Le 9 mars 2025, Mahmoud Khalil a été enlevé par des agents de l’ICE (Service de l’Immigration et des Douanes) et emmené dans un lieu inconnu, pour finalement se retrouver dans un centre de détention en Louisiane. Son cas a été le premier d’une longue série de tentatives du gouvernement américain et de sa Gestapo pour menacer, faire taire et expulser les voix solidaires de la Palestine dans ce que certains ont surnommé « la peur palestinienne » : rendre les critiques expulsables au nom d’un agenda suprémaciste blanc et pro-sioniste.
On voit la logique raciste des frontières instrumentalisée à des fins politiques. Ces cas qui se multiplient sont alarmants, mais pas inédits. Ils ressemblent beaucoup au cas des Los Angeles Eight, arrêtés en 1987 et menacés d’expulsion pour leur activisme propalestinien[1]. Comme le souligne Noura Erakat reprenant la formulation d’Aimé Césaire, ces événements pourraient être compris comme un « effet boomerang » : la violence et la répression rendues possibles dans les colonies se manifestent dans la métropole et donnent un nouveau souffle aux États autoritaires en renforçant les institutions carcérales, de la police et de l’armée à la sécurité aux frontières[2]. Comme nous le montrerons plus bas, le génocide en cours à Gaza mené au nom de la « sécurité » israélienne déclenche un boomerang colonial aux Etats-Unis et en Europe, où les mécaniques racistes de déportation sont alimentées en grande partie par la principale exportation d’Israël : les technologies de surveillance et d’apartheid.
Dans cet article, nous soutenons que les politiques et la mise en œuvre par Israël du nettoyage ethnique et du génocide ont des répercussions mondiales. Les logiques et les pratiques frontalières sionistes sont à la fois expansionnistes et restrictives. Au Moyen-Orient, les aspirations expansionnistes du projet sioniste s’étendent au-delà de la Palestine historique dans les espaces nationaux souverains, du « fleuve d’Égypte à l’Euphrate« , en dépassant les frontières provisoires de l’actuel État d’Israël[3].
Dans le même temps, cet ethno-État expansionniste restreint les territoires disponibles pour les peuples autochtones de la région, en les confinant dans des réduits géographiques assiégés, en limitant leurs mouvements et en intensifiant leur exclusion, jusqu’à leur possible extermination. Au niveau mondial, les discours sionistes, les activités de lobbying, les relations diplomatiques et commerciales intègrent et renforcent les régimes frontaliers racistes dans d’autres pays. Le projet colonial d’Israël est capitaliste jusqu’à la moelle, profondément imbriqué dans un système mondial d’accumulation. Il exporte des technologies de surveillance, d’incarcération et d’oppression dans le monde entier pour limiter, sécuriser et criminaliser les mouvements migratoires.
La pratique frontalière sioniste au Moyen-Orient
Conformément à ses fondements et à ses pratiques étatiques, le projet sioniste vise à établir un « Grand Israël » par l’annexion d’au moins toutes les terres palestiniennes, en plus du Liban, de la Jordanie, de la Syrie et de parties de l’Irak, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte actuels. Cela est inscrit dans les « lois fondamentales » d’Israël, qui servent de cadre quasi constitutionnel à l’État, dans lequel Israël ne reconnaît pas de frontières définies, ni dans les discours politiques ni dans les plans militaires. En d’autres termes, elles dessinent une frontière en devenir. Au moment où nous écrivons ces lignes, les forces israéliennes restent présentes sur le territoire souverain du Liban, envahissent des terres en Cisjordanie (déplaçant massivement quarante mille Palestiniens) et s’enfoncent de plus en plus profondément dans les territoires syriens.[4]
Dans les territoires palestiniens occupés, les politiques ethnocratiques israéliennes continuent de restreindre les mouvements – et la vie – des Palestiniens en Cisjordanie. La construction du mur de l’apartheid (« mur de sécurité ») continue d’annexer des terres supplémentaires en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, enclavant davantage les villages palestiniens. Ces restrictions sont aggravées par l’intensification des campagnes de démolition de maisons et de confiscation des biens menées par l’État israélien, les colons étant protégés à la fois par la police et l’armée, ce qui laisse les Palestiniens sans recours juridique ni protection.[5]
Pour faire avancer son projet expansionniste, Israël met en place un certain nombre de conditions et de restrictions à travers une multitude de dispositifs (im)mobiles, notamment les laissez-passer, des points de contrôle mobiles et permanents, des routes de contournement, des clôtures, des portails métalliques électroniques et des zones de sécurité. Les Palestiniens doivent obtenir des permis pour vaquer à leurs occupations quotidiennes (aller à l’école, au travail ou à l’hôpital), passant une grande partie de leur temps à attendre d’obtenir des autorisations non garanties pour franchir des portails militarisés. Depuis 2007, Gaza est soumise à un siège total terrestre, maritime et aérien, bien avant le début du génocide en 2023.[6] Ce siège a transformé Gaza en ce que de nombreuses organisations de défense des droits humains ont qualifié de prison à ciel ouvert, contrôlant et empêchant fréquemment le passage des produits de première nécessité, imposant des conditions de « mort lente » et un régime alimentaire déficitaire en calories[7]. Comme l’écrit Rabea Eghbariah, ces pratiques coloniales – occupation, fragmentation, apartheid et génocide – constituent une poursuite de la Nakba : le déplacement massif et la dépossession des Palestiniens pendant et depuis la création d’Israël en 1948[8].
Cette expansion coloniale n’est pas accidentelle, mais repose sur une logique coloniale qui prône ouvertement la conquête territoriale et le remplacement démographique. Dans un article révélateur, aujourd’hui supprimé, publié dans le journal « centriste » Times of Israel et intitulé « Lebensraum Needed for Israel’s Exploding Population » (L’espace vital nécessaire à la population en pleine explosion d’Israël), l’auteur défend l’annexion et la colonisation de la Cisjordanie comme étant « nécessaires » pour faire de la place aux colonies (illégales) en pleine expansion[9]. Lebensraum, qui signifie « espace vital » en allemand, était la politique officielle des nazis visant à étendre leurs acquisitions territoriales parallèlement à leur domination raciale. Ces politiques ne reflètent pas simplement l’opinion d’un journal, mais plutôt l’idéologie même du sionisme.
Dès sa création, Israël a nié la possibilité d’une coexistence avec la population indigène de Palestine, car il cherchait à établir un « État juif ». Comme l’a fait remarquer Aimé Césaire, le fascisme était une violence impériale qui revenait au pays, le « boomerang » du colonialisme qui frappait l’Europe elle-même. « Ce que [l’Europe] ne peut pardonner à Hitler, écrit Césaire dans Discours sur le colonialisme, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique » [10]. Dans ce cadre, l’Holocauste n’est pas une rupture avec la modernité coloniale, mais son aboutissement en tant que forme de violence coloniale tournée vers l’intérieur.
Le sionisme a gagné du terrain dans ce contexte, en s’appuyant sur la dévastation subie par les Juifs européens pour revendiquer moralement et politiquement la Palestine[11]. Mais plutôt que de revenir comme un boomerang, cette violence a ricoché, en prenant la forme d’un projet sioniste en Palestine présentant la conquête coloniale comme une forme de réparation historique. Naomi Klein exprime clairement cette dynamique dans Doppelganger : A Trip into the Mirror World :
Alors que les puissances européennes ont colonisé à partir d’une position de force et d’une revendication de supériorité donnée par Dieu, la revendication sioniste sur la Palestine après l’Holocauste était fondée sur l’inverse : la victimisation et la vulnérabilité des Juifs. L’argument tacite avancé par de nombreux sionistes à l’époque était que les Juifs avaient gagné le droit à une exception au consensus décolonial, une exception née de leur quasi-extermination très récente. La version sioniste de la justice disait aux puissances occidentales : si vous avez pu établir vos empires et vos nations coloniales par le nettoyage ethnique, les massacres et le vol de terres, alors c’est de la discrimination de dire que nous ne pouvons pas le faire. Si vous avez chassé les habitants indigènes de vos terres ou de vos colonies, alors il est antisémite de dire que nous ne pouvons pas le faire. C’était comme si la quête de l’égalité était redéfinie non pas comme le droit d’être libre de toute discrimination, mais comme le droit de discriminer. Le colonialisme présenté comme une réparation pour le génocide[12].
Ce récit d’une victimisation exceptionnelle, ancré dans les expériences génocidaires des Ashkénazes, a longtemps occulté l’histoire des Juifs non européens, alors même que le sionisme s’appuyait sur leur présence démographique pour peupler l’État colonisateur tout en les soumettant à des hiérarchies raciales systémiques[13]. De cette manière, le sionisme ne se contente pas de reproduire la violence coloniale à l’extérieur, envers les Palestiniens, mais l’inscrit également à l’intérieur, à travers une stratification interne, avec la formation et l’exploitation de classes racialisées[14]. À propos de cet anachronisme de victimisation perpétuelle, Ussama Makdisi note que « alors que les Juifs d’Europe ont été victimes de l’antisémitisme occidental qui a culminé avec l’Holocauste, les Palestiniens restent les victimes des sionistes juifs israéliens et de leurs partisans, facilitateurs et alliés en Occident, y compris les sionistes chrétiens[15]». Dans cette configuration, l’expiation continue de l’Europe pour ses crimes, exprimée par des postures « anti-antisémites », est de plus en plus utilisée comme arme pour justifier les pratiques racistes de contrôle des frontières. Dans ce processus, les discours racistes sur les frontières réinscrivent un nouveau « choc des civilisations », dans lequel la culpabilité nationale de l’Europe est projetée sur la figure du migrant arabe/musulman/racialisé, exorcisée par la mise en œuvre de l’expulsion de la menace « étrangère ».
« Exportation » de la frontière
Au-delà du Moyen-Orient, les logiques frontalières sionistes s’intègrent désormais parfaitement aux régimes frontaliers suprémacistes blancs basés sur le même ensemble de discours et de pratiques racistes. De nombreuses recherches soulignent déjà les similitudes entre les pratiques frontalières violentes d’Israël et les dynamiques analogues de racisme et de surveillance racialisée dans d’autres nations.
En fait, l’infrastructure de surveillance et de sécurité post-11 septembre aux États-Unis s’est inspirée à bien des égards des points de contrôle israéliens et des stratégies plus larges de sécurité aux frontières. Comme le soulignent avec pertinence Abu-Laban et Bakan, « la lutte palestinienne est aujourd’hui devenue un signifiant du ‘choc des civilisations’ et de la ‘guerre contre le terrorisme’ d’une manière qui se répercute en dehors d’Israël/Palestine[16] ». La figure racialisée du « terroriste palestinien », au cœur du discours sécuritaire israélien depuis 1948, est devenue un archétype mondial dans le discours antiterroriste post-11 septembre. Après le 11 septembre, cette figure a été intégrée dans une reconstruction plus large du terroriste musulman/arabe en tant qu’ennemi commun d’Israël et des démocraties libérales occidentales, légitimant l’expansion des régimes de surveillance, des contrôles aux frontières, du profilage racial et des régimes d’exception. L’image qu’Israël se fait de lui-même en tant que victime perpétuelle a été projetée sur les États-Unis et l’Occident, en renforçant les idéologies islamophobes et en justifiant l’érosion des garanties procédurales, de la neutralité juridique et de la protection des droits humains.
Dans ce contexte, Israël s’est positionné comme une autorité mondiale en matière de lutte contre le terrorisme, exportant activement ses pratiques de sécurité à l’étranger – un processus décrit comme l’israélisation de la surveillance. Les forces de police d’Amérique du Nord et d’Europe se tournent de plus en plus vers les programmes de formation israéliens, avec des conséquences fatales. La militarisation des frontières a été facilitée par le soutien matériel et immatériel d’Israël, qui a formé les services de contrôle de l’immigration et des douanes (ICE) et la police des frontières (CBP), en plus de diffuser les mêmes idéologies de contrôle des frontières et de profilage racial, éprouvées depuis des décennies sur les Palestiniens[17].
Cette diffusion mondiale de la doctrine sécuritaire israélienne reflète la « palestinisation » du contrat racial, selon lequel les individus racialisés – citoyens et non-citoyens confondus – sont traités comme des menaces inhérentes sous le prétexte de la lutte contre le terrorisme. Ainsi, au-delà des similitudes entre les nations, l’utilisation des technologies de contrôle de la population, de surveillance et d’expulsion renforce mutuellement le nationalisme exclusif dans tous les contextes nationaux. Plutôt que de simplement se ressembler, ces « cas » nationaux se constituent mutuellement à travers des réseaux complexes de relations coloniales, raciales et capitalistes.
À Amsterdam, les provocations racistes des supporters israéliens du Maccabi lors des événements du 6 novembre 2024 de l’UEFA Europa League ont donné lieu à des mensonges sur le « pogrom qui n’a pas eu lieu », mais ont aussi conduit à l’amplification des sentiments xénophobes anti-migrants existants[18]. En Allemagne, l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme non seulement donne une image fausse des Juifs comme un groupe monolithique incarné par Israël et contribue à réprimer le militantisme pro-palestinien, mais sert également d’outil pour faire avancer les agendas anti-immigrés, antimusulmans et nationalistes blancs[19]. Au Canada, malgré les restrictions systémiques et le racisme anti-palestinien inhérents au programme gouvernemental de visas de résident temporaire (TRV), le Centre pour les affaires israéliennes et juives (CIJA) fait pression sur le gouvernement canadien pour qu’il limite les quotas déjà maigres accordés aux proches des Gazaouis, afin de s’assurer qu’aucun Palestinien ne puisse échapper au génocide en se réfugiant au Canada[20]. Dans leur lettre, les « préoccupations » concernant la « sécurité des frontières » sont juxtaposées à un titre annonçant l’arrestation de deux hommes présumés affiliés à l’Etat Islamique. Ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres où la lutte contre un prétendu « antisémitisme » (dans les faits toute critique des atrocités commises par Israël ou de son colonialisme de peuplement) s’accompagne d’une incitation virulente au racisme anti-palestinien et à l’islamophobie[21].`
Ces efforts ne sont pas isolés. Dans plusieurs États colonisateurs et régimes ethno-nationalistes, les organisations et les responsables sionistes se sont appuyés sur les structures locales de violence raciale pour justifier la répression des Palestiniens par Israël et pour construire des alliances transnationales fondées sur une logique commune d’exclusion. Un haut responsable de l’ICE a récemment révélé qu’ils s’appuyaient sur le site anti-palestinien Canary Mission (financé en partie par les services de renseignement israéliens) pour cibler les étudiants en vue de leur expulsion[22]. Le groupe d’extrême droite Betar US a ouvertement revendiqué la compilation d’une « liste d’expulsion » pour la croisade anti-immigrés de l’administration Trump, qui comprenait les noms de centaines d’étudiants internationaux[23]. La logique qui sous-tend ces actions trouve un écho dans d’autres justifications rhétoriques de la violence. Commentant la Grande Marche du retour de 2018, le directeur national émérite de l’Anti-Defamation League a déclaré : « Posez-vous la question suivante : « Si les Mexicains se rassemblaient à la frontière et marchaient, qu’importe qu’ils soient un million ou 20 000, que ferait l’Amérique ? » Vous savez, d’abord, ils essaieraient les gaz lacrymogènes, […] puis ils finiraient par tirer[24]».
Dans les faits, il s’agit d’un processus d’identification à la suprématie blanche aux États-Unis, en lui faisant appel pour justifier les crimes de guerre israéliens. En Inde, les relations croissantes entre Netanyahu et le gouvernement Modi, partisan de l’idéologie de l’Hindutva, ont abouti à la signature d’un accord bilatéral de mobilité en 2023, dans lequel Israël privilégie explicitement le recrutement de main-d’œuvre hindoue en Inde, excluant les musulmans par crainte d’une solidarité pro-palestinienne. Cette préférence reflète le rapprochement croissant entre Israël et l’Inde en tant qu’États ethnocratiques, malgré les démentis officiels de tout préjugé ethnoreligieux[25].
L’occupation prolongée des territoires palestiniens par Israël a fait du pays un leader mondial dans le domaine des technologies militaires et de surveillance, qui utilise ces territoires comme laboratoire pour les armes et les systèmes de surveillance, mais aussi comme tremplin pour un marché mondial du contrôle militarisé[26]. Le rapport du 30 juin 2025 de la rapporteuse spéciale des Nations unies Francesca Albanese parle de passage d’une économie d’occupation coloniale à une économie de génocide, avec une base de données de près de mille d’entités commerciales complices tirant profit du déplacement des Palestiniens, des massacres, des déplacements et de la destruction des infrastructures. Cette économie du génocide – dans laquelle les entreprises adaptent leurs opérations pour devenir des composantes d’une machine de mort de masse – n’est pas une aberration mais une caractéristique du capitalisme mondial qui fonctionne par la violence racialisée, l’enfermement et la dépossession, transformant l’extermination en accumulation. Comme l’explique Albanese :
Après octobre 2023, les armes et les technologies militaires utilisées pour faire avancer l’expulsion des Palestiniens sont devenues des outils de massacre et de destruction massive, rendant Gaza et certaines parties de la Cisjordanie inhabitables. Les technologies de surveillance et d’incarcération, habituellement utilisées pour appliquer la ségrégation/l’apartheid, sont devenues des outils permettant de cibler sans discernement la population palestinienne. Les engins précédemment utilisés pour démolir des maisons, détruire des infrastructures et saisir des ressources en Cisjordanie ont été réutilisés pour raser le paysage urbain de Gaza, empêchant les populations déplacées de revenir et de se reconstituer en tant que communauté[27].
Bon nombre des mêmes entreprises citées dans le rapport d’Albanese – Amazon, Microsoft, Palantir et Google – sont également des contractants majeurs pour l’application de la loi sur l’immigration, la surveillance carcérale et la police prédictive aux États-Unis[28]. Ces géants de la technologie ne se contentent pas d’opérer en parallèle : ils contribuent à unifier les infrastructures de répression qui s’étendent des centres de détention de l’ICE à Gaza assiégée. En fournissant des logiciels de police prédictive, des services cloud et des outils d’intelligence artificielle à l’ICE et à l’armée israélienne, ils permettent le fonctionnement d’un circuit transnational de violence racialisée qui relie la logique carcérale du contrôle de l’immigration américain à la machine d’extermination en Palestine. Il ne s’agit pas d’une exportation à sens unique, mais plutôt d’une boucle de rétroaction dans laquelle les méthodes de répression développées en Palestine sont affinées, redéployées et réimportées à travers les frontières militarisées à l’échelle mondiale.
Tout comme Israël empiète sur les terres des nations voisines par le biais de « zones tampons » (autrement dit, en occupant leurs territoires), les États-Unis ont établi leur propre version d’une zone tampon entre les terres amérindiennes de la nation Tohono O’odham en Arizona et l’État mexicain de Sonora afin de surveiller les passages frontaliers. Servant de mur frontalier high-tech, la mise en place de l’infrastructure israélienne Elbit Systems a perturbé ces terres amérindiennes, violant les sites funéraires ancestraux, car les membres de la communauté sont contraints de vivre dans une zone hautement sécurisée et militarisée[29]. De la région MENA à l’Inde et au Salvador, en passant par le « bloc colonialiste », le « complexe industriel frontalier » d’Israël représente « la convergence entre la surveillance des frontières, la militarisation et les investissements privés »[30].
Le sionisme fonctionne comme un racisme des frontières, sans frontières : il impose des frontières raciales rigides à travers la construction d’un État ethnocratique, en déplaçant et en excluant au nom de l’expansion territoriale. Mais les logiques et les technologies de violence raciale qu’il génère ne se limitent pas aux frontières provisoires de l’État israélien. Grâce aux exportations militaires, aux alliances diplomatiques et aux affinités idéologiques, les pratiques sionistes voyagent et circulent à travers les infrastructures de sécurité mondiales, et s’intègrent dans les grammaires existantes de la suprématie blanche et de l’islamophobie. Ce faisant, le sionisme étend et intensifie les régimes raciaux, contribuant à renforcer la surveillance, le contrôle policier et l’exclusion des populations racialisées, en particulier celles rendues suspectes par les récits transnationaux les érigeant en menaces. La colonisation de la Palestine par Israël et l’économie politique de l’occupation, de l’apartheid et du génocide sur laquelle elle repose ne fonctionnent pas simplement en parallèle avec le capitalisme racial mondial : elles y sont matériellement ancrées et soutiennent et reproduisent sa logique violente au-delà des frontières. Ainsi, le sionisme est à la fois un projet de construction de la frontière et un véhicule pour le contrôle racial au-delà des frontières.
Vers une solidarité politique antisioniste transnationale
Comme nous l’avons soutenu, les aspirations étatiques transnationales du sionisme sont à la fois expansionnistes et restrictives. Son projet de colonisation ethnocratique étend l' »espace national » par des pratiques frontalières d’élimination au Moyen-Orient. L’exportation des logiques et des technologies frontalières sionistes favorise et intensifie les régimes d’immobilité xénophobes, orientalistes et islamophobes dans le monde. L’idéologie sioniste et ses pratiques réelles (re)produisent la dépossession et les déportations racistes à domicile et à l’extérieur, en Palestine historique et au niveau transnational.
Nous avons besoin d’une répudiation mondiale du sionisme, et de cultiver une solidarité transnationale enracinée dans une politique antiraciste, anticapitaliste et de justice pour les migrants. La solidarité entre mouvements anti-frontières et antisioniste doit passer d’un alignement symbolique à une véritable convergence, par une action collective soutenue. Cela nécessite de détruire les barrières qui séparent nos domaines de lutte et de forger un front uni contre les systèmes interconnectés du capitalisme racial, du colonialisme et de l’impérialisme des frontières[31]. Il ne s’agit pas d’un simple idéal théorique, mais d’une nécessité politique : la liberté de circuler, la liberté de rester et la liberté de retourner sont indissociables, et ce n’est qu’en renforçant la solidarité transnationale que ces libertés pourront être rétablies.
La logique frontalière du sionisme, fondée sur la spoliation racialisée des terres, l’ingénierie démographique et la criminalisation de la mobilité, trouve un écho dans les architectures carcérales des États colonisateurs comme le Canada et les États-Unis. Les technologies frontalières israéliennes, les systèmes de contrôle des foules, les logiciels de surveillance et les tactiques policières sont activement exportés et testés sur les populations racialisées et indigènes à travers le monde. À leur tour, les régimes d’expulsion, la chasse aux réfugiés et l’incarcération de masse sont façonnés par une logique sécuritaire mondialisée qui relie la violence étatique en Palestine aux luttes des migrants et des indigènes ailleurs.
Un travail politique concret doit rendre ces liens lisibles, identifiables et significatifs. Cela passe par des campagnes unitaires contre les programmes d’échange militaires et policiers entre Israël et les États occidentaux, des réponses coordonnées aux expulsions et aux incarcérations qui mettent en évidence le rôle du complexe militaro-industriel sioniste dans la construction des infrastructures de surveillance, et des actions collectives faisant le lien entre la criminalisation de la dissidence pro-palestinienne et la répression des militants pour les droits des migrant[32].
Comme l’a dit Mahmoud Khalil après sa détention par l’ICE : « Qu’est-ce que ma détention dit sur l’Amérique[33]? » Bien qu’il soit désormais libéré, son procès en vue de son expulsion se poursuit dans le cadre d’une répression étatique plus large qui vise tous ceux qui osent s’élever contre l’empire. Son cas, comme ceux de Rümeysa Öztürk, Badar Khan Suri et des milliers de migrants criminalisés dans les États colonisateurs, révèle comment les régimes carcéraux et frontaliers de l’État sont conçus pour isoler et réprimer. Ces tactiques ne sont pas nouvelles : elles sont le produit d’un schéma de longue date dans lequel la solidarité avec la Palestine a été endiguée par la surveillance, la répression et la criminalisation, précisément en raison du pouvoir que ces solidarités ont exercé à travers le temps et l’espace.
Les mouvements de solidarité avec la Palestine ont en fait une longue expérience. Loin d’être un phénomène récent, ils sont enracinés dans les luttes internationalistes, en particulier à l’époque des mouvements de libération du tiers monde, lorsque la Palestine est apparue comme un nœud central de la résistance mondiale. À partir des années 1960, la libération de la Palestine n’était plus considérée comme une cause unique ou isolée, mais comme s’inscrivant dans un horizon anticolonial et anti-impérialiste plus large, étroitement lié aux luttes menées à travers l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine et les nations indigènes résistant à l’occupation coloniale. Cet héritage est aujourd’hui perpétué par des mouvements tels que Black Lives Matter, Idle No More et les protecteurs de l’eau à Standing Rock, qui ont mis en évidence comment le racisme anti-Noirs, la dépossession des peuples indigènes et la destruction de l’environnement sont liés aux mêmes systèmes mondiaux qui permettent le colonialisme sioniste. Ces mouvements nous rappellent que la résistance locale est toujours imbriquée dans des circuits transnationaux de pouvoir et de possibilités.
Comme nous le rappelle le mouvement syndical, le patron est souvent le meilleur moteur pour l’organisation. C’est le cas ici également : la violence de l’État met à nu les logiques partagées d’immobilité racialisée et de domination coloniale, et ce faisant, elle catalyse involontairement de nouvelles solidarités. Cela est devenu particulièrement visible dans le mouvement ouvrier, où les dockers et les travailleurs de la logistique ont refusé de charger ou de décharger des cargaisons liées à l’apartheid et au génocide israéliens[34].
Ces résistances ne sont pas seulement des actes de protestation ; elles constituent un refus concret d’être complices et sont le signe d’une prise de conscience croissante des liens entre l’exploitation des travailleurs, la militarisation des frontières et l’occupation coloniale. Dans cette convergence réside la possibilité d’une solidarité transnationale, abolitionniste et anticoloniale suffisamment puissante pour remettre en question les frontières du présent. Comme les militants et les peuples du monde entier l’ont scandé ces derniers mois : aucun d’entre nous ne sera libre tant que la Palestine ne sera pas libérée !
Rawan Abdelbaki est militante et doctorante en sociologie à L’Université York au Canada.
Rana Sukarieh est professeure adjointe de sociologie à l’Université américaine de Beyrouth. Ses recherches portent sur les relations de solidarité avec les Palestiniens au Canada et sur l’économie de la solidarité dans le monde arabe.
Article traduit par la Rédaction du PIR. Publication originale en anglais sur Spectre Journal.
[1] David Cole, “Mahmoud Khalil and the Last Time Pro-Palestinian Activists Faced Deportation,” New Yorker, 18 mars 2025
[2] Noura Erakat, “The Boomerang Comes Back,” Boston Review, 28 février 2024
[3] Theodor Herzl, The Complete Diaries of Theodor Herzl, ed. Raphael Patai (New York: Herzl Press and Thomas Yoseloff, 1960)
[4] Mariam Barghouti, “State of Siege: Israel Is Conducting Its Largest Mass Expulsion Campaign in the West Bank Since 1967,” DropSite News, 6 mars 2025.
[5] Mohamed El-Kurd, “Tomorrow My Friends and Neighbors May Be Forced Form Our Homes By Israeli Settlers,” Nation, 20 novembre 2020,
[6] Francesca Albanese, “Anatomy of a Genocide,” Human Rights Council, A/HRC/55/73/, 1 Juillet 2024
[7] Gaza: Israel’s ‘Open-Air Prison, Human Rights Watch, June 14, 2022,; Amnesty International, Israel’s Apartheid against Palestinians: Cruel System of Domination and Crime against Humanity (London: Amnesty International, 2022); “The Gaza Strip”, B’Tselem, 11 novembre 2017
[8] Rabea Eghbariah, “Toward Nakba as a Legal Concept,” Columbia Law Review 124, no. 4 (May 2024): 887–992
[9] Dan Ehrlich, “Lebensraum Needed for Israel’s Exploding Population,” Times of Israel (blog), 4 décembre 2024, archive ici. Voir Maya Mehrara, “Israel needs ‘Lebensraum’ Says Blog by Major National Newspaper,” Newsweek, 6 décembre 2024,
[10] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine (1955)
[11] Zachary Foster, “The Forgotten History of Jewish Anti-Zionism,” Palestine Nexus, 13 mai 2024
[12] Naomi Klein, Doppelganger: A Trip into the Mirror World (New York: Farrar, Straus and Giroux, 2023), 270.
[13] Mari Cohen, “Can Genocide Studies Survive a Genocide in Gaza?” Jewish Currents, 19 décembre 2024; Ella Shohat, “ Sephardim in Israel, Zionism from the standpoint of its Jewish victims,” Social Text, no. 19–20(1988); Avi Shlaim, Three Worlds: Memoirs of an Arab-Jew (London: Oneworld Publications, 2024); Massoud Hayoun, When We Were Arabs: A Jewish Family’s Forgotten History (New York: The New Press, 2019).
[14] Jake Romm, “Idée Fixe: Holocaust Trauma and Zionist exterminationism,” Parapraxis, July 2025 ; Tom Mehager, “Yes Mizrahim support the right. But not for the reasons you think,” +972 Magazine, 27 février, 2020, https://www.972mag.com/mizrahim-right-wing-ashkenazi-supremacy/.
[15] Ussama Makdisi, “On the Victims of the Victims,” Jewish Currents, 17 Janvier 2025.
[16] Yasmeen Abu-Laban and Abigail B. Bakan, “The ‘Israelization’ of Social Sorting and the ‘Palestinianization’ of the Racial Contract: Reframing Israel/Palestine and the War on Terror,” in Surveillance and Control in Israel/Palestine: Population, Territory, and Power, ed. Elia Zureik, David Lyon, and Yasmeen Abu-Laban (New York: Routledge, 2011), 280.
[17] Jewish Voice for Peace, “Immigration and Customs Enforcement (ICE) and Deadly Exchange,” Deadly Exchange.
[18] Sana Saeed, “No, There Were No Antisemitic Pogroms in Amsterdam. Here’s What Really Happened,” Mondoweiss, 9 novembre 2024.
[19] Josephine Becker, “Germany then and now: Guilt, white supremacy and sustaining genocide, from the far-right to the radical left,” Human Geography 18, no. 1 (2025): 70-77; “Bad Memory,” Jewish Currents, 5 juillet 2023.
[20] Canadians for Justice and Peace in the Middle East (CJPME), Intended to Fail: Systemic Anti-Palestinian Racism and Canada’s Gaza Temporary Resident Visa Program (Montreal: CJPME, 2024)
[21] Faisal Bhabha, “Fighting Anti-Semitism by Fomenting Islamophobia: The Palestine Trope, A Case Study,” in Systemic Islamophobia in Canada: A Research Agenda, ed. Anver M. Emon (Toronto: University of Toronto Press, 2023).
[22] Michael Arria, “ICE Official: ‘We Used Canary Mission to Find Students to Target for Deportation,’” Mondoweiss, 9 Juillet 2025 ; James Bamford, “Who Is Funding Canary Mission? Inside the Doxxing Operation Targeting Anti-Zionist Students and Professors,” Nation, 22 décembre 2023.
[23] Anna Betts, “Pro-Israel group says it ‘has deportation list’ and has sent ‘thousands’ of names to Trump officials,” Guardian, 14 mars 2025
[24] United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East (UNRWA), Gaza’s “great march of return—one year on—impact on palestine refugees and unrwa services (Amman: UNRWA, 2019); Erin Axelman and Sam Eilertstein, Israelism, directed by Erin Axelman and Sam Eilertsen (Tikkun Olam Productions, 2023)
[25] Michelle Buckley and Paula Chakravartty, “Labor and the Bibi-Modi ‘Bromance,’” Boston Review, 11 avril 2024.
[26] Antony Loewenstein, The Palestine Laboratory: How Israel Exports The Technology of Occupation Around the World (Verso Books, 2024).
[27] Francesca Albanese, “Report of the Special Rapporteur on the Situation of Human Rights in the Palestinian Territories Occupied since 1967 (Advance unedited version),” Human Rights Council, A/HRC/59/23, 16 juin 2025
[28] Surveillance Resistance Lab, “Who’s Behind ICE?: The Tech and Data Companies Fueling Deportations” (Surveillance Resistance Lab)
[29] Lowenstein, op.cit.
[30] Rashid I. Khalidi and Sherene Seikaly, “From the Editors,” Journal of Palestine Studies 51 no. 1 (2022): 1–3,; Rhys Machold, Fabricating Homeland Security: Police Entanglements across India and Palestine/Israel (Stanford: Stanford University Press, 2024); Itxaso Domínguez de Olazábal, “Interwoven Dynamics of Israel and El Salvador as Nodes in a Global Carceral Archipelago Dominated by US Imperialism,” Middle East Critique (2025): 1–23; Craig Mokhiber, “WEOG: The UN’s Settler-Colonial Bloc,” Foreign Policy in Focus, 4 Septembre 2024; Petra Molnar, “All Roads Lead to Jerusalem: A Lucrative Border Industrial Complex,” Transnational Institute, 19 décembre 2023.
[31] “L.A. Under Siege: Trump Sends in National Guard as Protests Continue over Militarized ICE Raids,” Democracy Now!, 9 juin 2025.
[32] “‘This Is All Retaliatory’ : Judge Blocks Mahmoud Khalil’s Deportation as Trump Vows More Arrests,” Democracy Now!, 11 mars 2025.
[33] Mahmoud Khalil, “What Does My Detention by ICE Say About America?” Washington Post, 17 avril 2025,
[34] Rafeef Ziadah and Katy Fox-Hodess. “European Dockworkers Refuse to Load Weapons Aimed at Palestine,” Labor Notes, 12 juin 2025; Ashok Kumar, “Morocco’s powerful port workers union seeks to block Maersk’s ‘military shipment’ to Israel,” New Arab, 15 Avril 2025; Basma El Atti, “Indian Port Workers Refuse to Load Weapon’s for Israel’s War, ” Jacobin, 21 février 2024







