Au début des années 1880, un groupe de familles bosniaques ayant émigré du territoire de l’actuelle Bosnie-Herzégovine a fondé le village de Qisarya sur le site de l’ancienne Césarée romaine, à environ 37 kilomètres au sud de la ville de Haïfa, sur la côte palestinienne. Plusieurs familles ont ensuite bougé vers d’autres endroits en Palestine. Tout en conservant initialement leurs traditions et leur culture, elles se sont progressivement assimilées à la population arabe palestinienne et ont subi le même sort en 1948 et dans les décennies suivantes.
En 1977, une colonie israélienne moderne appelée Césarée, couvrant une superficie de 3 000 hectares, a été établie sur le site du village. La terre relève de la juridiction du conseil régional de Hof HaCarmel (Côte du Carmel). On y trouve une réserve naturelle où des fouilles archéologiques se poursuivent depuis des années. Le site comprend également des ruines romaines, dont un amphithéâtre, une piste de course pour chevaux et des thermes romains. Cette colonie est la seule en Israël à ne pas être gérée par des institutions municipales publiques, mais par une fondation privée contrôlée par la famille Rothschild. Elle est considérée comme l’une des zones résidentielles les plus aisées d’Israël et comprend plusieurs villas somptueuses, dont la résidence privée du Premier ministre Benjamin Netanyahou et une villa appartenant à l’une des petites-filles du baron Edmond de Rothschild, la baronne Ariane de Rothschild. On y trouve également un terrain de golf et des courts de tennis. En raison de son caractère élitiste et de la richesse de ses habitants, l’expression « habitant de Césarée » est entrée dans le lexique israélien pour désigner les résidents des quartiers huppés.
Avant la Nakba palestinienne, une ville arabe prospère se trouvait sur les terres aujourd’hui occupées par cette colonie.La ville a été fondée dans les années 1880. En 1891, une colonie appelée Hadera a été établie à proximité par un groupe de Juifs russes. Puis, en 1940, un kibboutz nommé Sdot Yam [Champs marins] a été fondé au sud de la ville. Les colons juifs qui y résidaient étaient connus pour la pêche et la navigation à la voile ; cependant, le kibboutz abritait également un centre d’entraînement clandestin pour les marins des unités secrètes du Palmach, qui opéraient sous couvert d’une installation sportive.
Migration vers le territoire ottoman
Lors du Congrès de Berlin, qui s’est tenu de juin à juillet 1878 avec la participation de l’Empire ottoman et des principales puissances européennes, il fut décidé de placer la région de Bosnie-Herzégovine sous l’administration de l’Empire austro-hongrois. Peu après, des centaines de familles musulmanes émigrèrent de cette région vers le territoire du sultanat ottoman. Ces immigrants venaient principalement de Mostar, l’une des principales villes de la région de l’Herzégovine et celle considérée comme sa capitale culturelle, ainsi que d’autres villes comme Trebinje, Stolac et Čapljina.
Selon certaines estimations, entre 60 000 et 80 000 personnes ont migré vers le territoire ottoman en trois vagues : la première en 1881-1882, après l’imposition du service militaire obligatoire sous le drapeau austro-hongrois ; la deuxième vers 1900-1901, alors que le mouvement de protestation musulman contre les tentatives de christianisation s’intensifiait ; et la troisième entre 1909 et 1910, après l’annexion officielle de la Bosnie-Herzégovine par l’Empire austro-hongrois en 1908.
Après s’être arrêtés d’abord à Istanbul, puis à Izmir, les membres de la première vague de cette migration poursuivirent leur voyage vers le Levant, ou Bilad al-Sham, comme on appelait alors la province de la Syrie ottomane. Ils s’installèrent dans des villages situés en milieu rural autour de Damas, aux abords du désert syrien. Une petite communauté bosniaque vivait déjà au Levant avant la prise de contrôle de la Bosnie-Herzégovine par l’Empire austro-hongrois ; ces migrants étaient venus pour travailler ou en tant que marchands. L’armée ottomane comptait également parmi ses dirigeants plusieurs commandants bosniaques affectés au Levant, dont le plus célèbre était le gouverneur d’Acre, Ahmad Pacha, surnommé Al-Jazzar (« le Boucher »), qui en 1799 affronta l’armée de Napoléon Bonaparte et l’empêcha de franchir les murs de la ville.
Deux ans après leur installation en Syrie, la plupart de ces immigrants ne parvinrent pas à s’acclimater, notamment en raison des températures estivales élevées en bordure du désert syrien. Certains décidèrent de retourner en Anatolie, tandis que d’autres demandèrent à être réinstallés ailleurs au Levant. Les autorités ottomanes décidèrent des lieux de réinstallation en fonction de critères démographiques, stratégiques et économiques. La Palestine étant peu peuplée au XIXe siècle, les Ottomans acceptèrent d’y réinstaller des musulmans bosniaques, ainsi qu’un certain nombre de Circassiens et de Marocains.
Installation à Qisarya
Environ cinquante familles bosniaques s’installèrent à Qisarya, tandis qu’un petit nombre s’établit dans le village de Yanun, dans le district de Naplouse, où un cimetière leur fut dédié, ainsi que dans le village de Rummana, dans le district de Jénine.
La plupart de ces familles bosniaques furent attirées par le site de l’ancienne Césarée maritime [romaine] pour trois raisons principales : le site était une ruine inhabitée, ce qui leur permettait de vivre à l’écart ; il était entouré de terres agricoles fertiles ; et il possédait également un petit port datant de l’époque romaine, leur offrant un accès à la mer et facilitant le commerce.
Ces immigrants vécurent dans la ville de Haïfa et ses environs pendant environ deux ans durant la construction de Qisarya. Celle-ci fut conçue selon le modèle des villes herzégoviniennes proches de Mostar, ce qui la distinguait, par son urbanisme et son architecture, des villes et villages arabes voisins, avec des habitations modernes et de larges rues qui se croisaient. Elle comprenait également une mosquée avec une école offrant aux enfants quatre années de scolarité. Ses habitants faisaient appel aux services d’un instituteur arabe nommé Haj Hassan, qu’ils rémunéraient en plus pour qu’il officie également comme imam de la mosquée. En plus de l’école et du port, qui servait de petit port de commerce, la ville comptait un khan ou caravansérail, un marché et des bureaux de douane.
De nombreux immigrants bosniaques tombèrent malades dans les premières années suivant leur installation à Qisarya, en raison du climat difficile et des effets néfastes des marécages situés à proximité. Durant leurs dix premières années en Palestine, des familles entières furent décimées par la malaria. Au départ, les Bosniaques étaient les seuls habitants du nouveau village de Qisarya, mais les autorités ottomanes y réinstallèrent par la suite sept familles circassiennes, deux familles turques et une famille musulmane bulgare.
Durant leurs premières décennies sur place, les immigrants bosniaques conservèrent leurs vêtements traditionnels ainsi que leur cuisine. Puis, afin de mieux s’assimiler à l’environnement local, ils commencèrent à modifier leur manière de s’habiller et à préparer des plats locaux en plus de leurs recettes traditionnelles. Ils parvinrent à acquérir des terres en dehors de la ville et engagèrent des paysans arabes pour les cultiver ; ces derniers y plantèrent des agrumes, des céréales et des bananes. Les Bosniaques pratiquaient également l’élevage et exerçaient certains métiers artisanaux.
Concernant les mariages, ils s’efforcèrent de maintenir une communauté endogame afin de préserver leur langue, leurs coutumes et leurs traditions. Certains d’entre eux voyagèrent même jusqu’en Anatolie pour chercher des épouses parmi la diaspora bosniaque, ou retournèrent, à partir du milieu des années 1930, dans leur terre d’origine pour s’y marier. Cependant, ils commencèrent progressivement à s’unir avec la population arabe. Avec le temps, les noms de famille bosniaques tels que Lakšić, Begović, Muradović et Jehanović furent abandonnés, et tous adoptèrent un seul et même patronyme : Bushnaq, une arabisation du mot Bošnjak (Bosniaque). Ce nom, indiquant leur origine géographique, demeure encore aujourd’hui le signe distinctif des descendants de ces familles.
La migration bosniaque et l’expulsion forcée de Césarée
La migration bosniaque de Qisarya commença tôt, avant la guerre de 1948 et l’occupation sioniste de la Palestine. Les difficultés d’adaptation au nouveau climat, ainsi qu’un sentiment constant d’insécurité face aux attaques de bédouins fréquentes à l’époque, poussèrent certaines familles à retourner dans leur pays d’origine ou à se déplacer vers un autre endroit au sein du territoire de l’actuelle Turquie, notamment vers la ville d’Adana. Étant donné que Qisarya ne comptait qu’une seule école primaire, beaucoup de familles déménagèrent vers des villes plus grandes comme Haïfa, Tulkarem, Naplouse, Jaffa et Jérusalem, à la recherche d’établissements secondaires pour leurs enfants. En outre, le port de Qisarya perdit de son importance après la construction du port de Haïfa, qui commença après la Première Guerre mondiale. De même, l’inauguration du chemin de fer côtier au sud de Haïfa réduisit également l’importance du village, poussant certains de ses habitants à se déplacer vers de nouveaux endroits où ils pouvaient continuer leurs activités commerciales.
En février 1948, les unités Palmach envahirent la ville de Qisarya, en expulsèrent ses habitants et détruisirent leurs maisons, transformant ainsi le village en une ville morte, ne laissant aujourd’hui que le minaret d’une ancienne mosquée. Ses habitants furent contraints de chercher refuge en Jordanie, en Syrie, au Liban,en Égypte et au Kuwait.
La participation bosniaque à la défense de la Palestine.
L’historien Mohammad M. al-Arnaout affirme que la contribution des Bushnaq et des Albanais qui ont combattu lors de la guerre de 1948 a été négligée dans les travaux de recherche. Il estime que bien qu’ils aient combattu au sein du front arabe, ils ont été marginalisés en tant que groupe après la Nakba.
En 1948, un certain nombre de volontaires bosniaques, comptant entre trois et cinq cents personnes, arrivèrent en Palestine pour participer à sa défense. Parmi eux se trouvaient des officiers et des soldats qui formèrent les Palestiniens à l’utilisation des armes. Ils rejoignirent également l’Armée de libération arabe en tant que spécialistes militaires des explosifs et des mines. Beaucoup d’entre eux furent tués ou blessés lors des batailles d’al-Qastal, de Jaffa et d’al-Malikiyya, entre autres. Certains d’entre eux décidèrent de rester en Palestine après la fin de la guerre, s’installant et fondant des familles dans divers villages et villes palestiniennes.
En ce qui concerne les motifs de ces volontaires venus en Palestine, al-Arnaout souligne trois raisons principales : prouver leur expérience en tant que militaires aguerris, choisir de combattre du côté des victimes, et affirmer leur identité de musulmans européens non neutres.
La contribution des Bosniaques à la vie palestinienne
Les Bosniaques ont joué un rôle actif dans divers aspects de la vie palestinienne. En politique, plusieurs d’entre eux ont été des leaders et des militants influents :
- Ali Bushnaq, qui a travaillé avec Ahmad Jibril pour fonder le Front de libération palestinien en 1959 ;
- Ibrahim Bushnaq, militant politique et social du village de Kafr Manda dans la région de Galilée ;
- Mahmoud, Hussam et Amin Bushnaq, originaires du village de Rummana dans le gouvernorat de Jénine, emprisonnés dans les prisons de l’occupation israélienne ;
- Ramez Bushnaq, également de Kafr Manda, tué lors des événements d’octobre 2000.
Plusieurs Bosniaques, dont des universitaires, artistes, écrivains et journalistes, sont devenus célèbres dans toute la région arabe et à l’international :
- Dr. Mustafa Bushnaq (1887–1974), l’un des fondateurs de l’Université nationale an-Najah à Naplouse et membre du Conseil national palestinien ainsi que de la Chambre des Sénateurs de Jordanie ;
- L’artiste visuel Mohammad Bushnaq (1934–2017), né dans le village de Balad al-Shaykh près de Haïfa. Après la Nakba, lui et sa famille furent contraints de s’installer dans la ville d’Hébron, où il se fit connaître comme peintre et sculpteur talentueux. Il s’installa ensuite au Koweït en 1954 et eut une grande influence sur le mouvement des arts plastiques grâce à sa fondation al-Marsam al-Hurr [L’Atelier Ouvert], fondée à la demande du Conseil de l’éducation koweïtien, prédécesseur du ministère de l’Éducation actuel ;
- Suzanne Bushnaq (1963–), fille de Mohammad Bushnaq, est une peintre éminente vivant au Koweït ;
- La musicienne Suad Bushnaq (1982–), fille d’un père palestinien et d’une mère syrienne, est la première femme arabe au Canada à obtenir un diplôme de premier cycle en composition musicale et orchestration de l’Université McGill (Montréal). Elle a remporté un Hollywood Music in Media Award en 2021 ;
- L’écrivain Abd al-Rahman Bushnaq (1913–1999), né à Qisarya. Il reçut son éducation primaire à Tulkarm et son éducation secondaire au Collège arabe de Jérusalem. Il poursuivit ses études à l’Université américaine de Beyrouth et compléta ses études supérieures aux Universités d’Exeter et de Cambridge en Grande-Bretagne, avant de retourner en Palestine, où il fut nommé professeur de littérature au Collège arabe, puis adjoint du directeur, l’éducateur Ahmad Samih al-Khalidi. Après la Nakba, il s’installa à Amman, où il travailla comme directeur général de la Fondation Abd al-Hamid Shuman. En 1963, il fut sélectionné pour être membre de la Commission royale des affaires éducatives de Jordanie et de l’Académie jordanienne de la langue arabe ;
- Le journaliste Mohammad Bushnaq, le premier présentateur palestinien à la station de radio Huna al-Quds [Ceci est Jérusalem], qui commença ses émissions en 1936.
L’intégration des Bosniaques dans le peuple palestinien
Au début, les immigrants bosniaques s’accrochaient à leur culture d’origine et à leur langue maternelle ; les femmes transmettaient la langue serbo-croate qu’elles parlaient à leurs enfants. Cependant, au fil du temps, la plupart d’entre eux perdirent leur langue d’origine. Cela contrastait avec d’autres groupes ethniques qui migrèrent vers le Levant (y compris la Palestine), tels que les Tchétchènes et les Circassiens, peut-être en partie parce que ces derniers maintenaient une certaine distance avec la population arabe locale, ce qui les aida à préserver leur identité distincte. Ils étaient aussi musulmans par religion, comme la grande majorité de la population palestinienne, et contrairement aux immigrants allemands et juifs, ne jouissaient pas des privilèges accordés aux citoyens des pays européens vivant dans l’Empire ottoman. Par la suite, les autorités du mandat britannique les classèrent dans le recensement de la population comme musulmans sunnites, et ils adoptèrent massivement le nom de famille Bushnaq.
Pendant la Nakba, ils vécurent l’expérience de l’expulsion et de l’exil comme d’autres Palestiniens et, comme eux, ils avaient le statut juridique de réfugiés palestiniens. Ces facteurs ont tous contribué à leur assimilation dans le milieu arabe palestinien, tout en préservant certains traits culturels et ethniques distinctifs.
Aujourd’hui, ils sont perçus comme des Palestiniens aux yeux de leurs voisins arabes, qui les considèrent comme une partie intégrante du peuple arabe palestinien. Au point que l’on peut dire qu’après plus de cent ans depuis leur arrivée en Palestine, il ne reste que peu de choses de leur passé et de leurs origines, à l’exception de leur nom de famille.
Maher Charif
Article original publié en anglais pour l’Encyclopedie Interactive de la Question Palestinienne (Palquest.org)
Bibliographie sélective:
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Gendron, Guillaume. “En Israël, le ghetto de riches, l’enclave palestinienne et le mur de terre” Libération, 19 May 2020.
Huot, Jean-Louis. “Jean Mesqui, Césarée maritime, ville fortifiée du Proche-Orient,” Syria, no.92 (2015): 487–92.
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