les chercheurs qui promeuvent les pires formes de « politique identitariste » dans les programmes d’études ethniques finissent par : primo, célébrer leur propre identité tout en laissant les hiérarchies ethniques/raciales intactes, telles quelles ; ou secondo, mettre l’accent sur leur propre groupe ethnique/racial, faire preuve de nombrilisme et, par conséquent, se considérer en constante concurrence avec d’autres groupes qui sont tout aussi victimes de discrimination, contribuant ainsi à la reproduction d’un système fondé sur le « diviser pour mieux régner » qui maintient également intact le statu quo au sein des hiérarchies ethniques/raciales. Ainsi, ces deux postures de « politique identitariste » – celle des « identitaristes partisans du multiculturalisme libéral » ainsi que celle des « identitaristes militants » – deviennent complices des hiérarchies ethniques/raciales de la suprématie blanche en laissant le statu quo intact. Commençons par le premier point : l’organisation des départements et programmes d’études ethniques agit sur la base des identités ethno/raciales (Afro-américain, Américain d’origine asiatique, Latino, indigène, etc.) présentes aux Etats-Unis. Une minorité de chercheurs dans le domaine des études ethniques utilise cette structure pour reproduire la pire forme de « politique identitariste ». Contrairement aux études décoloniales, la « politique identitariste » tend à reproduire les relations coloniales qui manifestent deux tendances principales : l’une trouvant ancrage dans un multiculturalisme libéral anglo-américain dit « light » et l’autre basée sur l’absolutisation chauvine et nationaliste de sa propre identité ethnique/raciale au détriment du dialogue et de l’alliance avec d’autres groupes soumis à l’oppression raciale. Le multiculturalisme libéral hégémonique permet à chaque groupe racialisé de disposer de son espace et célébrer son identité/culture, tant qu’il ne remet pas en question les hiérarchies ethniques/raciales issues de la suprématie du pouvoir blanc et tant qu’il laisse le statu quo intact. Cette politique privilégie certaines élites au sein des groupes racialisés/ infériorisés, en leur accordant un espace et des ressources en tant qu’« emblème », « minorité modèle » ou « vitrine symbolique », appliquant ainsi un vernis cosmétique multiculturel sur le pouvoir blanc, tandis que la majorité de ces populations victimes du racisme rampant font l’expérience chaque jour de la colonialité du pouvoir. Condoleezza Rice est l’un des exemples les plus extrêmes de cette politique. Cette Afro-américaine a été l’un des architectes de la politique étrangère raciste menée par l’empire Euro-Américain (les élites blanches capitalistes) au Moyen-Orient et en Irak, offrant par là un visage antiraciste et multiculturel à ce qui n’est en fait que des politiques racistes et impérialistes.2
L’autre tendance de la colonialité du savoir (Lander 2000) est la colonisation disciplinaire universitaire des études ethniques. La colonisation disciplinaire se produit lorsque les domaines de connaissance au sein des études ethniques sont divisés sur la base des spécialisations disciplinaires des sciences humaines (sciences sociales et sciences humaines) et les études ethniques sont amenés à réfléchir « sur » ou « à propos de » plutôt que de réfléchir « du point de vue de », « avec » et « en parallèle avec » les groupes ethniques/raciaux en question. Au lieu de produire du savoir à partir de la pensée critique créée par les sujets racialisés/infériorisés, ces disciplines imposent le canon occidental de pensée et l’épistémologie « point zéro » cartésienne occidentale (Castro-Gomez 2006) – le point de vue qui ne se considère pas lui-même comme un point de vue, c’est-à-dire le « point de vue de Dieu » qui a caractérisé la philosophie occidentale moderne depuis Descartes jusqu’à nos jours dans les sciences humaines occidentales. Cela a affecté la production des savoirs dans les départements et programmes d’études ethniques parce qu’au lieu de produire des savoirs « du point de vue de » et « avec » ces groupes ethniques/raciaux et ayant pour but leur libération, une telle perspective privilégie la production de savoirs « sur » les « autres » selon la tradition épistémologique coloniale, initiée par les missionnaires chrétiens duXVIe siècle, qui a perduré jusqu’aux sociologues cartésiens actuels. Cette tradition fait du sujet racialisé/infériorisé un « objet d’étude » à contrôler et exploiter. Cette posture soulève les questions suivantes : le savoir pour quoi et pour qui ? Est-il possible de produire des savoirs neutres dans une société qui est divisée en termes de race, sexe, croyance et classe ? Si l’épistémologie a non seulement une couleur mais aussi un sexe, un genre, une cosmologie propre, une spiritualité, et appartient à une classe sociale, etc., il n’est pas possible de prendre en charge le mythe ou la fausse prémisse de la neutralité et de l’objectivité épistémologique (le « point zéro » de l’« égo-politique du savoir ») comme les sciences occidentales le prétendent.
D’autre part, le courant qui espère transformer les études ethniques en « études interdisciplinaires » reproduit les mêmes problèmes mentionnés ci-dessus. L’interdisciplinarité maintient les identités disciplinaires intactes (avec leur canon et leur épistémologie euro-centrique) et n’ouvre un dialogue interdisciplinaire qu’au sein de l’épistémologie occidentale, se coupant d’un dialogue transmoderne entre les différentes épistémologies. Si nous ne pensons pas en termes de disciplines universitaires mais au contraire à partir de la notion de « transdisciplinarité », dans le sens d’aller au-delà des savoirs disciplinaires, alors le projet des études ethniques s’ouvriraient à la diversalité épistémologique qui remplacerait le monotopisme actuel et le monologue de l’épistémologie intégriste euro-centrique et occidentale dominante qui refuse de reconnaître tout autre épistémologie comme espace de production de pensée critique ou scientifique. La colonisation disciplinaire des études ethniques constitue une colonisation épistémique vu que ces disciplines universitaires privilégient un canon épistémique euro-centrique.
Mon but n’est pas de rejeter le travail critique important et utile produit au sein des domaines disciplinaires du monde universitaire occidental. Je me contente de remettre en question le caractère euro-centrique, colonial des disciplines dominantes et, ce faisant, la pertinence de la création de départements/programmes d’études ethniques, si ces départements/programmes sont réduits à la simple étude de la sociologie de la race, de l’anthropologie des identités ethno/raciales, de l’histoire « des » Noirs (non pas « du point de vue de » ou « avec » les Noirs), l’étude de l’économie de l’insertion du travail indigène, etc. Coloniser les études ethniques en passant par le biais des disciplines occidentales ne constitue en rien une innovation dans le domaine de la production du savoir. Il était déjà possible de le faire par le biais des disciplines académiques respectives au sein des sciences de l’homme et cela ne requiert ni départements ni programmes d’études ethniques.
Ce serait totalement différent si les départements ou programmes d’études ethniques proposaient de s’ouvrir à la transmodernité, c’est-à-dire à la diversalité épistémique du monde et de se redéfinir comme « études décoloniales transmodernes », proposant de penser « du point de vue de » et « avec » ces « autres » subordonnés et infériorisés par la modernité euro-centrée, et offrant la possibilité de définir leurs questions, leurs problèmes et leurs dilemmes intellectuels « du point de vue de » et « avec » ces mêmes groupes racialisés. Cela donnerait naissance à une méthodologie décoloniale bien différente de la méthodologie coloniale des sciences sociales et humaines (Smith, 1999). Cela impliquerait également un dialogue transmoderne entre diverses projets politiques éthico-épistémiques et une organisation thématique interne au sein des départements et programmes d’études ethniques, fondée sur les problèmes (racisme, sexisme, xénophobie, christiano-centrisme, « autres » épistémologies, eurocentrisme, etc.) plutôt que sur des identités ethniques ou raciales (les Noirs, les indigènes, les Asiatiques, etc.) ou sur des disciplines coloniales occidentales (sociologie, anthropologie, histoire, science politique, philosophie, arts, économie, etc.).3 Les études ethniques, une fois redéfinies comme « études décoloniales transmodernes », apporteraient une contribution extrêmement importante non seulement à la décolonisation de la production du savoir universitaire en vue de créer des sciences sociales et humaines décoloniales et transmodernes, mais aussi à la libération en tant que projet politique ayant pour but la décolonisation (épistémique, sociale, politique, économique et spirituelle) de ces groupes opprimés et exploités par le « système mondial, moderne/colonial, capitaliste/patriarcal, christiano-centrique/occidentalo-centrique ».4
Ramon Grosfoguel
SOURCE : Ideas
1 Pour une justification de cette qualification du système mondial contemporain et de la cartographie du pouvoir impliquée dans cette longue expression, voir la version anglaise en ligne de l’article à l’origine publié en portugais dans : « Decolonizing Political Economy and Postcolonial Studies : Transmodernity, Border Thinking and Global Coloniality » (http://www.eurozine.com/pdf/2008-07-04-grosfoguel-en.pdf)
2 On pourrait dire la même chose du gouvernement Obama. Bien qu’Obama soit arrivé au pouvoir dans le cadre d’un mouvement de masse généré par le mécontentement après huit années de gouvernement Bush qui a conduit au chaos national et international et à une nouvelle Grande Crise, ses engagements auprès de Wall Street, des sociétés multinationales et du Pentagone font de l’état impérialiste américain actuel (avec un président noir à sa tête) « une structure de pouvoir blanc impérialiste au visage noir ». Cela fait partie de ce que j’ai décrit ailleurs comme la structure impérialiste d’un nouvel apartheid (néo-apartheid) du xxie siècle post-droits-civiques en place aux États-Unis (Grosfoguel 2008b).
3 Sur ce point, je ne veux pas dire par là que les études latino, les études afro-américaines, les études sur les Américains d’origine asiatique ou les études amérindiennes ne devraient pas exister en tant que telles. Maintenir ces programmes est important afin de mettre l’accent sur les contributions particulières que l’expérience de chacun de ces groupes apporte en vue de la décolonisation du monde. Ce que j’affirme ici c’est qu’à l’intérieur de chacun de ces programmes, le focus de recherche devrait être en premier lieu basé sur les problèmes plutôt que sur l’affirmation d’une « politique identitariste ».
4 Pour une approche similaire à celle que je propose ici, voir Maldonado-Torres (2006).