Le 24 février 2022, l’armée russe a envahi l’Ukraine, déclenchant une crise mondiale qui continue de s’aggraver. Au Moyen-Orient, la plupart des gouvernements ont tardé à adopter une position claire sur le conflit, et leurs politiques semblaient souvent en désaccord avec leurs alliances étrangères. Hesham Sallam, co-rédacteur de Jadaliyya, a interviewé Mouin Rabbani, co-rédacteur de Jadaliyya et rédacteur en chef de Quick Thoughts, pour mieux comprendre les réponses de la région à la crise, et comment elle résonne dans une région qui a connu son lot de guerres et de bouleversements.
Hesham Sallam (HS) : Comment expliquer l’approche initialement prudente que les alliés de longue date de l’Amérique au Moyen-Orient, comme l’Égypte, Israël et l’Arabie saoudite, ont adopté face à l’invasion russe en Ukraine ? Comment leurs positions ont évolué depuis ?
MR : Les pays que vous mentionnez ne sont pas seulement des alliés de longue date des Etats-Unis, mais aussi des Etats clients régionaux qui dépendent de Washington pour leur sécurité et, dans plusieurs cas, pour leur survie même. Sans l’investissement stratégique américain dans ces relations, Israël n’existerait pas, l’Arabie saoudite porterait un autre nom et aurait peut-être d’autres frontières, et le gouvernement égyptien aurait un visage assez différent. Leurs relations avec la Russie sont en revanche plus récentes, plus commerciales et plus équilibrées.
Compte tenu de ce qui précède, on aurait pu s’attendre à ce que ces gouvernements fassent instinctivement des désirs de Washington des ordres. Le fait qu’ils ne l’aient pas fait reflète certains facteurs communs à ces États et d’autres spécifiques à chaque cas. Parmi les facteurs communs figure le fait que les gouvernements sont souvent plus sensibles aux besoins à court terme des relations commerciales qu’à ceux des alliances stables à long terme. Deuxièmement, il se peut également qu’ils aient initialement considéré que ce conflit impliquait directement la Russie, mais pas les États-Unis, et qu’ils aient donc accordé plus d’attention à leurs relations avec Moscou qu’ils ne l’auraient fait autrement.
Si l’on prend ces gouvernements individuellement, on a beaucoup parlé de la crainte d’Israël de mettre en péril les accords avec la Russie qui lui permettent de bombarder régulièrement la Syrie sans être inquiété par les défenses aériennes russes stationnées dans ce pays. Il s’agit sans aucun doute d’un facteur, tout comme les sentiments de l’importante population russe en Israël, qui constitue un électorat important. On pourrait également évoquer les liens étroits que de nombreux oligarques russes, dont un certain nombre ont la nationalité israélienne, entretiennent avec Israël. Un autre facteur, souvent négligé, est l’impunité dont jouit habituellement Israël à Washington. Dans la pratique, la classe politique américaine a donné aux dirigeants israéliens toutes les raisons de croire que ces derniers peuvent agir à leur guise et faire fi non seulement des résolutions des Nations unies, du droit international et des droits des Palestiniens, mais aussi des intérêts et des priorités des États-Unis tels que définis par Washington. Les ventes israéliennes de technologies militaires américaines avancées à la Chine, par exemple, une question que les Américains prennent très au sérieux, ne suscitent pas plus qu’une simple réprimande.
Il n’est pas surprenant que la presse israélienne ait été remplie d’informations selon lesquelles les dirigeants israéliens s’attendent à ce que cette tempête passe aussi sans dommage significatif. Au fil des ans, Washington a inculqué de telles attitudes à Israël et a donné à ses dirigeants toutes les raisons d’arriver à de telles conclusions. Comment expliquer autrement que Yad Vashem, le centre israélien de commémoration de l’Holocauste, ait trouvé parfaitement approprié de demander aux États-Unis de ne pas sanctionner l’oligarque russe Roman Abramovitch ? Dans ce contexte plus large, les articles de presse affirmant que Washington a demandé à Israël de faire pression sur les Émirats arabes unis (EAU) pour qu’ils condamnent l’invasion russe sont tout aussi risibles que cyniques. Les allégations selon lesquelles la crainte d’attiser l’antisémitisme en Russie et/ou en Ukraine est un facteur important de la politique israélienne ne sont pas non plus sérieuses et sont avancées pour légitimer le rejet par Israël des appels américains à fournir des armes à l’Ukraine et la non-participation d’Israël aux sanctions occidentales contre la Russie.
La position de l’Arabie saoudite, comme tant d’autres choses dans ce pays aujourd’hui, semble refléter en outre les caprices du prince héritier Mohammed bin Salman (MBS). L’offre mondiale de pétrole est depuis 2016 dans une large mesure fonction du consensus saoudo-russe formalisé dans une série d’accords connus sous le nom d’OPEP+. Lorsque MBS a décidé qu’il pouvait donner une leçon à la Russie en lançant une guerre des prix au plus fort de la pandémie de COVID-19, début 2020, les prix du brut se sont effondrés et sont descendus pour la première fois de l’histoire en dessous de zéro, et les États-Unis ont menacé de rompre les relations militaires avec Riyad. Maintenir la Russie dans le cadre de l’OPEP+ est donc une priorité pour un MBS échaudé, et répondre aux appels des États-Unis à augmenter la production ne sera pas du goût du président russe Vladimir Poutine. Comme le montre clairement le récent article sur MBS paru dans The Atlantic, MBS est nostalgique de l’époque de Jared Kushner et n’apprécie pas l’accueil glacial qu’il a reçu du président américain Joe Biden. Il ne va donc pas lui faire de faveurs, et pourrait en outre compter sur la contribution disproportionnée du pétrole à la hausse de l’inflation pour lui nuire sur le plan politique et électoral.
Dans le cas de l’Égypte, beaucoup ont souligné que le pays est le plus grand importateur de céréales au monde et que soixante-dix pour cent de ces céréales sont fournis par la Russie (dix pour cent supplémentaires sont achetés à l’Ukraine). Étant donné que ces importations vont être gravement perturbées quelle que soit la position de l’Égypte en raison des sanctions financières prises à l’encontre de la Russie, ce n’est qu’une partie de l’histoire. Plus généralement, ces dernières années, le président Abdel-Fattah Sisi a assidûment cultivé ses relations avec Poutine, qui a apporté un soutien militaire et politique au dirigeant égyptien, par exemple en Libye, où les États-Unis se sont abstenus.
L’Égypte a demandé la tenue d’une réunion extraordinaire des ministres des affaires étrangères de la Ligue arabe pour discuter de la crise ukrainienne. Le 1er mars, les ministres ont refusé catégoriquement de condamner l’invasion russe. Elle a en revanche appelé toutes les parties à faire preuve de retenue, à éviter toute nouvelle escalade et à entamer un dialogue pour permettre une solution diplomatique. À ce stade, le Caire et ses homologues étaient clairement plus soucieux de ne pas s’aliéner Moscou que d’exécuter les ordres de Washington. Dans le même temps, une démonstration d’indépendance vis-à-vis des États-Unis en reprenant le langage que ces derniers ont déployé pendant des décennies pour protéger Israël de toute responsabilité pour ses atrocités à l’encontre des Arabes ne pouvait que plaire au public égyptien. Compte tenu des critiques croissantes à l’encontre de Sisi au Congrès, et de la récente décision de l’administration Biden de retenir 130 millions de dollars d’aides en invoquant des questions de droits de l’homme – une mesure purement symbolique étant donné qu’un contrat d’armement de 2,5 milliards de dollars venait d’être approuvé, mais un embarras politique tout de même – Le Caire semble avoir également considéré que c’était le moment opportun pour rappeler à Washington de ne pas le prendre pour acquis, et que la diplomatie américaine est compromise lorsqu’elle ne bénéficie pas du soutien enthousiaste d’un allié régional influent comme l’Égypte.
Le cas le plus intéressant à cet égard, et à mon avis purement commercial, est en fait celui des Émirats arabes unis (EAU). Siégeant actuellement au Conseil de sécurité des Nations unies, les Émirats arabes unis ont fait froncer bien des sourcils lorsqu’ils se sont abstenus, avec la Chine et l’Inde, sur le projet de résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ces mêmes sourcils se sont froncés encore plus le jour suivant, lorsque la Russie a voté pour une résolution désignant le mouvement Houthi du Yémen comme organisation terroriste, une initiative émiratie contre laquelle Moscou avait précédemment mis en garde mais qu’elle a soudainement adoptée. Plus largement, et notamment suite à la décision de la Suisse d’adopter les sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie et des interrogations sur la viabilité du blanchiment d’argent à Londres, les Émirats arabes unis s’attendent à une manne financière, car les oligarques russes figurant sur la liste noire, comme tant d’autres avant eux, placent leurs richesses illicites à Dubaï. En tant que plaques tournantes logistiques, Abu Dhabi et Dubaï, ainsi que Doha au Qatar, devraient également tirer un avantage substantiel du régime de sanctions, en servant par exemple de points de transit pour les voyages aériens entre l’Europe et l’Asie de l’Est qui ne peuvent plus utiliser l’espace aérien russe ou ukrainien.
Nous voyons donc ces États prendre position non pas en fonction des relations russo-ukrainiennes ou même américano-russes, mais plutôt en fonction de leurs propres relations, très différentes, avec la Russie et les États-Unis. Il convient de mentionner que ce n’est que le début de ce conflit. S’il persiste et s’intensifie, les États-Unis exerceront une pression croissante sur leurs États clients pour qu’ils s’alignent, tant en paroles qu’en actes. Je prévois qu’Israël le fera officiellement tout en maintenant une ligne ouverte avec Moscou sous prétexte qu’il est dans une position unique pour servir de médiateur dans la résolution de la crise ; que l’Égypte sollicitera l’aide des États-Unis et de l’Europe pour l’approvisionnement en céréales ; et que MBS indiquera qu’il ne peut agir que si Biden le lui demande personnellement, afin d’obtenir la reconnaissance qu’il désire manifestement. La hauteur des enjeux déterminera le prix que Washington est prêt à payer et le niveau de pression qu’il exercera. En tant que membres du Conseil de sécurité des Nations unies, les Émirats arabes unis resteront sur la sellette. Ils pourraient bien en conclure qu’ils ont déjà atteint leurs objectifs et qu’ils ne sont pas en mesure d’encourir une nouvelle désapprobation de l’Occident, et ils adapteront leur comportement de vote en conséquence, tout en faisant de leur mieux pour continuer à accueillir les fonds russes.
C’est en fait ce que nous constatons déjà. Israël a refusé la demande américaine de coparrainer le projet de résolution du Conseil de sécurité condamnant la Russie (comme l’ont fait tous les États arabes, à l’exception du Koweït). Les Émirats arabes unis, actuellement le seul membre arabe du Conseil de sécurité, se sont abstenus lors du vote qui a suivi. Pourtant, quelques jours plus tard, Israël, l’Égypte et les six États du Conseil de coopération du Golfe ont voté pour l’adoption d’une résolution similaire par l’Assemblée générale des Nations unies. Après avoir, dans un premier temps, assuré leurs intérêts auprès de Moscou, ces gouvernements peuvent maintenant donner un signal de vertu sur la scène internationale sur les méfaits de l’agression militaire et de l’occupation étrangère, et sur le caractère sacré de la vie civile et du droit international avec les puissances occidentales qui soutiennent leur destruction du Liban, de la Palestine, de la Syrie et du Yémen. Le terme technique pour une telle conduite est « gagnant-gagnant ».
Les positions des États régionaux alignés sur la Russie présentent un intérêt similaire. La Syrie, dont le gouvernement doit sa survie et la défaite de l’opposition armée à l’intervention militaire russe qui a débuté en 2015, a loué sans condition l’invasion de l’Ukraine, estimant apparemment que Poutine a porté un coup fatal à ceux qui sont rangés contre le gouvernement de Damas. C’est en fait le seul État du Moyen-Orient à avoir pris une position sans ambiguïté depuis l’entrée de l’armée russe en Ukraine. L’Iran s’est montré beaucoup plus circonspect. En paroles, son guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, a rejeté la responsabilité de la crise sur les États-Unis. Pourtant, dans les faits, l’Iran s’est abstenu de soutenir ouvertement les actions de la Russie. Alors que les négociations sur le renouvellement de la participation américaine à l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPOA) atteignent leur moment de vérité, Téhéran a apparemment jugé prudent de ne pas provoquer inutilement les Européens.
HS : Comment l’engagement de la Russie au Moyen-Orient a-t-il évolué au cours de la dernière décennie et comment a-t-il défié les intérêts de Washington ?
MR : Avec la fin de la guerre froide, l’influence russe au Moyen-Orient a d’abord suivi une trajectoire constamment descendante. La République démocratique populaire du Yémen, un allié particulièrement proche de l’Union soviétique, a cessé d’exister et a fusionné avec la République arabe du Yémen. Un autre partenaire soviétique de longue date, l’Irak, a été en 2003 envahi, occupé et effectivement détruit par les États-Unis. En Afrique du Nord, Mouammar Kadhafi a troqué le patronage de Moscou contre celui de Tony Blair, Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi. Les relations russo-iraniennes ont toujours été complexes depuis 1979 et, à la périphérie de la région, l’influence russe en Afghanistan et en Éthiopie a été effectivement éliminée. Il ne restait plus que la Syrie, un État relativement pauvre dont l’influence régionale a considérablement diminué après la mort d’Hafez al-Assad en 2000. Les seuls avantages que la Russie a tirés de l’effondrement de l’Union soviétique sont peut-être le rétablissement, en 1992, des relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite, que Riyad avait rompues à la fin des années 30, et avec Israël en 1991, que Moscou avait rompues en 1967. L’émigration massive de citoyens soviétiques vers Israël au début des années 1990 a également fourni à la Russie une sorte de circonscription et un certain degré d’influence politique dans la politique d’un État régional clé.
L’attaque de l’OTAN contre la Libye en 2011 et l’assassinat consécutif de Kadhafi sont souvent considérés comme le point le plus bas de l’influence russe au Moyen-Orient. Non pas parce que la Libye était un État client russe, mais en raison du mépris avec lequel les États-Unis et les Européens ont traité Moscou en utilisant le soutien de ce dernier à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies établissant une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye comme une autorisation pour un changement de régime. C’est du moins ainsi que le Kremlin l’a vécu, même si d’autres ont conclu que la Russie était avant tout victime de sa propre naïveté.
La Libye est également considérée comme un tournant dans l’engagement de la Russie au Moyen-Orient, dans la mesure où elle a ensuite décidé de s’assurer que le gouvernement syrien, son dernier allié dans la région, ne suivrait pas le même chemin que l’Irak et la Libye.
La Syrie n’est cependant que la moitié de l’histoire. Au moment où, en 2015, la Russie est devenue un participant direct au conflit syrien et a effectivement dicté son issue, elle avait déjà développé des relations étendues dans le Golfe, forte de son rôle d’acteur majeur sur les marchés mondiaux de l’énergie qui allait conduire aux accords OPEP+. Elle avait noué une relation similaire avec le Qatar dans le cadre du Forum des pays exportateurs de gaz (GECF) créé plusieurs années auparavant. À cette époque, la Russie était également productrice de nombreux magnats qui investissaient ou blanchissaient leurs richesses à Dubaï, et dans une moindre mesure en Israël, et elle a été un participant clé des négociations qui ont abouti en 2015 à l’accord sur le nucléaire iranien (un rôle qu’elle joue à nouveau aujourd’hui). Ces dernières années, Moscou a développé des relations plus étroites avec l’Égypte qu’à aucun moment depuis le début des années 1970, vend des systèmes d’armes avancés à la Turquie, membre de l’OTAN, compte Khalifa Haftar, l’un des principaux chefs de guerre en Libye (et un ancien actif de la CIA) comme son protégé, entretient des relations à la fois avec l’Autorité palestinienne et le Hamas, et ne cesse d’étendre ses relations et son influence dans toute la région.
La Russie est à nouveau un acteur majeur au Moyen-Orient. Si nous prenons la Syrie comme étude de cas, cela démontre que, par rapport aux États-Unis, la Russie a l’avantage que ses coalitions ont tendance à être plus petites, moins lourdes et plus unifiées dans leur but, et qu’elle est prête à engager les ressources et le capital politique nécessaires pour atteindre ses objectifs. En raison des politiques des Etats occidentaux consistant à imposer des sanctions politiques et économiques globales à ceux qui rejettent leurs diktats, Moscou a l’avantage supplémentaire que ses clients n’ont pas d’alternatives sérieuses sur le marché des partenaires internationaux puissants.
En dépit de ce qui précède, la Russie n’est pas, à quelques exceptions près, un arbitre des affaires de la région comme l’ont été les États-Unis au cours des dernières décennies. Elle a plutôt étendu et développé son rôle en raison des politiques américaines qui, d’une manière ou d’une autre, ont diminué l’influence des États-Unis ou les ont empêchés de s’engager avec des acteurs clés. L’incapacité de Washington à répondre aux attentes dans sa réaction aux attaques de drones et de missiles iranien de 2019 contre des infrastructures pétrolières vitales dans l’est de l’Arabie saoudite, et plus récemment aux attaques des Houthis contre les Émirats arabes unis, aurait contribué au désir de Riyad et d’Abou Dhabi d’envoyer un message à Biden en apaisant Poutine. Les dirigeants américains qui claironnent régulièrement un « pivot vers l’Asie » et loin du Moyen-Orient les ont également encouragés à tenir davantage compte de leurs relations avec Moscou.
Jusqu’à présent, les défis directs lancés par la Russie aux intérêts américains au Moyen-Orient ont été peu nombreux et espacés. L’arène la plus probable pour un tel affrontement est la politique énergétique. Le récent accord russo-saoudien visant à maintenir plutôt qu’à augmenter la production de pétrole est une indication de ce qui pourrait se profiler. Si les rapports selon lesquels Moscou exige des garanties écrites des États-Unis que son commerce avec l’Iran ne sera pas sanctionné dans le cadre d’une reprise de la participation américaine à l’accord sur le nucléaire iranien sont exacts, cela pourrait masquer une tentative russe de retarder un accord afin de maintenir l’approvisionnement en pétrole iranien hors du marché pour le moment. Cela pourrait également fournir à la Russie une échappatoire importante contre les sanctions économiques et financières.
HS : Comment caractériseriez-vous et expliqueriez-vous la couverture par les médias arabes de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine ?
MR : Il est très difficile de généraliser les réactions des médias arabes et de la population à l’invasion russe de l’Ukraine. Dans la mesure où elle est perçue comme un conflit russo-ukrainien, elle est souvent présentée comme l’invasion illégitime d’un pays par un voisin plus grand et plus puissant qui ne peut revendiquer le droit à l’autodéfense et qui, ce faisant, provoque des souffrances humaines massives et une crise des réfugiés. Dans la mesure où l’on considère qu’il s’agit d’une compétition géopolitique dans laquelle la Russie et l’Occident sont engagés dans une guerre par procuration jusqu’au dernier Ukrainien, il existe un mélange de sympathie pour le peuple ukrainien, pour la détermination de la Russie à ne pas avoir l’OTAN à sa porte, et contre le droit autoproclamé de la Russie de dicter les relations étrangères d’un État étranger.
Nombreux sont ceux qui applaudissent la bravoure des Ukrainiens pour avoir résisté face à ce qui semble être une situation écrasante, tandis que d’autres estiment que les dirigeants ukrainiens ont inutilement permis à leur pays d’être utilisé comme un pion dans un conflit entre grandes puissances, d’autant plus que l’OTAN a clairement indiqué dès le départ qu’elle ne défendrait pas l’Ukraine. Il y a bien sûr aussi des inquiétudes quant à une nouvelle escalade et aux ramifications potentielles dans la région. Au-delà de l’empathie pour les victimes civiles de ce conflit, les positions reflètent souvent, comme partout ailleurs, des affiliations politiques et des opinions géopolitiques préexistantes. En règle générale, la Russie est peu aimée, notamment par ceux qui s’opposent à son rôle en Syrie, mais les États-Unis sont activement honnis dans toute la région.
Il convient de rappeler que les images de souffrance, de destruction, de déplacement forcé et d’exil sont des réalités qui, pour une grande partie des habitants du Moyen-Orient, sont des expériences qu’ils ont personnellement endurées, dans de nombreux cas pendant des décennies ou depuis leur naissance. Ces images ont donc souvent une résonance personnelle pour eux.
Un autre thème principal a été l’extraordinaire hypocrisie dans la façon dont les gouvernements occidentaux ont réagi à ce conflit et dans la façon dont les médias occidentaux en parlent. Cela fait référence bien sûr aux gouvernements qui ont mené ou participé à l’invasion et à l’occupation illégales de l’Irak, mais qui pontifient aujourd’hui sur le droit international, et aux États-Unis qui font tout un plat de leur veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour ensuite prétendre qu’une résolution de l’Assemblée générale a un sens réel. De même, il est difficile de prendre au sérieux les discours moraux des États-Unis et de la Grande-Bretagne sur la souffrance de l’Ukraine quand on considère leur complicité directe dans l’infliction de la guerre, de la peste, de la famine et de la mort au Yémen depuis sept ans.
Cela remonte en fait à 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée et que l’Occident a découvert que l’annexion d’un territoire étranger était finalement une chose à laquelle il fallait s’opposer et qu’il fallait sanctionner. Pourtant, l’annexion de Jérusalem-Est et du plateau du Golan, qu’à ce moment-là tous les États sanctionnant la Russie considéraient comme illégale et nulle et non avenue, avait été laissée pendant des décennies sans conséquences. Au contraire, elle a été de plus en plus normalisée par l’Occident, un processus qui a culminé pendant la présidence Trump avec la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté israélienne sur Jérusalem et les hauteurs du Golan, et une proposition d’annexion israélienne supplémentaire du territoire de la Cisjordanie qui a été régulièrement présentée comme une initiative de paix dans les médias occidentaux. Pour mémoire, Biden n’est pas revenu sur la reconnaissance américaine des annexions israéliennes ou de l’annexion marocaine du Sahara occidental.
Pratiquement tous les aspects de cette crise – correction : tous les aspects sans exception – sont une étude de cas de l’hypocrisie occidentale et des doubles standards, et le plus souvent du racisme également. Par exemple, la Russie a tout à fait raison d’affirmer que l’Ukraine est essentielle à l’histoire russe et au développement de la culture et de l’identité russes. Pourtant, aucune personne saine d’esprit ne croit que ces réalités indiscutables confèrent à la Russie des droits politiques en Ukraine, lui donnent le droit d’envahir et d’occuper ne serait-ce qu’un pouce carré du territoire ukrainien, sans parler de s’emparer du pays tout entier et de le revendiquer comme sien. Pourtant, dans le cas de la Palestine, l’Occident considère comme une évidence de bon sens que la présence d’Israélites sur ce territoire il y a plusieurs milliers d’années et l’attachement religieux permanent des Juifs à la Palestine devraient se traduire par des droits territoriaux exclusifs et même par le statut d’État.
Soudain, les appels à la retenue mutuelle, la dénonciation des kamikazes, les demandes de passer des décennies à une table de négociation, la condamnation des combattants défendant leurs villes comme des lâches se cachant derrière des civils, la poursuite meurtrière de réfugiés désespérés aux frontières polonaises et hongroises, ont fait place non seulement à une chaleureuse accolade avec les victimes de conflits et d’agressions, mais aussi à la glorification de la résistance armée – y compris celle de civils ordinaires participant à des chaînes d’assemblage pour produire des cocktails Molotov qui, s’ils sont utilisés correctement, brûlent leurs cibles jusqu’à la mort – et d’un soldat s’étant fait exploser pour arrêter l’avancée de l’ennemi.
Jusqu’au 24 février, la ligne était de garder la politique hors du sport, et Israël au sein de la Fédération internationale de football (FIFA), et les tireurs d’élite militaires israéliens tirant sur les joueurs palestiniens dans le genou n’étaient à trouver nulle part. Pourtant, quelques jours après avoir envahi l’Ukraine, la Russie a été expulsée non seulement de la FIFA, mais aussi de tous les sports de compétition de la planète. Jusqu’au 24 février, ceux qui boycottaient un État parce qu’il occupait un autre peuple étaient criminalisés et chassés de leurs emplois et de leurs postes par des défenseurs de la liberté qui, quelques jours après l’invasion de l’Ukraine, ont commencé à détruire les stocks de vodka produits en Lettonie, ont interdit l’enseignement de Dostoïevski et le récital de Tchaïkovski, et ont même interdit la participation de félins russes à des expositions, tandis que leurs gouvernements imposaient pas moins de 5 530 sanctions distinctes à la Russie, dépassant de loin celles appliquées à l’Iran et à la Corée du Nord.
Jusqu’au 24 février, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies était régulièrement dénoncé pour avoir eu la témérité de s’enquérir des droits de l’homme du peuple palestinien. Soudain, il est devenu une institution appréciée précisément parce qu’il condamne l’occupation étrangère et les violations inhérentes à cet état de fait.
Dans son discours du 1er mars devant le Conseil, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a réussi à dénoncer la Russie, à affirmer qu’aucun État n’échappe à la responsabilité et à demander au Conseil de cesser d’enquêter sur Israël en l’espace de deux minutes, et ce sans rougir ni sourciller. Ceux qui pensent que la réponse internationale à l’Ukraine rendra l’Occident plus sensible aux droits des Palestiniens, au droit international au Moyen-Orient ou aux réfugiés de la région n’ont qu’à lire ses propos pour comprendre que c’est une illusion. Cela ne s’est pas produit après l’occupation irakienne du Koweït, et cela ne se produira pas en réponse à l’invasion russe de l’Ukraine.
Mouin Rabbani
Article traduit de l’anglais par Azzedine Benabdellah, membre du PIR