Le devenir-ennemi d’exilés noirs : enquête politique sur le massacre d’Etats à la frontière coloniale de Mellila/Mlilya

Samia Moucharik revient dans cette enquête inédite sur le massacre commis à la frontière coloniale de Melilla contre des exilés noirs « Soudanais » le 24 Juin 2022, il y a exactement un an. Elle y développe une série d’hypothèses sur la forme de violence spécifique qui s’est manifestée à cette occasion, et interroge les reconfigurations des politiques de violence de l’Etat marocain et de la négrophobie dans le contexte de la « lutte contre l’immigration clandestine » et de la «  guerre contre le terrorisme » .

L’enquête proposée contribue à la compréhension du massacre effectué conjointement par les polices marocaine et espagnole, sur la frontière coloniale de Mlilya1Par cohérence politique, le nom en arabe marocain sera choisi ici en lieu et place de « Melilla », nom donné par l’Espagne à cette colonie, le même enjeu se retrouvant dans le choix du nom de l’autre colonie espagnole, Sebta ou Ceuta. Notons que la ville est appelée Mlit en amazigh ou Mrirt en rifain. le 24 juin 2022, et qui a provoqué des dizaines de morts, de disparus et d’incarcérés ainsi que des centaines de blessés parmi les cibles de ce massacre : des exilés2S’il est un terme largement préféré à celui de « migrant » ou de « réfugié », il est utilisé provisoirement pour sa charge descriptive avant que ne lui soit préféré la catégorie d’ « exilant » forgée pour sa valeur analytique.venus dans leur extrême majorité du Soudan et du Soudan du Sud3Ainsi que bon nombre de Tchadiens., aspirant à rejoindre l’Europe par précisément cette frontière terrestre.

L’enquête se revendique pleinement politique et se démarque, par son approche et ses objectifs, d’enquêtes de nature journalistique ou anthropologique, même si elle peut leur emprunter des éléments de connaissances ou des aspects de méthodes et discuter avec elles. Cette dimension politique se niche d’abord dans sa visée qui est de saisir avec précision les enjeux profonds – et peut-être souterrains – de ce « massacre d’Etats », cette expression comme son pluriel devant être bien compris. Il ne s’agit pas d’établir cette qualification tant les éléments qui la documentent et l’attestent ont été amplement exposés en nombre et en détails4Pour s’en tenir aux enquêtes journalistiques publiées des mois après le massacre, celles de BBC Afrique et du consortium Le Monde, El Pais, Enass., tout comme la complicité active des Etats marocain et espagnol5A laquelle il faut ajouter la complicité indirecte et/ou passive des Etats de l’Union européenne et un grand nombre d’Etats africains, impliqués par la nationalité des exilés présents également au Maroc et leur appartenance à l’Organisation de l’Unité africaine timorée dans ses réactions au massacre.. Le repérage de ces enjeux profonds suppose de porter une attention privilégiée à la production du type de violence mise à l’œuvre à l’occasion de ce massacre dans la mesure où elle révèle, dans un même mouvement, la production étatique de catégories jugées menaçantes à des degrés variables et redevables de cette violence spécifique.

Ce faisant, l’intelligibilité de ce massacre ne se circonscrit pas aux seuls enjeux de la politique « migratoire » entre le Maroc et l’Union européenne, et parmi ses membres, plus particulièrement l’Espagne. Ce massacre s’inscrit dans des processus contemporains qui reconfigurent les États impliqués dans les mêmes politiques de violence, à commencer évidemment par celle baptisée « lutte contre l’immigration clandestine ». Cette mise au jour nécessite de considérer le massacre dans sa singularité comme de se focaliser sur l’Etat marocain6Ce qui ne signifie absolument pas la disculpation ou une atténuation des responsabilités criminelles de l’Etat espagnol, pas plus que l’oubli de la complicité des Etats européens et du si peu de réactions de la part d’Etats africains., certes en prenant en compte ses spécificités historiques, sociales et politiques, mais en le considérant tout autant comme exemplaire de ces processus et ces dynamiques affectant bon nombre d’Etats contemporains. C’est ainsi qu’il faut lire la qualification choisie de « massacre d’Etats ».

Ce massacre de Mlilya qui a suscité à juste titre, outre l’effroi, énormément d’indignations7Entre autres, rappelons le rassemblement organisé par la Dynamique Unitaire Panafricaine sur l’esplanade du Trocadéro, auquel le PIR a participé. et d’interrogations, doit de ce fait être appréhendé comme un événement forçant à penser8Et donc pas seulement au sens d’événement médiatique ce que ce massacre a été incontestablement au regard des répercussions internationales et des publications de nombreuses enquêtes plusieurs mois après sa survenue. ce qu’il révèle et actualise, à savoir une bascule repérable par la production d’une nouvelle catégorie d’exilés noirs. En l’occurrence, cette catégorie est érigée en une menace inédite au point d’être soumise à une violence étatique distincte, dans ses formes et dans son intensité, de celle que l’Etat marocain réservait jusque-là aux exilés noirs présents sur son territoire et catégorisés sous le nom de « Subsahariens » ; cette nouvelle catégorie prenant le nom d’une nationalité, « Soudanais ». Celle-ci mérite une attention serrée tant elle permet de mettre au jour un processus en cours qui fait passer les exilés noirs du statut de menace à celui d’ennemi. C’est précisément ce devenir-ennemi que l’analyse se propose d’identifier et d’éclairer. Il me semble que seule une enquête politique est à même de saisir de tels processus en cours en se centrant non seulement sur la question de l’Etat mais plus particulièrement sur sa capacité à penser et à pratiquer la violence. Loin d’être envisagée comme un outil au service de politiques de nature différente ou comme la conséquence du néolibéralisme9Cette analyse offre un décentrement face aux analyses dominantes de l’Etat contemporain qui privilégient les politiques néolibérales comme analyseur, ce qui conduit à envisager la violence comme conséquence de ces politiques économiques., elle est ici réhabilitée dans son statut d’édificateur, sans cesse reconduit, de l’Etat sur un territoire et face à des catégories de populations distinguées et discriminées selon la violence prodiguée. Sur tous les continents, ce statut se signale par la policiarisation et la militarisation accrues que connait un grand nombre d’Etats, et qui poursuivent, en la renouvelant éventuellement, la production de menaces et d’ennemis, dans et hors leurs frontières.

Une enquête politique par son matériau et sa méthode d’analyse

Il est évident que la centration sur l’Etat ne garantit pas à elle seule la nature politique de cette enquête, qui se niche, outre dans ses objectifs, tout autant dans son matériau et sa méthode retenus. Au-delà de son caractère composite, la charge politique du matériau réside pleinement dans son opposition frontale aux discours construits dès les premiers instants par l’Etat marocain – confortés dans les grandes lignes par ceux de l’Etat espagnol. Les trois matériaux utilisés reposent en effet sur des investigations conduites dans les premiers temps si cruciaux10Le caractère crucial du recueil des informations relatives à un massacre dès les premiers instants se vérifie jusque dans les enquêtes postérieures qui reposeront certes sur des éléments nouveaux mais sont largement dépendantes de ce travail antérieur. pour accéder aux témoignages de rescapés et/ou à des lieux décisifs relatifs au massacre, à sa dissimulation, voire à son effacement.

Le premier matériau est un entretien que j’ai moi-même réalisé avec deux rescapés soudanais cinq jours après le massacre et à quelques centaines de kilomètres de Mlilya. Les deux autres pièces s’inscrivent dans un temps bien plus long que l’urgence qui a présidé à notre rencontre. Il s’agit de deux enquêtes menées par deux journalistes marocains présents dès le premier jour, et de l’enquête militante effectuée au long cours par l’Association Marocaine des Droits de l’Homme-Section Nador (AMDH Nador), et qui se révèle la plus déterminante. Séparément et conjointement, les trois investigations établissent incontestablement la qualification de « massacre d’Etats », même si le vocable n’est pas nécessairement utilisé aussi bien par mes interlocuteurs, deux jeunes Soudanais11Dont je préfère taire le prénom pour éviter toute possibilité d’identification., par les journalistes Saïd Elmrabet12Article publié sur le site arabophone Hawamich.info et Salaheddine Lemaizi13Auteur de nombreux articles sur le site Enass qu’il a lui-même fondé. dans leurs articles, que par les militants de l’AMDH Nador dans leur rapport rendu public le 20 juillet14« La tragédie au poste frontalier de Bario Chino. Un crime ignoble des politiques migratoires européennes espagnoles et marocaines ». ou leurs publications sur leur page facebook – au profit le plus souvent de « drame » ou de « crime ». Des hommes désarmés ont été tués par des policiers engagés dans le cadre de ce qui apparaît comme un dispositif conjoignant différents corps de police et de gendarmerie et usant d’armes et de tactiques plurielles, et cela, non pas tant dans un but de répression que de terreur par une violence déchainée. Celle-ci a été déployée par l’usage intensif de gaz lacrymogène, de bombes fumigènes, d’armes à balles de caoutchouc ainsi que par le tabassage confinant au lynchage, suivi par l’abandon, à une agonie longue de plusieurs heures cruciales, de très nombreux blessés graves.

Ainsi, les enquêtes journalistiques et militantes ont réussi à contrarier le monopole mensonger que les autorités marocaines avaient tenté de conserver sur le récit et le sens à donner sur ce qui a lieu le 24 juin 2022. En effet et de manière assez classique, leur stratégie médiatique a reposé sur la dialectique d’une visibilisation et d’une invisibilisation, visant à présenter les exilés soudanais comme redoutablement violents à l’égard de policiers à la fois surpris et respectueux des règles d’engagement face à une attaque organisée contre l’une des frontières terrestres avec l’Espagne. Simplement, il me faut préciser que la publication des premiers éléments tangibles et significatifs des enquêtes indépendantes n’aura pas lieu pendant quelques jours, laissant la prééminence à la version étatique relayée par la presse inféodée au régime. C’est dans ce contexte qu’a lieu ma rencontre avec les deux jeunes rescapés15Accompagnés par un exilé également soudanais qui n’aura pas pu les suivre jusqu’à Mlilya du fait d’une blessure infligé volontairement à une jambe par des policiers quelques mois auparavant. Le projet initial de cet entretien réalisé à Khouribga16Ville minière, éloignée d’une centaine de kilomètre de Casablanca, et distante de 600 kilomètres de Mlilya. Elle-même compte un très grand nombre de jeunes aspirant à l’exil, ce que rappelle de manière judicieuse cet article : Salaheddine Lemaizi, « De Khouribga à Khartoum, le destin croisé d’une jeunesse en migration », Enass, 21 mars 2023 qu’ils ont pu rejoindre après avoir été refoulés et dispersés vers des villes lointaines, a été justement de répondre à l’urgence de faire connaître leur version précise du massacre. Cette intention première de l’entretien a donc été abandonnée dès les premiers articles publiés, au profit d’une enquête déprise de cette urgence.

Autre ressort politique majeur de ce matériau d’enquête, cette démarche commune de vérité se paie de difficultés, d’entraves, voire de prises de risques. Saïd Elmrabet et Salaheddine Lemaizi évoquent des pressions policières les empêchant tout particulièrement d’approcher des exilés présumés rescapés aux abords de Mlilya. S’ajoutent à ces considérations circonstancielles, les contraintes explicites ou non qui pèsent sur des journalistes tâchant de travailler à distance du régime17La répression contre les journalistes n’a cessé de s’intensifier ces cinq dernières années dès lors qu’ils portaient leurs investigations sur des sujets jugés délicats pour le régime, à l’instar des spoliations foncières sur lesquelles travaillait Omar Radi. Rien n’interdit de penser que la politique migratoire ne finisse pas intégrer la liste de ces sujets.  . Militant à l’Amdh Nador et principal enquêteur, Omar Naji fait le récit bien détaillé des empêchements qui lui ont été opposés, notamment à l’hôpital de Nador dont l’entrée lui a été interdite. En revanche, sa présence dans un cimetière a permis de mettre fin à une première tentative d’inhumer des morts en catimini dès les premiers jours après le massacre, et en l’absence de toute procédure permettant la moindre identification des hommes morts. Plus largement et pour ne parler que de la situation faite aux exilés, la répression visant l’Amdh Nador est récurrente, avec des précédents comme une garde à vue de Omar Naji en avril 2020 pour des propos jugés calomnieux envers des agents des autorités de la région. Elle s’est poursuivie après la publication du rapport avec l’empêchement d’une réunion et l’interdiction d’une marche aux chandelles le 25 décembre 2022 à Nador18Voir RFI.

La prise de risques est d’une tout autre nature concernant mes interlocuteurs qui acceptent de rencontrer une Marocaine qui leur est inconnue dans un pays devenu subitement hostile tant la propagande érigeant les dits « Soudanais » en hommes violents est assénée chaque jour dans quasiment tous les médias. Et alors qu’ils sont eux-mêmes encore accablés par les meurtrissures psychiques et physiques du massacre, les leurs comme celles de leurs frères de condition.

Les deux dernières dimensions politiques du matériau découlent quant à elles uniquement du geste de mes interlocuteurs de m’accorder cet entretien ou plutôt de s’en emparer. Il relève tout d’abord d’une éthique confinant à la politique, dans la mesure où il s’agit pour eux de rendre hommage à leurs frères tués et/ou disparus parmi lesquels certains leur étaient connus19C’est ainsi qu’il faut comprendre la photographie des différents prénoms indiqués des disparus qu’ils déploraient ce 29 juin, mais qu’ils présumaient comme morts.. Ce faisant, ils leur offrent un tombeau dans l’évocation très précise de ce qui s’est passé juste avant, pendant et juste après le massacre20Les deux jeunes hommes ont expliqué leur décision de faire cet entretien pour parler des  morts qui avaient tous une famille. Il est également politique puisqu’il leur permet de se constituer comme des sujets parlants et pas seulement parlés, y compris dans un témoignage se voulant prioritairement factuel21Il est certain que si je les avais rencontrés quelques jours plus tard, l’entretien aurait pris une tout autre orientation, moins factuelle, invitant davantage à des jugements.. Dans ces conditions, cette enquête dont l’existence est entièrement initiée et déterminée par cette rencontre, a été placée d’emblée sous le régime de la dette et de la responsabilité.

C’est en un sens circonscrit à l’opposition aux mensonges d’Etat que ce matériau doit être considéré comme politique. Il s’agit d’une garantie à la fois essentielle et minimale à toute enquête sérieuse, et davantage lorsqu’elle ne produit qu’une partie du matériau analysé, comme c’est le cas de celle que je propose. Mais la nature politique de l’enquête, loin de se réduire au recours à ce matériau, réside d’abord dans la méthode avec laquelle il a été travaillé ; ensuite dans les choix de problématisation des résultats de l’analyse obtenus.

La méthode utilisée se revendique politique en un sens assez circonscrit qui ne relève ni de l’idéologie, ni de traditions d’enquêtes militantes22A l’instar des enquêtes ouvrières opéraistes qui ont trouvé une actualisation à propos du régime des frontières avec Sandro Mezzadra. « L’homme de la frontière. Entretien avec Sandro Mezzadra », Vacarme, 69, 2014, p. 226-249., tout en s’écartant des méthodes d’investigations journalistiques ou académiques. En effet, elle ne vise ni à produire des connaissances, ni à leur donner du sens à partir de problématisations et/ou théorisations a priori. Elle l’est parce qu’elle cherche à saisir ce que donne à penser l’événement examiné, ce qui peut être nommé son intellectualité23Pour reprendre le terme tel qu’utilisé par Sylvain Lazarus dans Anthropologie du Nom, Editions Seuil, 1996.. Autrement dit, la méthode vise sa logique en ne présumant rien d’elle, car l’évènement peut correspondre à trois situations. Soit il vient signaler la poursuite d’une logique politique déjà repérée, soit une rupture marquant irrémédiablement un avant et un après, soit une bascule d’une logique à une autre mais sans rupture. Pour ce faire, elle envisage l’événement dans sa singularité en procédant à un certain nombre de suspensions. Elle suspend toute problématisation a priori qui donnerait d’emblée du sens aux éléments relevés comme elle suspend toute recherche d’explications et de causes – immédiates ou lointaines. Ces suspensions garantissent les conditions de se focaliser sur ce qui a eu lieu et d’examiner les caractéristiques propres de l’événement et les éventuelles manifestations de l’inédit dont il serait porteur24En cela, l’approche par la singularité n’est pas circulaire, au sens où elle porterait en elle-même le résultat de l’analyse.. En effet, l’inédit est considéré comme faisant signe vers ce qu’il faut justement penser. En définitive, la méthode se veut politique au sens où elle offre un outil pour saisir des processus politiques contemporains – qu’ils aient lieu du côté des Etats ou des peuples25Cette enquête qui se centre sur l’Etat appelle à d’autres enquêtes, bien plus stimulantes, et qui exploreraient les subjectivités des exilés africains.. Avec une modestie qui n’exclut pas la rigueur, elle cherche à se placer en phase du contemporain, mot qui peut sonner pompeux, mais qui signale l’effort et l’exigence de saisir ce que le présent donne à penser dans la mesure où il est traversé d’un faisceau de possibles et de potentialités, qui s’actualisent dans des événements. L’approche par la singularité suppose certes l’absence de problématisation a priori, mais elle ne revendique pour autant nulle ignorance méthodologique. En effet, la distinction de ce qui relève de logiques déjà identifiées ou de logiques nouvelles suppose au préalable un travail de lectures et de familiarisation avec les différentes perspectives problématisant la situation analysée.

En l’occurrence, j’ai abordé le massacre de Mlilya en mettant hors champ la problématique dominante relative à la collaboration de l’Etat marocain à la dite « lutte contre l’immigration clandestine » telle que pensée et pratiquée par l’UE, ainsi que la recherche de ses causes, de facteurs conjoncturels ou de ses objectifs. L’analyse vise précisément à saisir la rationalité étatique à l’œuvre et repérable dans les formes et les intensités de la violence policière prodiguée lors du massacre. Il se trouve que le matériau utilisé, outre ses qualités intrinsèques, se révèle compatible avec la méthode d’analyse adoptée. En effet, les trois enquêtes factuelles autorisent dans des proportions variables l’inscription des informations recueillies dans une temporalité plus élargie grâce à une familiarité ou une connaissance plus pointue des pratiques policières, aussi bien dans la région que dans l’ensemble du pays, à l’endroit des exilés noirs. Mes interlocuteurs les connaissent intimement depuis leur arrivée au Maroc il y a un an à peu près, et concernant celles à Mlilya, depuis des mois à ses abords. Les journalistes peuvent également prétendre à cette connaissance, du fait d’un travail documentant, pour l’un plus spécifiquement la région du Rif, pour l’autre la situation des exilés au Maroc26Salaheddine Lemaizi est l’un des co-fondateurs de Réseau Marocain des Journalistes des Migrations.. Mais il est incontestable que les militants de l’Amdh Nador disposent d’une connaissance fine et ancienne de la situation des exilés dans la région, faisant de leurs rapports et de leurs communiqués des sources incontournables de manière générale, et une source prééminente pour cette enquête.

C’est donc à partir du repérage des pratiques policières de la violence que la rationalité de la politique étatique à l’œuvre dans le massacre peut être mise au jour. Ainsi, l’analyse prend-elle comme fil le traitement des corps durant le massacre de ceux que je préfère désormais nommer « exilants »27. Loin d’être une facétie lexicale, il s’agit de rendre compte que ces hommes sont en train de s’exiler. Il prendra comme indiqué plus haut une valeur analytique.: tant ceux des vivants, des blessés, des morts que des disparus.

Les éléments saillants caractérisant la singularité du massacre

Comme déjà mentionné, le matériau permet d’établir que ce qui a eu lieu mérite bel et bien le qualificatif de « massacre » de façon documentée et concordante et en l’absence de preuves jugées irréfutables tels que des documents écrits et/ou sonores émanant des autorités. Par ailleurs, il le fait autant par les informations qu’il livre que par les doutes, les interrogations et les hypothèses qu’il soulève en toute légitimité et rationalité.

La chronique proposée ici ne vise pas tant le récit détaillé et exhaustif de ce qui a eu lieu que la mise au jour d’éléments saillants plaidant en faveur de la singularité du massacre. Mise en garde préalable, il est difficile d’échapper à une impression rétroactive, suscitée par la lecture du récit, d’être face à une mécanique qui s’est abattue sur les exilants de manière brutale, à la fois maîtrisée et  incontrôlée. Cette impression doit pourtant laisser place à l’idée que ce massacre a été précipité par une suite de logiques à la fois immédiates et plus profondes, et par des décisions et des non-décisions effectuées aux différents niveaux de l’Etat ; ils auraient alors pris la forme d’ordres, et peut-être de contre-ordres, qui ont été traduits en actes et en gestes. L’invitation faite au service de l’enquête est de lire la chronique sans rechercher une intention, une préméditation, une planification, même si la tentation est forte. Il ne s’agit bien sûr pas de les écarter définitivement mais de laisser place à l’attention aux pratiques policières inédites qui se sont accumulées durant le massacre.

L’avant-massacre

La chronique du massacre ne commence pas avec lui au matin du 24 juin, mais quelques semaines auparavant avec la multiplication d’attaques policières massives contre le campement où s’est établi le groupe d’exilés noirs visés, celui près de Selouane, d’existence plus récente et moins connue que celui de Gourougou où (sur)vivent des exilés venus majoritairement de pays francophones. Il réunit des Soudanais du Soudan et du Soudan du sud, des Tchadiens, des Ethiopiens pour citer les nationalités repérées par mes interlocuteurs. Sans doute pour des raisons de temps, ils ont fait remonter ces attaques aux jours précédents, mais grâce à une présence militante constante, l’Amdh Nador date le début de l’entreprise de harcèlement et de répression policiers au mois d’avril en comptabilisant cinq attaques successives. Il est notable que les campements font l’objet régulièrement de telles attaques visant à intimider, à éprouver psychiquement et physiquement avec des violences verbales et corporelles ainsi que des destructions de biens et de nourriture28Situations bien connues, pour ne parler que de la France, à Calais, à Paris …. Mais cette fois-ci, tant mes interlocuteurs, présents aux abords de Mlilya depuis quelques mois, que l’Amdh Nador notent un changement qualificatif dans cette répression avec des techniques inédites : l’engagement de différents corps policiers, d’un hélicoptère, l’emploi de bombes fumigènes nécessairement incendiaires dans une forêt, la présence de responsables de la hiérarchie policière et politique, et le recours à un ultimatum de 24 heures pour quitter le campement. A quoi, il faut ajouter, ce qui serait également inédit, l’interdiction faite aux commerçants de vendre de la nourriture et l’impossibilité d’avoir accès à de l’eau. La criminalisation des activités liées à la vie des exilés est courante, mais ici elle touche à la survie.

Indépendamment de la question de la préméditation, l’ensemble de ces éléments, considérés séparément et davantage ensemble, accrédite la thèse que ce massacre a eu lieu, non pas contre une tentative de passage collective de la frontière coloniale avec l’Espagne, mais à l’occasion d’une tentative de fuite face à cette terreur policière et à l’impossibilité de subvenir aux besoins vitaux. Il me semble que persister à parler de ce massacre comme relevant de la même logique que les massacres précédents, en 2005 et 2014, qui eux ont bien eu lieu lors de tentatives de passage collectives relève d’une lecture tronquée voire erronée. Les « frappes »29Il est saisissant de constater l’existence d’une langue avec une invention de mots empruntés à différentes langues pour évoquer différents aspects de la vie organisée lors des franchissements des frontières., nom donné aux tentatives de passage, comme me l’ont appris mes interlocuteurs, peuvent éventuellement s’effectuer dans un climat policier plus tendu, mais elles supposent une préparation longue de plusieurs semaines au moins, aussi bien organisationnelle, physique que psychique. Ce jour-là, les 800 personnes dont 4 femmes30Un article d’Enass évoque la présence d’une seule Soudanaise. Cf. Imane Bellamine, « Hawwâ, une damnée des frontières », Enass, 6 septembre 2022 – selon le décompte de mes interlocuteurs –  ont fui, terrorisés, épuisés par le manque de sommeil, d’hydratation, d’alimentation, dépourvus de tout. Mes interlocuteurs racontent bien le départ précipité aux premières heures du matin et qui découle de l’ultimatum couplé aux conditions qui rendent impossible leur présence après des mois passés dans ce camp. A cet égard qui est loin d’être anecdotique, le massacre du 24 juin se distingue des massacres précédents.

La séquence suivante à considérer est précisément cette fuite vers un des points de passage de la frontière de Mlilya, vers le lieu fatidique du fait de ses caractéristiques spatiales qui ont participé du massacre. Mes interlocuteurs ont attiré mon attention sur le trouble né de la facilité avec laquelle les exilés ont rejoint ce lieu. En effet, aucune présence policière n’a été constatée qui aurait pu chercher à les dissuader de continuer à avancer, à les détourner, voire les arrêter. L’Amdh partage ce trouble en rappelant la présence d’une caserne des Forces Auxiliaires, corps policier sous régime militaire et impliqué dans la répression des exilés, peu éloignée du campement. Mes interlocuteurs évoquent la présence tout aussi troublante de nombreux fourgons stationnés le long de la route qu’ils empruntent, vides de toute présence policière, leur donnant la vive impression de servir de guides ou de balises sur le trajet à prendre. Les mots « embuscade », « guet-apens » surgissent immédiatement à l’esprit face à cette succession d’indices, auxquels d’autres s’ajoutent. La route tracée à la fois par l’absence de policiers et la présence tout au long d’elle de véhicules policiers conduit ces hommes et ces quelques femmes directement au point de passage, baptisé du nom espagnol Bario Chino, qui présente pourtant un certain nombre de caractéristiques dissuadant le choix de ce lieu pour tenter un passage collectif. Il est assez resserré et sert habituellement au passage individuel, principalement de Marocaines faisant transiter des marchandises portées sur leur dos, et qui s’effectue par tourniquet dans le sens contraire, depuis le territoire occupé par l’Espagne. Ce lieu se présente comme un goulet d’étranglement, une souricière pour des centaines d’hommes éprouvés par des semaines de terreur et épuisés par le manque de sommeil et la faim. Outre la destination qui semble avoir été encouragée, il faut noter la présence anticipée et nombreuse de policiers qui attendaient le groupe. Détail loin d’être anecdotique, l’existence d’images filmées par la police de l’arrivée aux abords de la frontière laisse fortement envisager une attente organisée.

Encore une fois, le caractère prémédité du massacre ne doit pas accaparer l’attention et rendre prioritaire son élucidation. En revanche, il est possible d’invoquer l’usage d’un renfort de tactiques et de moyens pour faire « disparaître » ce groupe installé près de la frontière coloniale avec l’Espagne. Ce mot est volontairement choisi sans pour autant laisser entendre qu’il s’est agi de les tuer tous. Le choix n’a clairement pas été de les éloigner de la frontière, ce qui aurait supposé de procéder directement à des « refoulements » soit vers la frontière avec l’Algérie soit à l’intérieur du pays, et cela, même violement. L’hypothèse avancée le plus souvent,  explicitement ou implicitement, quant à ce choix de les attirer vers la frontière serait de démontrer par la preuve le retour à la collaboration active dans la défense des frontières avec l’Espagne, résultat et gage de l’amélioration des relations entre les deux Etats depuis le mois de mars de la même année. Cette hypothèse avancée par les journalistes et l’Amdh ne peut pas être écartée au titre d’explication circonstancielle, mais elle se désavoue elle-même comme explication principale au regard du massacre et à l’ampleur de la violence. Autrement dit, elle peut tenir comme un des éléments du déclenchement de la séquence, mais pas à propos de son déroulement.

La séquence qui précède immédiatement le massacre, marquée donc par des attaques inouïes et le guet-apens, doit être connectée aux éléments inédits du massacre lui-même. En cela, les deux séquences font partie du même dispositif à analyser, en dépit encore une fois des incertitudes. Le massacre n’a pas lieu à l’occasion d’une tentative de franchissement collectif de la frontière, mais d’une opération de terreur conduisant à une fuite. Ainsi, le déploiement policier est nécessairement autre. Par ailleurs, l’objectif apparaît comme celui de faire « disparaître » ce campement ; ce mot ne signifie pas que la décision de tuer le plus grand nombre a été prise, mais que le déploiement n’a pas cherché à éviter un grand nombre de morts et de blessés. Encore une fois, il ne s’agit pas de comprendre cet « avant-massacre » rétrospectivement mais de rapporter ses caractéristiques à celles du massacre pendant son déroulement, dans la mesure où elles prennent du sens dans le même dispositif.

L’administration de la mort et des blessures

La singularité du massacre se signale dès son avant-immédiat mais elle éclate indiscutablement si l’on déroule le fil directeur que l’enquête s’est choisi : le traitement des corps des exilants noirs et donc la violence prodiguée contre eux. Les caractéristiques inédites des formes et de l’intensité de la violence sont d’ailleurs soulignées par mes interlocuteurs, les deux journalistes et l’Amdh-Nador. Coexistant avec des pratiques policières habituelles de répression – aussi bien lors des deux massacres précédents31L’un en 2005 a provoqué 5 morts par balles tandis que l’autre a eu lieu en 2014 et a fait 15 morts que dans la répression quotidienne – trois procédés administrant la mort ou des blessures méritent d’être analysés. Cette analyse s’effectue dans des conditions qu’il s’agit de bien avoir en tête. Un an après, aucune  enquête systématique et indépendante32Encore une fois, a été privilégié ce qui s’est déroulé du « côté » espagnol. qui autoriserait le décompte des morts et des blessés et l’établissement de la nature exacte des blessures n’a été menée. La condamnation d’une telle enquête à ne  jamais voir le jour participe pleinement de la mécanique de déshumanisation ou d’infériorisation33Qui est le propre de tant de massacres, à l’instar de celui des Algériens dans Paris en 1961, de celui de Guadeloupéens en 1967 ou encore de celui Palestiniens dans deux camps beyrouthins en 1982, pour ne citer que ceux plus connus des lecteurs francophones.qui continue à s’exercer sur les rescapés et sur les familles endeuillées. Ces morts ne méritent pas d’être comptés. Autre nombre inconnu, celui des hommes traqués et violentés. Mes interlocuteurs parlent de 800, quand les premières informations évoquaient 2000, puis des nombres plus réduits à 1200 ou 1500. Si je conviens de la difficulté d’un tel décompte, son défaut empêche d’apprécier l’ampleur de la violence en déterminant, même approximativement, la proportion de blessés et de morts.

Trois techniques d’administration de la mort et des blessures méritent notre attention, même si l’une d’entre elles se révèle prééminente, à savoir le tabassage confinant au lynchage, visant particulièrement la tête des hommes. Si ce ciblage n’a pas été (heureusement) systématique, il n’en est pas moins significatif. Il prend sens également en lien avec les deux autres méthodes que sont le recours au gaz lacrymogène dans des proportions intrigantes ainsi que l’abandon des blessés pendant de nombreuses et longues heures sans soins.

Commençons par l’usage du gaz par les policiers marocains et espagnols34Auquel il faut ajouter celui de bombes fumigènes ainsi que des grenades assourdissantes des deux côtés. La police espagnole a recouru également à des tirs à balles caoutchouc, a frappé un très grand nombre hommes tout en les repoussant vers les policiers marocains qui les frappaient à leur tour. Des hommes sont morts du « côté » espagnol de la frontière.. Envoyé en volume dans ce lieu exigu, il conduit incontestablement à la mort de beaucoup d’entre eux. Gazés, certains chuteront et/ou se feront écraser. Ils ont vu des hommes ne pas réussir à boire de l’eau qui leur était tendue ou tout simplement à respirer. Les enquêtes journalistiques comme celle de l’Amdh pointent son usage massif et dangereux dans un tel lieu. Mes interlocuteurs apportent une autre précision sur le gaz lacrymogène, que je n’ai retrouvée dans aucune des lectures faites : le recours à deux types de gaz distinguables par leur couleur. Outre le gaz blanc, ils ont en vu un autre de couleur jaune qui leur apparaissait comme le plus nocif. Même en l’absence de confirmation, ne peut pas être totalement écartée l’idée que ces lieux de violence étatique se prêtent à l’emploi de nouvelles armes et/ou techniques. Si un doute peut être autorisé quant à la volonté de tuer par l’usage de gaz lacrymogène, son usage aussi massif dans un lieu aussi exigu laisse ouvert le doute. Mes interlocuteurs indiquent que des policiers masqués étaient tellement incommodés par le gaz, qu’ils devaient être régulièrement remplacés. Autre indice, Omar Naji, qui réussira à entrer dans la morgue de l’hôpital de Nador quelques instants, pourra voir certains corps ne présentent aucune trace de blessure.

L’autre technique de mise à mort, incontestablement directe cette fois-ci, est le tabassage confinant au lynchage. Les tabassages constituent une pratique habituelle de répression lors des tentatives de franchissements de frontière. Ils répondent immédiatement à l’imposition aux policiers d’un rapport de forces momentanément inversé grâce à la dimension collective des tentatives. Mais comme le rappellent mes interlocuteurs et la documentation existante, ces tabassages visent habituellement les membres inférieurs afin de rendre invalides pendant des semaines voire davantage les exilants noirs35A partir d’observations menées sur les frontières coloniales, la sociologue Elsa Tyzler souligne bien la généralisation de la pratique de tels coups de la part des Forces auxiliaires et de la Guardia Civil.  Elsa Tyzler, « Masculinités et féminités à la frontière maroco-espagnole. Miroirs d’un contrôle migratoire racialisé et genré », Anthropologie § Développement, 51, 2020, p.155-170. D’ailleurs, les deux rescapés rencontrés étaient accompagnés d’un frère de condition, retenu à Khouribga par une blessure, encore non guérie à la cheville, infligée volontairement par des policiers lors de sa dernière tentative de passage à Mlilya. Mais lors du massacre, les têtes ont été volontairement ciblées36Les coups portés sur la tête comme le gazage pourraient être une des explications au refus de procéder à toute identification et toute autopsie, doublées d’une tentative d’inhumer en catimini les morts.. C’est une chose de frapper et de tabasser, c’en est une autre que de viser cette partie du corps. La volonté de tuer est perceptible selon mes interlocuteurs comme ceux rencontrés par les deux journalistes. L’un d’eux reprendra le terme de « tasfyia » en arabe qui signifie élimination ou extermination. Le caractère significatif de ce type de tabassage soulève bien entendu la question des ordres et des consignes, explicites ou implicites, question classique lors de tels crimes massifs d’Etat. Si l’on se place plus précisément du côté des conditions pratiques de l’exécution du massacre, il est nécessaire de s’interroger sur la préparation mentale des policiers. Outre leur participation à la répression quotidienne contre les exilants, sans doute qu’une partie d’entre eux ont collaboré à l’entreprise de terreur précédant le 24 juin ou ont en assurément entendu parler. Même si elle ne peut être résolue sans le recours d’entretiens avec certains de ces policiers, cette question doit figurer dans l’analyse du massacre : qu’est-ce qui a armé les bras de ces policiers marocains37Cette question vaut tout autant pour les policiers espagnols, avec des réponses qui doivent se rejoindre mais aussi différer. ?

L’un des ressorts principaux de cette violence policière tient dans l’anti-noirceur. Cette négrophobie policière marocaine relève de logiques historiques et sociales auxquelles s’entremêle la logique propre à cette institution engagée depuis plus de 20 ans dans cette répression quotidienne et multiforme contre les exilants noirs dans la région et dans tout le pays. Résultant donc de l’amalgame et de la sédimentation de discours et de pratiques relatifs à la dite « lutte contre l’immigration illégale », elle use d’une violence pouvant humilier, blesser, mutiler, voire, tuer des hommes noirs. Ces derniers sont en effet réduits à des corps devant être nécessairement soumis à cette violence ou bien fantasmés comme hyperviolents lorsqu’ils sont en groupe38De manière éclairante, Norman Ajari forge la notion d’ « émasculinité » signifiant que les hommes noirs sont assignés à un autre genre de masculinité, elle-même définie par un ensemble de dispositifs de violence et de mise à mort. Norman Ajari, « Emasculinité. L’inhabitable genre des hommes noirs », 2019.. A ce propos, des exilants camerounais rencontrés pendant ce même séjour au Maroc m’avaient raconté l’obsession policière de la recherche de « meneurs » juste après la mise en échec d’une « frappe ». Cette figure hautement criminalisée est repérée notamment par une musculature développée39L’autre critère étant la coiffure rasta qui indiquerait une présence de longue durée dans le pays : « On dit que si tu es rasta c’est que tu as mille ans dans ce pays ». Il ciblerait davantage les Sénégalais, les Ivoiriens et les Camerounais., rappelant que les policiers marocains envisagent leurs rapports avec les exilants  noirs comme un face-à-face entre deux masculinités. Le massacre vient nous signifier combien les enjeux racistes s’inscrivent dans les corps, bien sûr dans ceux qui doivent être capturés et violentés, mais également dans ceux qui exercent la violence. C’est cette incorporation de l’anti-noirceur qui éclaire le déchainement de violence et sa brutalité. Mais cette volonté acharnée de tuer en visant les têtes indique que cette négrophobie routinière a été contrariée, laissant place à cette violence décuplée et exterminatrice. Indépendamment de l’existence ou non d’ordres précis, il me semble qu’un aspect passé sous silence40Il n’en a pas été mention dans les enquêtes que j’ai lues ; j’ignore si le mot est audible dans les vidéos pourvues de son et qui m’a été mentionné par mes interlocuteurs doit être avancé : des policiers ont prononcé le nom de « kouffar » qui signe une exclusion de la communauté musulmane. « Kouffar » a ainsi accompagné les coups tandis qu’il répondait aux récitations de la Chahada41Profession de foi constitutive à l’Islam ou de versets coraniques effectuées en guise de protection face à la mort ou à son imminence. Il me semble que cette volonté soulignée de les exterminer trouve ici un de ses ressorts fondamentaux, mais à la condition de préciser que cette exclusion ne vise pas des noirs musulmans africains mais des noirs musulmans arabes42Les notions d’arabité et d’africanité sont tout aussi centrales que délicates dans la construction du Soudan comme dans son histoire politique. Cf. Barbara Casciarri, Alice Franck, Stefano Manfredi, Munzoul Assal, « Ethnicité, religion, nationalisme. Intersections et ambiguïtés  dans un Soudan en mouvement », Cahiers d’études africaines, 240, 2020, p. 761-778..

En effet, le partage de la langue arabe – au-delà des variations entre la langue parlée au Soudan et celle au Maroc et du plurilinguisme en vigueur dans les deux pays – distingue aux yeux des policiers marocains les Soudanais des « Subsahariens » qui peuvent être aussi musulmans. Ces derniers ont pu également manifester leur islamité lors de moments d’extrême violence ou de terreur, par des récitations en arabe, en guise de renforts contre la violence mortifère en vue d’atténuer cette violence. Mais concernant les Soudanais, il est à penser que l’effet ait été inversé du fait qu’ils soient arabophones. Sans doute ont-ils parlé en arabe entre eux ou en s’adressant aux policiers. L’anti-noirceur s’est donc vue troublée, non par l’islamité mais par l’arabité manifestée par le partage de la langue. Cette hypothèse est fondée sur le fait historique que la négrophobie marocaine/maghrébine a pu lier la noirceur à l’esclavage sans que cette association ne soit désamorcée par l’appartenance islamique43Chouki El Hamel, Le Maroc noir. Une histoire de l’esclavage, de la race et de l’Islam, La Croisée des Chemins, 2e édition 2019.. A cette logique qui innerve la négrophobie contemporaine, il faut ajouter les représentations multiséculaires faisant des musulmans noirs africains des musulmans de « seconde zone » et pas tout à fait aboutis. La négrophobie habituelle s’est donc retrouvée contrariée car ne permettant plus à ces policiers de marquer indiscutablement les frontières entre eux et ces hommes noirs qui leur manifestaient l’appartenance commune à la « civilisation arabo-musulmane ». Face à cette langue qui les rapproche et rappelle que l’arabité n’exclut pas la noirceur et vice-et-versa, les policiers ont dû recréer in situ une nouvelle démarcation au moment même où ils exerçaient la violence sur leurs corps. Le trouble a intensifié la violence de leurs gestes et de leurs propos. Il ne s’est pas agi de les exclure de l’humanité, en les animalisant, mais de la Oumma en vue de se préserver de toute proximité subjective fondée sur des éléments constitutifs de l’appartenance à un groupe. C’est cette démarcation opérée en toute urgence qui permettrait de saisir la violence opérée pendant le massacre, qui ne relève donc pas seulement de sur-violence.

Si je considère centrale cette manière de tuer qui a été vécue et comprise comme une volonté d’éliminer, elle continue à prendre du sens avec l’autre manière d’administrer la mort qu’est l’abandon des blessés pendant des heures au soleil et privés des soins urgents44Abandon auquel a participé la police espagnole par des expulsions de blessés et le refus d’apporter des soins. Les exposer au risque accru de la mort se double du fait de laisser mourir. Certes, cet abandon résulte d’arbitrages rendant prioritaire l’évacuation des survivants-témoins en vue de les arrêter et/ou de les refouler à l’intérieur du pays. Mais il s’agit aussi de saisir la logique d’un tel traitement de déshumanisation tant de ceux qui vont mourir que des blessés de manière moins grave et traumatisés davantage par le calvaire de leurs compagnons mourants. Il se trouve que les images les plus nombreuses concernent ce moment où les policiers surveillent et tabassent les survivants – et peut-être des morts – jetés sur les corps des blessés graves et des morts. A juste titre, Norman Ajari analyse ces images de corps noirs amoncelées aux frontières comme la monstration qu’ils sont catégorisés comme des déchets45Norman Ajari, La Dignité ou la mort, 2019, Paris, La Découverte., voués également à être recyclés en images servant à dissuader d’autres exilants à prendre cette route. Si l’on ne peut que convenir de cet usage des images, celles-ci doivent surtout être regardées pour elles-mêmes et pour ce qu’elles montrent. L’entassement, le tabassage et l’abandon à une agonie fatale font partie intégrante du massacre en organisant sa nécro-violence46Expression désignant la violence produite par le mauvais traitement ou son absence des corps morts..

L’enquête sur la construction d’une nouvelle catégorie d’exilés noirs : les « Soudanais »

L’attention sur l’administration de la mort et des blessures, et donc le traitement des corps des morts et des blessés durant le massacre, conduit à un premier enseignement : l’inédit côtoie l’habituel dans les pratiques de violence policières. Face à ces pratiques inédites, deux postures sont possibles. La première est de les inscrire dans la problématique de la coopération marocaine avec la dite « politique migratoire » édictée par l’UE. Le massacre est alors analysé comme un nouveau jalon de l’intensification de la logique sécuritaire, militaire et donc mortifère de cette politique. Considéré comme un résultat sporadique et spectaculaire d’excès non contrôlés mais prévisibles, il est inséré dans une série de massacres47Il serait intéressant d’étudier leurs spécificitésopérés sur les deux frontières coloniales, l’un en 200548A Sebta, faisant 5 morts par balles, l’autre en 201449A Sebta, faisant 15 morts des dizaines de disparus, sans compter les blessés.. Cette analyse, largement dominante parmi les chercheurs et les journalistes, est partagée par l’Amdh et Salaheddine Lemaizi50Ce qui rappelle qu’un même matériau peut être exploité par des approches plurielles et, surtout, ne pas être capté par les problématiques qui ont guidé son établissement.. Ce faisant, la violence et la nécro-violence sont envisagées comme relevant d’une logique déjà à l’œuvre et identifiée.

La deuxième position qui est celle que je défends est de considérer cet inédit comme faisant signe vers des inflexions à investiguer à propos de la violence étatique visant les exilants noirs au Maroc. Elle conduit à un premier déplacement de l’enquête en poursuivant l’investigation sur précisément la construction d’une nouvelle catégorie d’exilants noirs.

La construction de la catégorie « Soudanais » complétée et précisée par des discours post-massacre

La première direction oblige à examiner les discours51Les éléments donnés sont loin d’être exhaustifs, ce qui supposerait une enquête plus systématique sur les déclarations étatiques et l’ensemble du traitement médiatique.qui ont suivi immédiatement le massacre, émanant directement ou non des autorités marocaines, pour beaucoup diffusés par les médias inféodés au régime et mettant en avant des « sources policières » et par une structure paraétatique, le Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH). L’ensemble de ces discours contribue à la construction de cette catégorie, non seulement en la nommant, mais en lui donnant du contenu. Simplement, celui-ci émerge en creux via des discours visant à nier en même temps qu’à légitimer le massacre. Cette approche des discours oblige à dépasser leur simple dimension instrumentale et leurs objectifs immédiats et pragmatiques. S’il est vrai que la rhétorique des premiers instants comporte une part d’improvisation face à l’urgence, il n’en reste pas moins qu’elle prend place dans un cadre de pensée. Autrement dit, elle participe pleinement de la pensée à l’œuvre dans le massacre, en s’y alimentant et en donnant à l’entendre par éclats grâce à des énoncés. En l’occurrence, ces discours donnent un nom à la catégorie d’exilés noirs soumise précisément à la violence commise ce 24 juin 2022, « Soudanais », prenant prétexte d’une présence majoritaire des ressortissants des deux Soudan. Ce choix se présente comme à l’inverse de celui qui a guidé l’attribution du nom de « Subsahariens » et qui dénie aux exilants noirs l’appartenance à un pays précis. Il fallait un autre nom car les dits « Soudanais » sont présentés comme distincts, et à ce titre, ils méritent d’être  soumis à un autre type de violence. L’importance de les différencier par ce nom se manifestera dans les commissariats et dans les tribunaux qui imposeront  cette nationalité à des ressortissants du Tchad ou de l’Erythrée. Sous ce nom, les hommes qui ont subi ce massacre sont présentés comme violents, mais d’une violence qui se démarque nettement de celle prêtée aux dits « Subsahariens ». Ainsi, la CNDH, qui se veut indépendante mais dont les prises de position relèvent régulièrement des accointances avec l’Etat, souligne avec insistance la dichotomie entre des « Subsahariens » voulant juste passer en Europe et les « Soudanais » redoutablement violents52Elle conforte explicitement dans un premier rapport la thèse gouvernementale de la violence criminelle des réfugiés et les décès provoqués par des chutes et non des tabassages ou lynchages policiers..

Si la violence peut être associée aux « Subsahariens », elle est décrite comme non systématique et surtout tournée contre les Marocains. Or,  les « Soudanais » exerceraient une violence, non pas sociale, mais qui pourrait être qualifiée de politique, dans la mesure où elle émanerait d’hommes appartenant, dans leur pays d’origine, à des milices. Les voici désignés « mercenaires », « Janjawids ». La violence prêtée serait celle de groupes organisés, paramilitaires, entraînés à des techniques de mise à mort et liée, de ce fait, à un Etat. Les deux journalistes rapportent des propos de policiers selon lesquels « habituellement, dix policiers suffisent pour fuir 500 Subsahariens », quand « 10 Soudanais n’auraient pas peur de 1000 policiers ». Toujours de « source policière », et rapportée entre autres par un article de Mediapart, une embuscade aurait été organisée par les dits « Janjawids » dans les rues de Nador la veille du massacre afin de provoquer une diversion53Cette version de « source policière » sera malheureusement relayée dans un article de Mediapart. Se présentant comme une analyse, le sociologue Mehdi Alioua avance l’idée de changements de méthodes avec une action « organisée » et « coordonnée » et il mentionne des « débuts d’émeutes » dans plusieurs lieux de Nador face à des forces de l’ordre « débordées », reprenant sans doute la phraséologie policière. Il reprend la thèse défendue par le ministère de l’Intérieur, en présentant les « migrants » comme n’étant « pas des migrants lambda, plutôt des personnes agressives ». L’article mentionne la présence d’anciens « mercenaires » parmi les Soudanais.. Rappelons que le premier communiqué officiel fait état de deux morts chez les policiers, sans que cette information, comme celle de l’attaque préméditée dans Nador, ne soit infirmée. Remarque à noter, les « Soudanais » se voient attribués une subjectivité et des pratiques marquées par une extrême violence qu’ils auraient transférée depuis leur pays d’origine jusque dans le pays de passage. C’est pour rendre compte de cette conception que l’enquête a été tenue de forger la catégorie d’« exilant », utilisée jusque-là de manière descriptive. Fidèle à l’enseignement d’Abdelmalek Sayad contestant la séparation entre l’émigration et l’immigration – alors qu’ils forment la continuité politique du phénomène – « exilant » a le mérite de rappeler que les traitements des exilés par chacun des Etats, qu’ils soient ceux des pays d’origine, de passage ou de destination, interfèrent objectivement et subjectivement les uns avec les autres. 

L’autre élément notable concernant cette violence prêtée aux dits « Soudanais » est qu’elle les rend responsables de leurs propres morts et de leurs propres blessures. Autrement dit, cette hyper-violence les aurait conduits à s’entretuer, en se jetant du haut de la barrière ou en se bousculant. Un paradoxe surgit derrière cette rhétorique de la disculpation des policiers marocains et témoigne que la construction de cette nouvelle catégorie d’exilant noir est en cours : des hommes extrêmement violents et qui auraient pu justifier l’invocation d’une « légitime défense » ne « mériteraient » même pas d’être tués par les policiers, tant cette extrême violence les déborde.

C’est en connectant le déroulement du massacre aux discours qu’il est possible d’avoir accès à ce qui se joue, à savoir la construction d’une nouvelle catégorie d’exilants noirs. Il s’agit ici du premier déplacement opéré par l’enquête, qui porte désormais sur un objet d’investigation plus resserré : considérer l’advenue de cette catégorie de « Soudanais », qui se trouveraient construits, non comme une menace par leur simple présence ou par une éventuelle et limitée propension à la violence, mais comme des possibles ennemis car venus au Maroc munis d’un rapport paramilitaire avec la violence.

Les significations et les formes de la négrophobie de l’Etat à réexaminer

L’examen de la catégorie de « Soudanais » engage à réfléchir sur la négrophobie de l’Etat marocain et sur ses éventuels renouvellements. Elle signalerait en effet une complexification en cours  de la catégorie plus générique de « Noir » relative au régime racial des frontières. Saisir ce processus exige tout d’abord de se démarquer de la problématique centrée sur la collaboration du Maroc à la politique de l’UE de défense de ses frontières. Si ses apports en termes de connaissances et d’explications sont indéniables, son exclusivité conduit à un certain nombre d’obscurcissements quant à la violence négrophobe de l’Etat marocain visant les exilants. Comme déjà mentionné, la violence produite lors du massacre de juin 2022 est interprétée comme relevant de la même logique que celle qui prévaut depuis deux décennies et l’enrôlement de l’Etat marocain dans la dite « lutte contre l’immigration clandestine » venue d’Afrique. Illustration plus précise, le traitement des Soudanais a constitué comme une preuve incarnée de l’anti-noirceur comme mode de gouvernement des « Subsahariens » sur la frontière coloniale de Mlilya, où se donnent littéralement à voir les hiérarchies raciales opérées par les deux polices entre les noirs et les non noirs.

Si je reconnais avec Salaheddine Lemaizi et les militants de l’Amdh-Nador que la noirceur l’a emporté sur l’arabité au regard des écarts de traitement réservé entre les Soudanais et les Yéménites en compagnie des Syriens54C’est aussi le cas dans l’article d’Elisa Tyszler publié dans Contretemps peu de temps après le massacre, et dont je recommande la lecture. Il propose de saisir le massacre à partir de ses observations des pratiques tant du côté des exilants que des policiers sur cette frontière coloniale., j’interroge, précisément à partir des spécificités du massacre, le caractère immuable et homogène de la négrophobie visant les exilants africains. Cette cécité est à mettre sur le compte de la conception de l’Etat marocain dessinée par les approches se centrant sur la coopération avec l’UE. Il se voit investi de la fonction de « gendarme » ou de « sous-traitant », et à ce titre, d’exécutant de politiques extérieures. Des marges de manœuvre et de négociations peuvent lui être reconnues55Dans des analyses cherchant à complexifier les rapports entre l’Etat marocain et l’UE, à l’instar de Nora El Qadim, « La politique migratoire européenne vue du Maroc. Contraintes et opportunités », Politique européenne, 31, 2010, p. 91-118, faisant de lui un Etat calculateur et défenseur de ses intérêts en jouant de la « rente migratoire ». Ce faisant, la politique de « lutte contre l’immigration clandestine » apparaît comme un moyen ou un outil au service de politiques relevant de domaines hétérogènes. Cette position éclate dans l’appel lancé par bon nombre de ses critiques et de ses opposants marocains à abandonner cette coopération pour mettre fin à la violence. Or, c’est oblitérer  l’ « internalisation » de cette politique dans les appareils répressifs de l’Etat.

Autrement dit, la violence négrophobe ne peut être considérée comme simplement instrumentale et le fruit de l’importation de l’anti-noirceur européenne reposant sur la thématique de l’ « invasion noire »56Cette thématique est déjà à l’œuvre en Europe occidentale et particulièrement en France au 19e siècle, avec l’idée de l’invasion démographique et de la submersion ; en témoigne le succès littéraire de L’Invasion noire datant de 1893-1894, tel que le rappelle Reza Zia-Ebrahimi dans Antisémitisme § islamophobie. Une histoire croisée, 2021, p. 121-122 ainsi que sur une conception envisageant les Noirs comme des hommes et des femmes « inutiles »57Norman Ajari, La Dignité ou la mort, 2019, Paris, La Découverte.. Cette logique européenne a sédimenté dans les différents appareils de répression que sont la police, la justice et l’armée, via des discours et des pratiques. Par ailleurs, elle s’est ajoutée à d’autres logiques historiques de la négrophobie du pouvoir marocain. Il est sans doute difficile, voire impossible de distinguer leurs relations58Cette impossibilité ne signifie pas la renonciation à cet effort, ce dont témoigne le premier numéro de Souffles Monde, avec notamment les contributions de Hisham Aïdi, de Yassine Yassni, de Fatima Aït Ben Lmadani ou de Zakia Salime., mais il est nécessaire d’identifier les intellectualités modelées par l’esclavage59Il faut noter l’existence d’un débat tout aussi âpre que passionnant qui oppose les contributeurs de la revue Souffles Monde et Choukri El Hamel à propos des enjeux historiques de l’anti-noirceur et l’esclavage. Cf. Hisham Aïdi, « Moulay Ismail and the Mumbo Jumbo : Black Morocco revisited », Islamophobia Studies Journal, printemps 2023, Academia.edu et son abolition, par la colonisation européenne60Avec la séparation entre la dite « Afrique du nord » et la dite « Afrique subsaharienne » ou la mémoire du recours par l’occupant français à des soldats noirs dans la répression., par l’indépendance reposant sur la construction d’une identité arabo-musulmane prééminente61Ali Bensaâd, « Au Maghreb, le racisme contre les Subsahariens met au jour l’ambiguïté des constructions identitaires », Le Monde, 27 avril 2023., qui s’entremêlent voire s’imbriquent pour fonder les ressorts de la négrophobie d’Etat. Prendre soin de l’historiciser implique non seulement de rechercher ses sources passées mais également d’enquêter sur ses évolutions présentes dans la mesure où elle ne peut être présumée figée. Ces évolutions sont nécessairement produites par celles propres à l’Etat et celles relatives à la politique de violence contre les exilants. En l’occurrence, le massacre à Mlilya le 24 juin 2022 aurait révélé ce qui m’apparait comme une bifurcation relative à la négrophobie de l’Etat reposant sur une figure ennemie du Noir.

Les hypothèses de la fixation de ce devenir-ennemi sur les « Soudanais »

En vue de mieux comprendre les enjeux de la bifurcation repérée, il est légitime de s’interroger sur les raisons de la fixation sur la nationalité soudanaise de ce devenir-ennemi. Pour l’heure, il n’est pas possible de faire une généalogie de la construction de cette catégorie. L’Amdh Nador a évoqué un élément qu’il s’agitait d’investiguer : un ciblage des Soudanais par la justice aurait eu lieu des mois avant le massacre, se constatant par le nombre d’incarcérés parmi eux. Dans l’attente (et l’espoir) d’une telle investigation, notre enquête politique propose un certain nombre d’hypothèses relatives à la rationalité de l’Etat marocain – en attribuant aux hypothèses un statut quasi équivalent aux connaissances et aux idées dans la mesure où elles aident à réfléchir aux enjeux de ce qui a cours. Si elles ne sont pas vérifiables, elles ne relèvent tout autant pas de spéculations infondées, qu’elles relèvent de considérations matérielles ou imaginaires.

Une partie de ces hypothèses repose sur le distinguo que l’Etat marocain se doit de respecter avec les exilés noirs dits « Subsahariens » car il ne peut leur accoler le devenir-ennemi repéré. Et cela, en direction tant des Etats desquels ils viennent que de sa propre « opinion publique ». Il est engagé depuis au moins deux décennies dans une politique à la fois diplomatique, économique, commerciale, culturelle et religieuse avec un grand nombre d’Etats de l’Afrique de l’Ouest62Omar Azik, « Maroc : tremplin pour les conquêtes néocoloniales de l’Afrique » CADTM, 2017 et même au-delà de cette région – comme le Nigeria. De ce fait, il n’est pas envisageable, non pas de violenter leurs ressortissants traversant le pays, mais de les criminaliser en tant qu’hommes hyper-violents prêts à affronter la police et donc l’Etat. Cet équilibre à trouver s’est manifesté lors de la réception deux jours après le massacre d’ambassadeurs de certains Etats africains en guise de réponse à la condamnation et la demande d’une enquête formulées par l’OUA et par l’ambassadeur du Kenya à l’ONU63On notera la position du chef de l’Etat du Nigeria assez timorée alors qu’il était engagé dans des négociations avec l’Etat marocain à propos d’un gazoduc.. Pour des motifs également de cohérence, il n’est pas envisageable d’ériger en ennemis intérieurs les dits « Subsahariens » aux yeux mêmes des Marocain(es) alors qu’ils font l’objet de discours les présentant, lorsqu’ils sont dans l’attente de passer en Europe comme des victimes de « traite humaine » à protéger d’elles-mêmes et comme potentiellement régularisables. Pour le dire autrement, il n’est pas possible d’encourir le risque de démentir sa propre entreprise de médiatisation et donc de justification des quelques campagnes de régularisation de ressortissants de pays d’Afrique de l’ouest désignés sous le nom de « Subsahariens »64Un affichage qui apparaît délié de l’ampleur et de la pérennité de ces régularisations. Salaheddine Lemaizi a pu établir un lien entre la suspension des régularisations et l’exacerbation de la violence à l’égard des exilants..

A contrario, le Soudan apparaît comme un Etat avec lequel le Maroc a beaucoup moins de relations diplomatiques et économiques. J’ajoute également la possibilité pour l’Etat de s’appuyer sur un imaginaire présent, conscient ou non, suscité par les noms de « Soudanais » et de « Janjawids » associés à une hyperbolisation de la violence. Cet imaginaire populaire pourrait se nourrir d’une vague connaissance de la guerre menée dans les années 2000 contre les civils et des massacres opérés tout particulièrement au Darfour, ainsi que des pratiques criminelles de « Janjanwids » avérées contre les exilants capturés en Libye65On peut envisager qu’un tel imaginaire ait été alimenté par les récits d’exilants marocains qui ont subi détentions et violences en Libye. Rappelons aussi que « Soudanais » a été un des noms donnés au Maroc aux Africains noirs.. Une autre hypothèse doit être également prise au sérieux et concerne le statut potentiel de demandeur d’asile auquel les Soudanais peuvent prétendre. Même s’il est quasiment pas respecté par le Maroc66Comme il ne l’a pas été pour les réfugiés de Syrie auparavant., ce statut peut provoquer l’anticipation d’une grande gêne de la part des autorités espagnoles qui seraient obligées de leur laisser la possibilité de se rapprocher de la frontière de Mlilya pour déposer une demande d’asile auprès du bureau de l’HCR67Son accès est justement l’objet d’une différenciation racialisée aux abords de Mlilya : les Noirs en sont totalement privés par la police marocaine. L’Amdh-Nador a fait état il y a quelques jours d’un traitement raciste des Tchadiens effectué par les autorités espagnoles. et donc de s’introduire dans la colonie espagnole. Parmi toutes les hypothèses quant à la fixation du nom « Soudanais » sur ce devenir-ennemi, celle qui me semble la plus décisive en dépit de son caractère évanescent nous conduit dans ce que je nomme l’ « espace mental » de l’Etat marocain. Il s’agit d’un amalgame, difficile voire impossible à saisir dans sa globalité, qui correspondrait à son imaginaire, nourri à la fois par le passé, le présent et le futur tels qu’il les subjective. En l’occurrence, la figure soudanaise incarnerait la crainte vertigineuse d’une recrudescence d’arrivées d’exilants sur cette route migratoire qu’est devenu le pays depuis une vingtaine d’années au moins. La présence de quelques centaines ou milliers de Soudanais arrivés depuis deux ans viendrait manifester l’attente rationnelle voulant que des ressortissants de pays lointains et apparaissant comme insoupçonnables du fait justement de la géographie décident de faire du Maroc le lieu de passage vers l’Europe.

Cette projection ne concerne pas que le Maroc. Il suffit de lire la presse pour apprendre que des exilants passent par des pays nouveaux et lointains68Aux frontières entre le Mexique et les Etats-Unis, entre les Etats-Unis et le Canada, en Guyane française. Cette projection repose sur des « dynamiques migratoires » nouvelles déjà repérées comme l’exil de familles appartenant ou non aux classes moyennes paupérisées de Tunisie, du Liban, de Palestine qui ne voudront pas emprunter des routes jugées dangereuses ; des « dynamiques migratoires » plus anciennes concernant les jeunesses africaines. Ajoutons que la situation politique de la Libye laisse peu entrevoir des perspectives sérieuses de paix pour le moment. Ces éléments renforcent l’attractivité69Attractivité déjà à l’œuvre chez des Syriens, des Yéménites, des Bangladesh pour ne citer que des nationalités de pays lointains du Maroc, et particulièrement les colonies espagnoles que sont Sebta et Mlilya, vers lesquelles le passage apparaît bien plus sécurisé que la traversée de la Méditerranée. L’incarnation de la projection attendue – et nécessairement pensée – a constitué comme un choc, pour utiliser un terme inapproprié car relevant du registre psychologique, mais qui rend compte d’un des ressorts de la violence déployée contre ceux qui l’assurent à leurs dépens.  

Poursuivre l’enquête sur l’ « après-massacre »

L’investigation sur cette catégorie étatique doit être poursuivie puisque sa construction doit être postulée toujours en cours. Mais la focalisation sur le traitement réservé ou non aux dits « Soudanais » ne signifie pas que le devenir-ennemi qui caractérise la négrophobie de l’Etat marocain et qui vise les exilants noirs se soutiendra seulement sur cette catégorie. Pour l’heure, et l’enquête l’a souligné, il ne peut être envisagé une extension de cette logique à tous les exilants noirs. En revanche, et cela sera l’objet de l’ultime étape de l’enquête, il ne peut être attendu que cette logique s’épuise prochainement.

Dans le cadre de cette enquête, cette investigation doit intégrer également ce que je continue provisoirement à nommer « l’après-massacre ». A mes yeux, et encore bien plus que la séquence antérieure, celle qui suit fait partie du même dispositif-massacre qu’il s’agit de penser. Or, il est sans doute encore plus délicat d’enquêter sur l’ensemble des pratiques déployées dans cet « après », à savoir les blessés, les morts et les disparus. Du côté des médias étrangers, il me semble que l’idée même de mener une telle enquête n’a pas vu le jour, au regard des enquêtes déjà mentionnées de la BBC Afrique ou du consortium noué entre Enass, El Païs, Der Spigel et Le Monde avec Lighthouse Reports, qui se sont focalisées sur les exactions commises du côté espagnol ainsi que les mensonges d’Etat70Et cela, indépendamment des difficultés que les autorités marocaines auraient opposées à de telles investigations, il me semble que c’est la problématique de la coopération sécuritaire entre le Maroc et l’UE/l’Espagne qui a guidé ce choix.. Du côté marocain, le suivi régulier assuré par Salaheddine Lemaizi dans Enass et surtout le travail au long cours mené par l’Amdh Nador nous livre des connaissances précieuses.

L’après-massacre oblige à se décentrer de la frontière de Mlilya pour s’installer dans les différents lieux de la répression et de l’effacement du massacre, toujours en maintenant le fil choisi depuis le début : le traitement des corps. Je précise d’emblée que celui-ci va apparaître en grande partie comme habituel au regard des pratiques étatiques contre les exilants noirs. Mais tant ces pratiques routinières qu’inédites doivent trouver leur sens dans le dispositif-massacre. Par ailleurs, cette coexistence vient signaler que la construction d’une nouvelle catégorie de Noir se présente comme  un processus qui voit se chevaucher des logiques politiques passées et nouvelles. Ce faisant, l’attention à ce qui a eu lieu juste après doit se faire avec la même acuité que lors de l’examen du massacre lui-même, même si les éléments de connaissances sont lacunaires tant les enquêtes empêchées se sont démultipliées.

La première pratique habituelle qu’il faut évoquer est celle des « refoulements » vers d’autres villes du pays. Elles ont pour fonction d’affaiblir psychiquement et physiquement ceux qui échouent à franchir la frontière et à faire éclater les solidarités forgées lors des mois passés sur les montagnes environnantes71L’éclatement des solidarités ne s’est pas réalisé concernant au moins une partie des Soudanais qui, des villes rejointes, se sont retrouvés à Khouribga d’où le groupe était parti quelques mois auparavant. Ils seraient une centaine.. Elles ont été décidées comme prioritaires, puisque comme l’avaient indiqué mes interlocuteurs, les bus pour organiser ces refoulements ont été positionnés avant l’arrivée des ambulances. Cette priorité sinistre rappelle le traitement fait aux blessés laissés à leur agonie ou leurs douleurs tout en signifiant l’urgence d’éloigner les témoins privilégiés du massacre72Il faut tout de même évoquer les témoins qui disposent sans doute de la plus grande liberté de parole, ceux qui ont réussi à rejoindre Mlilya.. Rappelons que les journalistes ont évoqué les difficultés de leur parler dans la région. Salaheddine Lemaizi publiera seulement le 8 juillet un article reposant sur des entretiens avec certains d’entre eux à Casablanca, quand moi, j’en rencontrerai à Khouribga. Ces déplacements forcés constituent un des nombreux hors-champ du massacre, car des blessés graves ont été conduits dans les bus et certains sont morts pendant le trajet et/ou à l’arrivée. Un de mes interlocuteurs assure avoir vu deux morts dans son bus. Il est question également de blessés qui ont été soignés dans les hôpitaux des villes d’expulsion. Cette pratique de refoulements oblige à se décentrer des frontières « officielles » pour considérer que l’ensemble du pays peut être considéré comme une frontière sous l’effet de l’ensemble des persécutions policières que les exilants subissent dans tout le pays73Salaheddine Lemaizi, « Ouled Ziane, une frontière de l’Europe », Enass, 15 février 2023.

Autre lieu du dispositif, les hôpitaux dans lesquels ont été envoyés les blessés les plus graves à Nador, ville mitoyenne de Mlilya, et les plus grave encore à Oujda. Les journalistes et les militants ont été empêchés d’entrer pour discuter avec eux et/ou avec le personnel soignant. La dimension stratégique de ces lieux n’a pas besoin d’être rappelée en vue de l’empêchement définitif de toute connaissance sur les blessures infligées. Notons que les blessés ont été utilisés comme « témoins » par les enquêteurs de la CNDH au service d’un rapport cherchant clairement à disculper l’Etat marocain, alors qu’ils étaient assurément les rescapés pourvus de moins de liberté pour parler.

Il faut évoquer aussi un autre lieu dans l’hôpital de Nador, la morgue. Omar Naji a pu voir un certain nombre de corps avant d’être expulsé. Il a également appris du responsable de la morgue la mise en place d’un circuit dérogatoire pour inscrire les morts, tâche qui lui est pourtant dévolue. L’évocation de ce lieu suscite tellement d’interrogations sur les morts qui n’ont pas fait l’objet d’une identification74On peut se demander s’il s’agit d’une pratique habituelle ou non concernant les morts.: sont-ils encore aujourd’hui conservés dans les compartiments frigorifiés ? Rappelons qu’Omar Naji avait réussi à empêcher une première tentative d’inhumation en catimini très peu de jours après le 24 juin. Un homme Soudanais a été enterré avec son identité connue. D’autres enterrements ont-ils eu lieu ?

Autre lieu de répression qui doit figurer dans toute enquête sur le massacre, et cela, encore une fois, en dépit du peu de connaissances, est l’ensemble des lieux de détention. Il s’agit des commissariats et de ce que mes interlocuteurs ont appelé « centre de déportation » où ils ont été entassés pendant plusieurs jours. Les arrestations et les détentions sont habituelles s’accompagnant de tabassages, d’humiliations, de vols (de l’argent et des téléphones). Juste après le massacre, les arrestations ont pu s’effectuer sur place, avant les refoulements, soit à la suite d’une traque dans la région, aidée par des délateurs. Ainsi, un des rescapés rencontrés était-il avec un groupe dans une gare avoisinante et a été arrêté par des policiers qui ont été avertis de leur présence, ce dont il ne doute pas un instant. Comme il est habituel lors de tentatives collectives de franchissements de la « frontière », les policiers ont recherché activement ceux qu’ils nomment les meneurs. M’ont été évoqués des critères de reconnaissance de ces dits meneurs  qui portent sur leur apparence : une coupe de cheveux rasta et des muscles développés. Mes interlocuteurs ont évoqué le ciblage des plus jeunes, réputés plus vulnérables, pour les faire « avouer » sous les coups ; ces jeunes auraient fini par « dénoncer » n’importe qui pour faire arrêter les violences. Si la plupart des rescapés ont été refoulés ensuite, quelques dizaines d’entre eux vont subir une répression sévère par le biais de la Justice.

En effet, ils vont être poursuivis pour « outrage à des fonctionnaires », « rébellion en réunion », « entrée illégale sur le territoire marocain », « refus d’obtempérer », « participation à une bande criminelle d’immigration clandestine ». Il faudrait assurément investiguer sur cette judiciarisation, d’autant que des ressources existent car les procès ont été largement suivis par les militants de l’Amdh, des journalistes et bien sûr les avocats qui ont accepté de défendre les prévenus. Plusieurs remarques. Tout d’abord, on peut parler de l’ouverture sciemment réfléchie d’un nouveau front par les autorités marocaines, front qui a accaparé les forces militantes et journalistiques pendant de longues semaines au détriment de la situation des rescapés et de celle des morts et des disparus. Sans doute que cette criminalisation a eu cette fonction. Elle n’a rien d’exceptionnel, mais il est certain que ces procès ont participé de la construction de la catégorie des « Soudanais », notamment auprès des Marocains dans la mesure où il sera amplement question d’eux durant les premiers procès et les procès en appel. Il serait intéressant de savoir si l’alourdissement systématique des peines a déjà été constaté. Il faut ajouter que des policiers ont été invités à porter plainte (l’ont-ils fait ?) et ont, sur instruction, établi des procès-verbaux à la chaîne, au sens où ils se ressemblaient, et ont pu prêter abusivement la nationalité soudanais à de nombreux inculpés.

De manière logique, la prison est aussi une pièce du dispositif de répression visant les rescapés du massacre. Elle constitue un hors-champ qu’il s’agit de lever même par une série de questions. Les détenus rescapés du massacre subissent-ils un traitement particulier de la part de l’administration pénitentiaire ou subissent-ils la négrophobie tant de la direction, de surveillants ou de co-détenus marocains75Hicham Mansouri qui a passé plusieurs mois en prison fait allusion à la négrophobie en vigueur dans le lieu. Hicham Mansouri, Au cœur d’une prison marocaine. Montreuil, Libertalia/Orient XXI, 2022. ? Sont-ils réunis dans un bloc ? Ont-ils des liens avec l’extérieur ?

L’enquête sur le massacre doit bien entendu se poursuivre à propos des morts et des disparus. Comme déjà mentionné, il n’est toujours pas possible d’établir leur nombre. L’Amdh avance le nombre de 37 décédés quand l’Etat marocain n’en reconnaît que 23 morts. Une enquête centrée sur les morts et les disparus aurait dû être menée dès les premiers jours. Mais outre les empêchements déjà indiqués, il est sûr que le front judiciaire a dispersé les quelques forces. Il faut noter que l’Amdh Nador s’est remarquablement emparée du dossier des disparus : pour la mémoire de ces personnes, pour leurs frères de condition et bien sûr leurs familles majoritairement soudanaises. L’association a établi en septembre 2022 le nombre de 73 disparus. Il semble que le nombre n’ait pas changé. En toute logique, il y aurait eu une centaine de morts. Ce qui me frappe est que les deux rescapés rencontrés avaient avancé prudemment une soixantaine de morts – le prudemment équivalent à un assurément- et cela dès le 29 juin. S’il est inhérent à tant de massacres de ne pouvoir établir le nombre de morts, il est tout de même frappant que tant de disparus soient encore à déplorer, qui plus est, dans une région urbanisée76Certes, c’est bien ce qui s’est passé à Paris en 1961 mais la Seine a été un allié pour engloutir les morts. Tandis que dans les camps de Sabra et Chatila en 1982, les pelleteuses les ont fait engloutir dans la terre.. Il est incontestable qu’aucune enquête sur le massacre ne peut éluder cette question qui est centrale. Ce qui impressionne reste le nombre de disparus. Tout comme l’acharnement de l’Etat marocain d’entraver les quelques recherches effectuées par les familles. Omar Naji stipule bien que des directives ont été appliquées à l’ambassade du Maroc à Kharthoum pour rejeter toute demande de visa en vue d’identifier ou de rechercher son parent. A priori, un seul Soudanais a réussi à venir au Maroc pour identifier son frère mais parce qu’il vit en Suède. Cette impossibilité est-elle inédite et si oui, qu’est-ce qu’elle signifie du point de vue de l’Etat marocain, alors que l’on pourrait spontanément penser que cette démarche n’a rien de dangereux.

Il me semble, qu’au-delà des aspects habituels du traitement des morts et des disparus chez les exilants noirs, la connaissance aussi exacte que possible de la situation des morts et des disparus permettrait de saisir la négrophobie à l’œuvre dans le massacre du 24 juin, tant pour ce qu’elle rend visible qu’invisible.

Comment saisir l’intellectualité de la négrophobie de l’Etat marocain reposant sur le devenir-ennemi

Par glissements successifs opérés par elle-même, l’enquête portant initialement sur les enjeux du massacre est conduite à saisir plus particulièrement le devenir-ennemi qui réactualiserait la négrophobie de l’Etat marocain77Rappelons qu’il est considéré comme exemplaire d’un processus contemporain affectant bon nombre d’Etats. visant les exilants noirs. Il s’agirait de saisir un processus politique en cours dont on ne sait ni quand il aurait débuté ni comment il va se développer. Justement, parce que se menant au et sur le présent, l’enquête politique assume son caractère fragmentaire et lacunaire, comme elle revendique de travailler à partir d’hypothèses et de pistes. C’est qu’il s’agit de ne pas accuser trop de retard dans la compréhension d’enjeux dont nous sommes contemporains. Mais faut-il aussitôt préciser que les hypothèses et les pistes avancées sont suscitées par la catégorie de « Soudanais » telle que mise au jour par l’analyse du massacre – témoignant par là d’une confiance en l’enquête. L’approche par la singularité est donc maintenue en vue de déplier les logiques à l’œuvre dans cette catégorie et les possibles politiques qu’elles indiquent. Pour finir, l’enquête intègre dans son propre champ des développements qui dépassent pourtant son cadre temporel. Ainsi, son dernier volet n’est ni analytique et encore moins explicative, mais réflexive en partageant un certain nombre de pistes à suivre. Nulle prospection mais attention à des potentialités à l’œuvre dans le présent.

Piste relative à la catégorie de « Soudanais »

L’attention aux évolutions de ce devenir-ennemi oblige bien entendu à se rendre attentif au maintien éventuel du traitement dérogatoire des dits « Soudanais », que ce soit dans l’intégralité du pays qu’aux abords des frontières coloniales que sont Sebta et Mlilya, ainsi que des frontières maritimes. Cette attention doit se porter plus particulièrement dans des campements qui leur seraient propres, les rendant  visibles aux yeux des autorités, comme cela avait été le cas aux abords de Selouane78Notons que bon nombre de Soudanais ne la craignent pas en organisant des rassemblements devant les bureaux de l’HCR. Imane Bellamine, « Réfugiés soudanais : « Une relocalisation maintenant ! », Enass, 22 mai 2023. Autrement dit, cette première piste oblige à vérifier si la construction de la catégorie de « Soudanais » se confirme, si elle évolue ou si, au contraire, elle s’épuise. La prudence est de mise car s’il est vrai qu’aucun élément significatif n’est à noter depuis un an plaidant pour un ciblage des Soudanais – et de ceux assimilés à eux –, il faut aussitôt rappeler qu’il serait précipité, voire naïf, de considérer les discours leur prêtant une hyper violence paramilitaire comme purement accidentels, commandés par la simple urgence lié au massacre, et donc dépourvus de suites et de conséquences. Par ailleurs, l’impérieuse nécessité pour un très grand nombre de Soudanais(es) de fuir le pays, en proie à une contre-révolution militaire féroce, peut exacerber chez les autorités marocaines – et européennes – la peur d’une « submersion » imminente, qui plus est de la part de ressortissants pour lesquels la demande d’asile peut difficilement être réfutable.

Pour l’heure, l’enquête privilégie l’autonomie du « devenir-ennemi » à l’égard des évolutions de la catégorie de « Soudanais ». En effet, une piste suggérée par l’analyse du massacre invite à considérer son élargissement à tous les exilants noirs dans la mesure où il n’opérerait exclusivement que sur les frontières du pays. Les exilants noirs pourraient être maintenus comme une menace à l’intérieur du pays79A certains égards, il serait possible d’identifier le pays dans son intégralité comme une frontière, ce qu’il est devenu à la faveur de l’ensemble des dispositifs de répression visant les exilants. Ce que vient justement rappeler la méthode de refoulements, mais également les interdictions de prendre les bus et les trains vers le nord méditerranéen, ou encore les violences policières aux abords d’une gare routière de Casablanca. Enass  et érigés en ennemis animés de la volonté de tuer dans l’espace des frontières.

Piste de la militarisation sous l’égide de l’Otan des frontières avec l’Europe

Le massacre de Mlilya nous engage en toute logique à débuter l’examen de cette piste par les frontières avec l’Europe/l’Espagne, qu’elles soient méditerranéennes ou atlantiques. Cette étape apporte des éclairages essentiels sur la potentialité  d’une « ennemisation » des exilants cherchant à les franchir – qu’ils soient noirs ou non -, du fait de leur militarisation, appelée à s’intensifier encore. Ses enjeux se présentent sous la forme de plusieurs cercles concentriques : ceux relatifs à l’armée marocaine80Il s’agit ici d’une piste non suivie par notre enquête : Mlilya se trouve dans une région elle-même militarisée, le Rif. Said Elmrabet rappelle très judicieusement que les grenades de gaz lacrymogène utilisés abondamment au point de passage de Bario Chino sont de même nature que ceux utilisés lors de la répression en 2017 contre les manifestants rifains, dont un mourra après avoir été touché par un projectile. Il est question du nombre de 50 000 militaires affectés aux frontières du pays., à l’armée espagnole et à la prétendue police européenne, Frontex, alors que pourvue de technologies militaires81Charles Heller, Lorenzo Pezzani, « Les périls de la migration : médiations conflictuelles du risque aux frontières maritimes de l’Union européenne », Critique internationale, 83, 2019, p.101-123.. Cette militarisation engage donc un large éventail de techniques et d’équipements militaires qui se justifient de la « surveillance » et/ou du « sauvetage » pour empêcher le maximum de passages vers Sebta et Mlliya82Inutile de rappeler que les paysages autour de ces enclaves coloniales témoignent de la militarisation sans cesse continue. Ainsi, l’Amdh Nador a signalé en juin 2023 la construction d’une nouvelle barrière munie de lames tranchantes entre le poste frontalier de Bario Chino et Beni Ensar. et le maximum d’arrivées d’embarcations du côté méditerranéen ou atlantique83Smail Kouttoub, « Connivence sécuritaire entre l’Europe et le Maghreb », Orient XXI, 31 janvier 2017. La nécropolitique à l’œuvre consiste à laisser mourir ou à précipiter les conditions favorisant la mort – en l’occurrence celle de dizaines de milliers de personnes depuis une vingtaine d’années. Ces deux pratiques constituent bien des manières d’administrer la mort, mais sans que ne soit exclue la possibilité de tuer par armes. 84Pour n’évoquer que ce cas, des morts par balles tirées par la marine marocaine ont été signalés par les autorités espagnoles fin mai 2023. Le Desk.

Pour l’heure, cette logique militaire érige les exilants en menace pour la souveraineté et les équilibres démographiques du continent européen. Mais cette logique se voit renforcée en même temps que détournée par une collusion en cours entre la dite « lutte contre l’immigration illégale » et la dite « guerre contre le terrorisme », tout cela sous l’égide de l’Otan. C’est cette collusion entre les discours, les doctrines et les pratiques de ces deux politiques qui porte assurément les ferments de la possibilité d’une ennemisation de tous les exilants. Le déploiement de forces navales en Méditerranée dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » s’est opéré dès octobre 200185Il faut rappeler que l’Otan est responsable de la mort de 63 personnes en 2011 à bord d’un bateau laissé à la dérive pendant 14 jours en Méditerranée centrale qui est sa zone de surveillance maritime. tandis que la « surveillance » s’est élargie aux « trafics » et aux « flux migratoires », entrés officiellement dans le cadre de ses missions86Hélène Richard, « En Méditerranée, la traque des migrants », Manière de voir, 83, juin-juillet 2022.. Hasard du calendrier certes, mais hasard significatif, s’est tenu le 30 juin à Madrid, soit une semaine après le massacre, un sommet de l’Otan – très important puisque le premier après la défaite consommé des Etats-Unis et de l’Otan en Afghanistan87Jaime Pastor, « Nouveau concept stratégique de l’OTAN : vers une nouvelle guerre globale permanente ? », Contretemps, 10 septembre 2022. Les conclusions sont peut-être passées trop inaperçues, mais l’Etat espagnol par la voix de son ministre des Affaires étrangères a appelé à l’ouverture d’un « flanc sud » de l’Otan, qui conjoindrait précisément les deux menaces que sont « l’immigration illégale » et le « terrorisme ». Officiellement de manière inédite, est manifesté un intérêt pour l’ « Afrique du nord », le « Sahel » et le « Moyen-Orient ». En définitive, se pense la possibilité que l’Otan soit de plus en plus impliquée dans la « défense de l’intégrité territoriale européenne » contre la menace jugée existentielle d’une « invasion » noire et/ou musulmane.

La potentialité de ce devenir-ennemi des exilants aux frontières avec l’Afrique et l’Asie concernerait assurément tous les Etats impliqués, à l’instar du Maroc, via leurs armées dans la violence du régime des frontières. Mais ses enjeux seraient tout de même dictés prioritairement par l’UE et les Etats européens qui racialiseraient les exilants-terroristes à partir de l’islamophobie. Ainsi, cette collusion se donne à entendre depuis au moins 2011 dans des discours à propos des exilés venus de Syrie et elle peut trouver des applications dans des législations88Catherine Gauthier, « Asile et terrorisme. L’insidieuse érosion des statuts de réfugié et de bénéficiaire de la protection subsidiaire », RDFL, 2019 ou des pratiques administratives89« L’asile au prisme du terrorisme », épisode 4 de « L’Antiterrorisme français : la justice et la peur », France culture, 22 septembre 2022. Ainsi, pour évoquer la France, cette collusion est largement amorcée dans les discours et les pratiques via la construction de la catégorie de « Tchétchènes ». Ce qui apparaît est que la racialisation de la dite « guerre contre le terrorisme » repose sur la figure musulmane réputée arabe ou asiatique. Deux remarques s’imposent. Concernant l’Etat marocain, il faut reconnaître qu’il serait difficile d’envisager que cette racialisation de l’ennemi puisse être avalisée. S’il a rallié « guerre contre le terrorisme » et donc son idéologie islamophobe, il l’a fait pour des enjeux nationaux relatifs à la répression des forces d’opposition politique islamistes90Il s’agit aussi afficher sa loyauté à l’égard des Etats-Unis, bénéficier de leur part et de leurs alliés d’investissements militaires nécessaires à la stabilité du régime. Mais il lui serait impossible de voir ses propres exilants soumis à ce régime « antiterroristes » des frontières sans prendre le risque d’une colère populaire.  

Par ailleurs, concernant la négrophobie, rien n’exclut la possibilité que la dite « guerre contre le terrorisme » telle que pensée par l’UE et l’Otan se racialise en recourant à ce système de déshumanisation. La région dite du « Sahel » fait l’objet d’attentions grandissantes de la part des pays européennes avec la menace brandie d’attaques venant de groupes « djihadistes », à l’instar des discours de l’Etat français à propos du Mali. Mais pour l’heure, la prééminence de l’islamophobie comme réservoir idéologique de la « guerre contre le terrorisme » – qui en retour vient la resignifier – dans cet espace euro-africain oblige à examiner l’hypothèse au travail du devenir-ennemi des exilants noirs dans une autre géographie.  

Piste plus déterminante : les frontières terrestres et la dite « guerre contre le terrorisme » en Afrique

Il faut donc dépasser le paradoxe voulant que ce soit l’analyse d’un massacre opéré sur l’une des frontières avec l’Europe qui ait révélé ce devenir-ennemi, alors que ses enjeux fondamentaux se jouent ailleurs. De même qu’il faut consentir à l’effort décolonial91Malgré l’inconfort engendré par la crainte d’être compris comme une disculpation de l’UE et l’omission des rapports de domination. de se décentrer de la frontière coloniale avec l’Europe au profit d’un recentrement africain. Les Etats de ce continent, comme il l’a été souligné à propos du Maroc, ne sont pas de simples réceptacles de politiques édictées par les anciennes puissances coloniales. Ils profitent également de la dispersion de la domination entre plusieurs « pôles ». Enfin, une partie de leurs politiques intérieures présente des enjeux proprement nationaux et africains. En l’occurrence, les enjeux marocains de la catégorie de « Soudanais » recoupent en grande partie des enjeux continentaux obligeant à ce recentrement africain : ils sont construits comme ennemis car porteurs d’une hyperviolence politisée qu’ils ont transférée depuis le Soudan. Autrement dit, sa logique repose sur l’association entre les caractéristiques des exilants et celles de leurs régions d’origine. C’est donc elle qui nous pousse à porter notre regard sur l’au-delà des frontières terrestres marocaines. Arrêtons-nous tout de même un instant sur les frontières avec la Mauritanie impliquant le Sahara occidental et avec l’Algérie. Leur militarisation semble relever d’une logique débridée, transformant ces espaces non seulement en zones militaires, mais qui plus est en situation de pré-guerre. Même si elle ne débouchait pas sur une confrontation militaire avec l’Algérie et les indépendantistes sahraouis, il s’agit bien d’une situation de pré-guerre, avec un déploiement d’armes, des installations de bases, et des exercices militaires. Des exilés trouvent ici aussi la mort, administrée de manière directe ou différée par des expulsions vers le désert. Mais l’intensification de cette logique de guerre pourrait conduire à considérer toute intrusion des frontières comme le fait d’ennemis à abattre. Mais encore une fois, l’intellectualité  de la catégorie de « Soudanais » oblige à porter son regard au-delà d’elles pour envisager les pays africains d’où peuvent être originaires les exilants.

La potentialité du devenir-ennemi se trouve soutenue précisément dans la collusion qui ne cesse de se renforcer entre la « lutte contre l’immigration clandestine » et la « guerre contre le terrorisme », et cela sous l’égide de l’UE, de certains Etats européens, et surtout des Etats-Unis et de l’Otan92Il ne faut pas oublier la présence significative de la Russie dans cette guerre.. Ce faisant, la géographie des « routes migratoires clandestines » et celle de la « guerre contre le terrorisme » se superposent. Cette collusion est flagrante au Niger où l’armée étasunienne livre des informations concernant les exilants alors que recueillies par ses drones installés dans une base à Agadez dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».  Il se trouve que la plupart des Etats africains collaborent à ces deux politiques, certes dans un rapport de domination et de dépendance, mais également en vue de bénéficier d’une rente stratégique permettant le renforcement de leur armée et donc de leur régime. A quoi il faut ajouter qu’ils s’engagent dans la « guerre contre le terrorisme » en la détournant au profit de l’écrasement des communautés rétives à l’ordre national et érigées en « ennemis intérieurs ». Autrement dit, les différents Etats africains produisent leurs propres catégories d’ennemis, qui peuvent se partager éventuellement. On peut penser aux Peuls « ennemisés » aussi bien par le Niger, le Mali que le Nigeria. Or, ces Etats sont amenés, sous le patronage des Etats-Unis et/ou de l’Otan à se retrouver dans des partenariats, dans des réunions à différents niveaux, au cours desquels leurs armées tendent à se coordonner. Nouvel hasard, tout aussi significatif que le précédent, le massacre du 24 juin a eu lieu lors de l’édition 2022 de l’African Lion sur le territoire marocain, exercice militaire conjoignant, outre les Etats-Unis, le Tchad, le Ghana, le Sénégal pour ne citer qu’eux. On peut évoquer également la « Plateforme de Marrakech » qui réunit les chefs des agences de sécurité africaines.

Nécessairement, s’opère une circulation des méthodes, des techniques, mais aussi des idées et des représentations, particulièrement celles sur les dits « terroristes ». C’est ici que la catégorie d’ « exilant »93Si cette politique de guerre fragilise les sociétés, pouvant pousser à l’exil, il ne s’agit pas pour moi d’affirmer que les exilants noirs fuient nécessairement la « guerre contre le terrorisme ». doit être rappelée.  Doit être envisagé que puisse s’effectuer par les Etats des pays traversés, une assimilation entre le danger qu’incarneraient les exilants et leurs régions d’origine, cette même logique repérée à propos des « Soudanais » dont les subjectivités et les pratiques miliciennes prêtées dans le pays d’origine permettaient de les appréhender. Ce faisant, la  négrophobie contre les exilants noirs s’actualiserait, non plus seulement au contact et dans le nouage avec la « lutte contre l’immigration clandestine » mais avec la « guerre contre le terrorisme ». Ces potentialités signalées ne relèvent pas, comme déjà mentionné, de prospectives, mais elles sont une invitation à problématiser le traitement des exilants noirs par l’Etat marocain à partir, non plus seulement d’enjeux relatifs à la coopération avec l’UE/l’Espagne mais à partir d’enjeux marocains et africains aussi, au regard de ces collusions soulignées.

En guise de conclusion provisoire

La dernière étape de l’enquête oblige à réfléchir sur les implications de la négrophobie construisant les exilants noirs comme des ennemis. Il s’agit d’abord de considérer que la négrophobie, qui s’applique ici à la condition migratoire africaine, ne peut être considérée comme unique dans son intellectualité, ses formes, ses pratiques. Comme toute politique, elle doit être historicisée et envisagée de manière complexe. La négrophobie reposant sur l’ordre mondial néolibéral au regard de ses besoins s’actualise dans le nouage avec la « guerre contre le terrorisme ». Il ne s’agit pas ici d’affirmer une déconnexion entre « guerre contre le terrorisme » et néolibéralisme, mais de défendre l’idée que cette guerre contribue sévèrement aux reconfigurations de tout Etat qui y participe et qui donc construit, dans et par la violence, des figures d’ennemis.

La possibilité que la « guerre contre le terrorisme » puisse être racialisée à partir de la négrophobie ne doit nullement surprendre en repensant au cas historique des Etats-Unis94Anna A. Meier, « Terror as justice, justice as terror : counterterrorism and anti-Black racism in the United States », Critical Studies on Terrorism, 15, 2022. La possibilité qu’elle puisse faire l’objet en Afrique d’une racialisation ayant des enjeux proprement nationaux ne doit pas non plus surprendre si l’on repense au Kenya qui a collaboré à la « guerre contre le terrorisme » en criminalisant les Somaliens et les Kenyans d’origine somalienne95Samar Al-Bulushi, « Vingt ans plus tard : la guerre contre le terrorisme en Afrique de l’Est », 11 septembre 2021, PIR.. En définitive, le fait que la négrophobie puisse être convoquée à cet effet par les Etats maghrébins doit être posé comme une hypothèse du travail intellectuel et militant, à l’heure où, pour ne citer que ce cas le plus spectaculaire, l’Etat tunisien a érigé les Africains noirs en agents d’une colonisation de substitution de peuplement, autre variante du devenir-ennemi. 

Samia Moucharik


[1] Par cohérence politique, le nom en arabe marocain sera choisi ici en lieu et place de « Melilla », nom donné par l’Espagne à cette colonie, le même enjeu se retrouvant dans le choix du nom de l’autre colonie espagnole, Sebta ou Ceuta. Notons que la ville est appelée Mlit en amazigh ou Mrirt en rifain.

[2] S’il est un terme largement préféré à celui de « migrant » ou de « réfugié », il est utilisé provisoirement pour sa charge descriptive avant que ne lui soit préféré la catégorie d’ « exilant » forgée pour sa valeur analytique.

[3] Ainsi que bon nombre de Tchadiens.

[4] Pour s’en tenir aux enquêtes journalistiques publiées des mois après le massacre, celles de BBC Afrique et du consortium Le Monde, El Pais, Enass.

[5] A laquelle il faut ajouter la complicité indirecte et/ou passive des Etats de l’Union européenne et un grand nombre d’Etats africains, impliqués par la nationalité des exilés présents également au Maroc et leur appartenance à l’Organisation de l’Unité africaine timorée dans ses réactions au massacre.

[6] Ce qui ne signifie absolument pas la disculpation ou une atténuation des responsabilités criminelles de l’Etat espagnol, pas plus que l’oubli de la complicité des Etats européens et du si peu de réactions de la part d’Etats africains.

[7] Entre autres, rappelons le rassemblement organisé par la Dynamique Unitaire Panafricaine sur l’esplanade du Trocadéro, auquel le PIR a participé.

[8] Et donc pas seulement au sens d’événement médiatique ce que ce massacre a été incontestablement au regard des répercussions internationales et des publications de nombreuses enquêtes plusieurs mois après sa survenue.

[9] Cette analyse offre un décentrement face aux analyses dominantes de l’Etat contemporain qui privilégient les politiques néolibérales comme analyseur, ce qui conduit à envisager la violence comme conséquence de ces politiques économiques.

[10] Le caractère crucial du recueil des informations relatives à un massacre dès les premiers instants se vérifie jusque dans les enquêtes postérieures qui reposeront certes sur des éléments nouveaux mais sont largement dépendantes de ce travail initial.

[11] Dont je préfère taire le prénom pour éviter toute possibilité d’identification.

[12]Article publié sur le site arabophone Hawamich.info

[13] Auteur de nombreux articles sur le site Enass qu’il a lui-même fondé.

[14] « La tragédie au poste frontalier de Bario Chino. Un crime ignoble des politiques migratoires européennes espagnoles et marocaines ».

[15] Accompagnés par un exilé également soudanais qui n’aura pas pu les suivre jusqu’à Mlilya du fait d’une blessure infligé volontairement à une jambe par des policiers quelques mois auparavant

[16] Ville minière, éloignée d’une centaine de kilomètre de Casablanca, et distante de 600 kilomètres de Mlilya. Elle-même compte un très grand nombre de jeunes aspirant à l’exil, ce que rappelle de manière judicieuse cet article : Salaheddine Lemaizi, « De Khouribga à Khartoum, le destin croisé d’une jeunesse en migration », Enass, 21 mars 2023

[17] La répression contre les journalistes n’a cessé de s’intensifier ces cinq dernières années dès lors qu’ils portaient leurs investigations sur des sujets jugés délicats pour le régime, à l’instar des spoliations foncières sur lesquelles travaillait Omar Radi. Rien n’interdit de penser que la politique migratoire ne finisse pas intégrer la liste de ces sujets.  

[18] Voir RFI.

[19] C’est ainsi qu’il faut comprendre la photographie des différents prénoms indiqués des disparus qu’ils déploraient ce 29 juin, mais qu’ils présumaient comme morts.

[20] Les deux jeunes hommes ont expliqué leur décision de faire cet entretien pour parler des  morts qui avaient tous une famille

[21] Il est certain que si je les avais rencontrés quelques jours plus tard, l’entretien aurait pris une tout autre orientation, moins factuelle, invitant davantage à des jugements.

[22] A l’instar des enquêtes ouvrières opéraistes qui ont trouvé une actualisation à propos du régime des frontières avec Sandro Mezzadra. « L’homme de la frontière. Entretien avec Sandro Mezzadra », Vacarme, 69, 2014, p. 226-249.

[23] Pour reprendre le terme tel qu’utilisé par Sylvain Lazarus dans Anthropologie du Nom, Editions Seuil, 1996.

[24] En cela, l’approche par la singularité n’est pas circulaire, au sens où elle porterait en elle-même le résultat de l’analyse.

[25] Cette enquête qui se centre sur l’Etat appelle à d’autres enquêtes, bien plus stimulantes, et qui exploreraient les subjectivités des exilés africains.

[26] Salaheddine Lemaizi est l’un des co-fondateurs de Réseau Marocain des Journalistes des Migrations.

[27] Loin d’être une facétie lexicale, il s’agit de rendre compte que ces hommes sont en train de s’exiler. Il prendra comme indiqué plus haut une valeur analytique.

[28] Situations bien connues, pour ne parler que de la France, à Calais, à Paris …

[29] Il est saisissant de constater l’existence d’une langue avec une invention de mots empruntés à différentes langues pour évoquer différents aspects de la vie organisée lors des franchissements des frontières.

[30] Un article d’Enass évoque la présence d’une seule Soudanaise. Cf. Imane Bellamine, « Hawwâ, une damnée des frontières », Enass, 6 septembre 2022

[31] L’un en 2005 a provoqué 5 morts par balles tandis que l’autre a eu lieu en 2014 et a fait 15 morts.

[32] Encore une fois, a été privilégié ce qui s’est déroulé du « côté » espagnol.

[33] Qui est le propre de tant de massacres, à l’instar de celui des Algériens dans Paris en 1961, de celui de Guadeloupéens en 1967 ou encore de celui Palestiniens dans deux camps beyrouthins en 1982, pour ne citer que ceux plus connus des lecteurs francophones.

[34] Auquel il faut ajouter celui de bombes fumigènes ainsi que des grenades assourdissantes des deux côtés. La police espagnole a recouru également à des tirs à balles caoutchouc, a frappé un très grand nombre hommes tout en les repoussant vers les policiers marocains qui les frappaient à leur tour. Des hommes sont morts du « côté » espagnol de la frontière.

[35] A partir d’observations menées sur les frontières coloniales, la sociologue Elsa Tyzler souligne bien la généralisation de la pratique de tels coups de la part des Forces auxiliaires et de la Guardia Civil.  Elsa Tyzler, « Masculinités et féminités à la frontière maroco-espagnole. Miroirs d’un contrôle migratoire racialisé et genré », Anthropologie § Développement, 51, 2020, p.155-170

[36] Les coups portés sur la tête comme le gazage pourraient être une des explications au refus de procéder à toute identification et toute autopsie, doublées d’une tentative d’inhumer en catimini les morts.

[37] Cette question vaut tout autant pour les policiers espagnols, avec des réponses qui doivent se rejoindre mais aussi différer.

[38] De manière éclairante, Norman Ajari forge la notion d’ « émasculinité » signifiant que les hommes noirs sont assignés à un autre genre de masculinité, elle-même définie par un ensemble de dispositifs de violence et de mise à mort. Norman Ajari, « Emasculinité. L’inhabitable genre des hommes noirs », 2019.

[39] L’autre critère étant la coiffure rasta qui indiquerait une présence de longue durée dans le pays : « On dit que si tu es rasta c’est que tu as mille ans dans ce pays ». Il ciblerait davantage les Sénégalais, les Ivoiriens et les Camerounais.

[40] Il n’en a pas été mention dans les enquêtes que j’ai lues ; j’ignore si le mot est audible dans les vidéos pourvues de son.

[41] Profession de foi constitutive à l’Islam

[42]Les notions d’arabité et d’africanité sont tout aussi centrales que délicates dans la construction du Soudan comme dans son histoire politique. Cf. Barbara Casciarri, Alice Franck, Stefano Manfredi, Munzoul Assal, « Ethnicité, religion, nationalisme. Intersections et ambiguïtés  dans un Soudan en mouvement », Cahiers d’études africaines, 240, 2020, p. 761-778.

[43] Choukri El Hamel, Le Maroc noir. Une histoire de l’esclavage, de la race et de l’Islam, La Croisée des Chemins, 2e édition 2019.

[44] Abandon auquel a participé la police espagnole par des expulsions de blessés et le refus d’apporter des soins

[45] Norman Ajari, La Dignité ou la mort, 2019, Paris, La Découverte.

[46] Expression désignant la violence produite par le mauvais traitement ou son absence des corps morts.

[47] Il serait intéressant d’étudier leurs spécificités

[48] A Sebta, faisant 5 morts par balles

[49] A Sebta, faisant 15 morts des dizaines de disparus, sans compter les blessés.

[50] Ce qui rappelle qu’un même matériau peut être exploité par des approches plurielles et, surtout, ne pas être capté par les problématiques qui ont guidé son établissement.

[51] Les éléments donnés sont loin d’être exhaustifs, ce qui supposerait une enquête plus systématique sur les déclarations étatiques et l’ensemble du traitement médiatique.

[52] Elle conforte explicitement dans un premier rapport la thèse gouvernementale de la violence criminelle des réfugiés et les décès provoqués par des chutes et non des tabassages ou lynchages policiers.

[53] Cette version de « source policière » sera malheureusement relayée dans un article de Mediapart. Se présentant comme une analyse, le sociologue Mehdi Alioua avance l’idée de changements de méthodes avec une action « organisée » et « coordonnée » et il mentionne des « débuts d’émeutes » dans plusieurs lieux de Nador face à des forces de l’ordre « débordées », reprenant sans doute la phraséologie policière. Il reprend la thèse défendue par le ministère de l’Intérieur, en présentant les « migrants » comme n’étant « pas des migrants lambda, plutôt des personnes agressives ». L’article mentionne la présence d’anciens « mercenaires » parmi les Soudanais.

[54] C’est aussi le cas dans l’article d’Elisa Tyszler publié dans Contretemps peu de temps après le massacre, et dont je recommande la lecture. Il propose de saisir le massacre à partir de ses observations des pratiques tant du côté des exilants que des policiers sur cette frontière coloniale.

[55] Dans des analyses cherchant à complexifier les rapports entre l’Etat marocain et l’UE, à l’instar de Nora El Qadim, « La politique migratoire européenne vue du Maroc. Contraintes et opportunités », Politique européenne, 31, 2010, p. 91-118

[56] Cette thématique est déjà à l’œuvre en Europe occidentale et particulièrement en France au 19e siècle, avec l’idée de l’invasion démographique et de la submersion ; en témoigne le succès littéraire de L’Invasion noire datant de 1893-1894, tel que le rappelle Reza Zia-Ebrahimi dans Antisémitisme § islamophobie. Une histoire croisée, 2021, p. 121-122

[57] Norman Ajari, La Dignité ou la mort, 2019, Paris, La Découverte.

[58] Cette impossibilité ne signifie pas la renonciation à cet effort, ce dont témoigne le premier numéro de Souffles Monde, avec notamment les contributions de Hisham Aïdi, de Yassine Yassni, de Fatima Aït Ben Lmadani ou de Zakia Salime.

[59] Il faut noter l’existence d’un débat tout aussi âpre que passionnant qui oppose les contributeurs de la revue Souffles Monde et Choukri El Hamel à propos des enjeux historiques de l’anti-noirceur et l’esclavage. Cf. Hisham Aïdi, « Moulay Ismail and the Mumbo Jumbo : Black Morocco revisited », Islamophobia Studies Journal, printemps 2023, Academia.edu

[60] Avec la séparation entre la dite « Afrique du nord » et la dite « Afrique subsaharienne » ou la mémoire du recours par l’occupant français à des soldats noirs dans la répression.

[61] Ali Bensaâd, « Au Maghreb, le racisme contre les Subsahariens met au jour l’ambiguïté des constructions identitaires », Le Monde, 27 avril 2023.

[62] Omar Azik, « Maroc : tremplin pour les conquêtes néocoloniales de l’Afrique », CADTM, 2017

[63] On notera la position du chef de l’Etat du Nigeria assez timorée alors qu’il était engagé dans des négociations avec l’Etat marocain à propos d’un gazoduc.

[64] Un affichage qui apparaît délié de l’ampleur et de la pérennité de ces régularisations. Salaheddine Lemaizi a pu établir un lien entre la suspension des régularisations et l’exacerbation de la violence à l’égard des exilants.

[65] On peut envisager qu’un tel imaginaire ait été alimenté par les récits d’exilants marocains qui ont subi détentions et violences en Lybie. Rappelons aussi que « Soudanais » a été un des noms donnés au Maroc aux Africains noirs.

[66] Comme il ne l’a pas été pour les réfugiés de Syrie auparavant.

[67] Son accès est justement l’objet d’une différenciation racialisée aux abords de Mlilya : les Noirs en sont totalement privés par la police marocaine. L’Amdh-Nador a fait état récemment il y a quelques jours d’un traitement raciste des Tchadiens effectué par les autorités espagnoles. 

[68] Aux frontières entre le Mexique et les Etats-Unis, entre les Etats-Unis et le Canada, en Guyane française

[69] Attractivité déjà à l’œuvre chez des Syriens, des Yéménites, des Bangladesh pour ne citer que des nationalités de pays lointains

[70] Et cela, indépendamment des difficultés que les autorités marocaines auraient opposées à de telles investigations, il me semble que c’est la problématique de la coopération sécuritaire entre le Maroc et l’UE/l’Espagne qui a guidé ce choix.

[71] L’éclatement des solidarités ne s’est pas réalisé concernant au moins une partie des Soudanais qui, des villes rejointes, se sont retrouvés à Khouribga d’où le groupe était parti quelques mois auparavant. Ils seraient une centaine.

[72] Il faut tout de même évoquer les témoins qui disposent sans doute de la plus grande liberté de parole, ceux qui ont réussi à rejoindre Mlilya.

[73] Salaheddine Lemaizi, « Ouled Ziane, une frontière de l’Europe », Enass, 15 février 2023

[74] On peut se demander s’il s’agit d’une pratique habituelle ou non concernant les morts.

[75] Hicham Mansouri qui a passé plusieurs mois en prison fait allusion à la négrophobie en vigueur dans le lieu. Hicham Mansouri, Au cœur d’une prison marocaine. Montreuil, Libertalia/Orient XXI, 2022.

[76] Certes, c’est bien ce qui s’est passé à Paris en 1961 mais la Seine a été un allié pour engloutir les morts. Tandis que dans les camps de Sabra et Chatila en 1982, les pelleteuses les ont fait engloutir dans la terre.

[77] Rappelons qu’il est considéré comme exemplaire d’un processus contemporain affectant bon nombre d’Etats.

[78] Notons que bon nombre de Soudanais ne la craignent pas en organisant des rassemblements devant les bureaux de l’HCR. Imane Bellamine, « Réfugiés soudanais : « Une relocalisation maintenant ! », Enass, 22 mai 2023

[79] A certains égards, il serait possible d’identifier le pays dans son intégralité comme une frontière, ce qu’il est devenu à la faveur de l’ensemble des dispositifs de répression visant les exilants. Ce que vient justement rappeler la méthode de refoulements, mais également les interdictions de prendre les bus et les trains vers le nord méditerranéen, ou encore les violences policières aux abords d’une gare routière de Casablanca. Enass

[80] Il s’agit ici d’une piste non suivie par notre enquête : Mlilya se trouve dans une région elle-même militarisée, le Rif. Said Elmrabet rappelle très judicieusement que les grenades de gaz lacrymogène utilisés abondamment au point de passage de Bario Chino sont de même nature que ceux utilisés lors de la répression en 2017 contre les manifestants rifains, dont un mourra après avoir été touché par un projectile. Il est question du nombre de 50 000 militaires affectés aux frontières du pays.

[81] Charles Heller, Lorenzo Pezzani, « Les périls de la migration : médiations conflictuelles du risque aux frontières maritimes de l’Union européenne », Critique internationale, 83, 2019, p.101-123.

[82] Inutile de rappeler que les paysages autour de ces enclaves coloniales témoignent de la militarisation sans cesse continue. Ainsi, l’Amdh Nador a signalé en juin 2023 la construction d’une nouvelle barrière munie de lames tranchantes entre le poste frontalier de Bario Chino et Beni Ensar.

[83] Smail Kouttoub, « « Connivence sécuritaire entre l’Europe et le Maghreb », Orient XXI, 31 janvier 2017

[84] Pour n’évoquer que ce cas, des morts par balles tirées par la marine marocaine ont été signalés par les autorités espagnoles fin mai 2023.

[85] Il faut rappeler que l’Otan est responsable de la mort de 63 personnes en 2011 à bord d’un bateau laissé à la dérive pendant 14 jours en Méditerranée centrale qui est sa zone de surveillance maritime.

[86] Hélène Richard, « En Méditerranée, la traque des migrants », Manière de voir, 83, juin-juillet 2022.

[87] Jaime Pastor, « Nouveau concept stratégique de l’OTAN : vers une nouvelle guerre globale permanente ? », Contretemps, 10 septembre 2022

[88] Catherine Gauthier, « Asile et terrorisme. L’insidieuse érosion des statuts de réfugié et de bénéficiaire de la protection subsidiaire », RDFL, 2019

[89] « L’asile au prisme du terrorisme », épisode 4 de « L’Antiterrorisme français : la justice et la peur », France culture, 22 septembre 2022

[90] Il s’agit aussi d’afficher sa loyauté à l’égard des Etats-Unis et de bénéficier de leur part et de leurs alliés d’investissements militaires nécessaires à la stabilité du régime.

[91] Malgré l’inconfort engendré par la crainte d’être compris comme une disculpation de l’UE et l’omission des rapports de domination.

[92] Il ne faut pas oublier la présence significative de la Russie dans cette guerre.

[93] Si cette politique de guerre fragilise les sociétés, pouvant pousser à l’exil, il ne s’agit pas pour moi d’affirmer que les exilants noirs fuient nécessairement la « guerre contre le terrorisme ».

[94] Anna A. Meier, « Terror as justice, justice as terror : counterterrorism and anti-Black racism in the United States », Critical Studies on Terrorism, 15, 2022

[95] Samar Al-Bulushi, « Vingt ans plus tard : la guerre contre le terrorisme en Afrique de l’Est », 11 septembre 2021, PIR.

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