En 1967, l’Australie prévoit néanmoins de se rendre en Afrique du Sud pour y disputer un match de rugby contre les Springboks. Ces derniers font savoir qu’ils refuseront que l’équipe australienne aligne pour l’occasion des joueurs noirs dans ses rangs. Face à cette exigence, la fédération australienne préfère décliner l’invitation et annule la rencontre. Les Springboks ne resteront toutefois pas le bec dans l’eau bien longtemps car la fédération française de rugby est heureuse de faire savoir que l’effectif de l’équipe de France est intégralement composé de joueurs bien blancs et que rien ne s’oppose donc à ce qu’elle remplace au pied levé les australiens défaillants. Les tournées de l’équipe de France en Afrique du Sud deviennent alors fréquentes, durent parfois plusieurs semaines, sans que rien de la situation politique sud-africaine ne semble venir troubler la quiétude et la parfaite cordialité des relations qu’entretiennent les deux fédérations. Le rugby français est alors le meilleur allié sportif de Pretoria et se porte seul ou presque, au secours de son isolement.
Face aux (rares) critiques qui commencent à s’élever, la fédération française de rugby proteste de la neutralité et de l’indépendance du sport par rapport au politique. Elle justifie pourtant le bien fondé de sa présence par d’autres arguments politiques, et même, par des arguments militants. Boycotter le sport sud-africain serait tout à fait contre-productif. Accepter de les rencontrer, de les inviter en France permettrait en revanche d’encourager les sud-africains au changement et de récompenser les efforts déjà fournis par eux pour assouplir la ségrégation raciale. Le rugby français en serait presque devenu le champion de la cause des noirs.
Repoussant toujours plus loin les limites de l’abject, la FFR ne craint pas, à la toute fin des années 70, de se faire le complice de la propagande afrikaner et prolonge le discours raciste du régime en choisissant d’illustrer les supposés progrès de Pretoria, par l’exemple de la récente sélection d’un joueur métis dans l’équipe sud-africaine à l’occasion d’un match contre l’équipe de France. A la fin de la rencontre, celui-ci sera d’ailleurs porté en triomphe par ses coéquipiers blancs pour les besoins d’un film de propagande. Il est même souligné qu’en tribune, un petit carré était tout spécialement réservé aux spectateurs noirs. Elle ne parait, en revanche, pas avoir remarqué que la fédération sud-africaine a refusé à la rencontre le titre de « match officiel ». Elle n’a pas davantage relevé que le joueur métis en question a dû se changer dans un vestiaire séparé de celui des blancs et qu’il est rentré dans son Township sitôt la fin de la partie sifflée. Enfin, il ne semble pas non plus, avoir été porté à sa connaissance que, la même année, le gouvernement sud-africain divisait par trois le budget alloué aux associations sportives noires.
A mesure que la protestation s’amplifiait, les pouvoirs publics eux aussi, ont été contraints de prendre position. En 1974, le Ministère des Affaires Etrangères a cru pouvoir se contenter d’un courrier au Président de la FFR expliquant « qu’il serait préférable, si vous le croyez possible, d’éviter de vous rendre en Afrique du Sud ». Son attitude ne consistera plus, après ce courrier, qu’à s’auto-conforter dans son image de Patrie des Droits de l’Homme (et du fromage) tout en veillant à ne surtout pas froisser leurs amis sud-africains. Ainsi, les tournées prévues en 1976, en 1980 ou en 1984 (années olympiques), seront, sur instruction du gouvernement, décalées à l’année suivante, après que la tension soit retombée d’un cran et que l’attention, une fois les JO terminés, se soit polarisée sur d’autres sujets, car si la France se compromet aussi piteusement dans ces rencontres, ce n’est pas que par amour et passion du sport. La France espère bien pouvoir faire valoir sa disponibilité sportive lors des négociations portant sur l’achat de l’uranium sud africain pour qu’on lui fasse un bon prix, un prix d’ami. Le fait que pendant des années le capitaine des Springboks occupe dans le civil les fonctions de ministre du tourisme, du commerce et de l’industrie a d’ailleurs sans doute simplifié bien des choses. Il ne s’agissait en effet, par ces matchs de la honte et du déshonneur, que de faciliter et d’entretenir, par des voies discrètes et détournées, des relations commerciales avantageuses avec un Etat infréquentable.
Julien Stanko