Toutefois, ce n’est pas le parcours de Kandel, ni ses prises de positions passées, qui m’intéressent, mais le billet qu’elle consacre au PIR. Il n’est pas d’un grand intérêt de répondre à ceux qui, peu imaginatifs, décrivent les Indigènes comme les héritiers des nazis ou des vichystes. Chaque texte émis par le parti suffirait à les contredire. Par contre, l’examen de l’intervention plus « audacieuse » de Kandel me semble à même d’éclairer l’opportunisme de ceux qui accusent aujourd’hui d’antisémitisme une parole qu’ils veulent voir disparaître, ainsi que les fondations théoriques de telles attaques. Penchons-nous donc sur cet ennemi dont je crois qu’il y a quelque chose à apprendre.
Peut-on ne pas haïr la shoah ?
Le propos de Kandel, dans son billet intitulé « le contraire du “philosémitisme” »[1] (elle semble d’ailleurs avoir créé son blog sur le Huffington Post pour l’occasion), est le suivant. Au terme d’un « rappel des faits » confus et laborieux mêlant, pour mieux perdre le lecteur, Charlie Hebdo, célébration de la supériorité morale des féministes blanches, et dénonciation de la lutte contre l’islamophobie, la bloggeuse finit par abattre ses cartes. Dans un premier temps, elle lance qu’en dénonçant le philosémitisme d’État, le PIR en appellerait virtuellement à renverser la vapeur, à proclamer que l’antisémitisme est le seul antidote possible. Écrire cela c’est oublier, ce qui est pourtant clair dès les premières lignes du texte de Houria Bouteldja, que le philosémitisme n’est pas l’autre ou le contraire de l’antisémitisme. Ç’en est une variation contemporaine, dictée par les impératifs politiques et géopolitiques de notre temps. Le philosémite, selon la boutade fameuse, c’est un antisémite qui aime les Juifs – mais qui, comme le rappellent les sorties de Barre, Chirac et Hollande citées en exergue du texte de Bouteldja, n’arrive toujours pas à se résoudre à les tenir pour pleinement français[2].
Toutefois, et c’est le point le plus intéressant, Kandel prend la peine de distinguer cet antisémitisme supposé du PIR d’autres formes de racisme anti-Juifs. Les négationnistes, les fascistes, l’extrême-droite, sont écartés. L’affaire se précise : celui qu’elle prête aux indigènes se distingue de l’antisémitisme blanc. Toutefois, plutôt que de s’aventurer sur le terrain très fréquenté du « nouvel antisémitisme des banlieues », elle emprunte un chemin de traverse. Les indigènes nourriraient un ressentiment féroce contre l’holocauste. Et cela car leur pensée politique se heurterait comme à un mur à ce qu’elle décrit ainsi : « La Shoah comme inconcevable dans la pensée des dominations -persécutions, discriminations ou injustices de tous ordres-, comme événement impossible à rabattre sur les injonctions militantes rituelles de la lutte “contre tous les racismes”. »
Que la destruction des Juifs d’Europe n’ait rien à voir avec la domination, et plus précisément la domination raciste, voilà une thèse bien invraisemblable, assénée à coups de masse ! Si bien que l’auteure n’a pas su rassembler les forces nécessaires pour l’étayer d’arguments. Éclairons à présent ce malheureux billet à la lumière d’autre texte. Kandel semble avoir oublié que la revue Les Temps Modernes (alors même qu’elle faisait à l’époque partie de son comité de rédaction !) publia en janvier 2006 un article remarquable du penseur juif, rescapé d’Auschwitz, Jean Améry. Dès la première page, on y lit ces lignes : « L’expérience vécue du Noir décrite par Fanon correspondait à certains égards aux expériences que j’avais moi-même vécues comme juif interné dans un camp de concentration »[3]. À certains égards seulement, bien sûr. Mais la force de la comparaison suffit à mettre en doute le caractère « inconcevable » de la shoah revendiqué par Kandel. D’autant que dans ce chef-d’œuvre de la littérature concentrationnaire qu’est Par-delà le crime et le châtiment, Améry convoquait déjà Les Damnés de la terre de Fanon pour exposer les minces possibilités, pour le prisonnier du camp, de reconquérir sa dignité[4].
La thèse hallucinée de Kandel semble vaciller, mais c’est le lecteur qui est ahuri en parvenant à la conclusion de son billet : « Une étude récente (cf Libération du 17 avril), notait un “retour à l’antisémitisme classique des années 30”. On aurait tort de négliger, pour autant, cette forme, autrement plus insidieuse, de l’antisémitisme moderne: la haine de la Shoah. Elle est largement partagée, bien au-delà des seuls Indigènes de la République ». La « haine de la Shoah », voilà le crime dont elle accuse les indigènes. Que répondre ?
Évidemment, nous haïssons la shoah, de la même haine immense qui doit s’abattre sur tous les crimes de masse. Nous la haïssons comme nous haïssons les colonialismes modernes, comme nous haïssons ce qu’a été la traite transatlantique. Et nous les haïssons d’autant plus franchement, avec d’autant moins de réserves, que nous savons que tous ces crimes abjects ont la même source : l’obsession de la suprématie blanche, dans ses infinies nuances et déclinaisons meurtrières. Césaire l’a dit dans son Discours sur le colonialisme, il y eut, avec le nazisme, importation à l’intérieur des frontières de l’Europe de la méthode colonialiste : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »[5]
Il n’est pas d’objectif plus absurde, ni plus malhonnête, que de transformer en délit la haine du crime en soi dont parle Césaire. C’est pourtant bien ce que cherche à faire Kandel. La tentation est grande alors de retourner à mon tour sa proposition, d’en faire voir l’envers caché, et de me demander si ce qu’elle proclame en vérité ne serait pas un terrifiant « amour de la Shoah » ?
L’obsession des génocides
Je n’accuse pas Kandel de vouer un culte aux bourreaux nazis ou de célébrer l’extermination des Juifs. Pour autant, il me semble qu’il y a bien un fond de vérité dans l’étrange injonction à « aimer la Shoah » qui transparaît en filigrane de son billet. C’est ce qui a été mis en lumière par le politologue Norman G. Finkelstein dans L’Industrie de l’Holocauste. Dans ce bref essai, l’auteur déconstruit ce qu’il nomme l’Holocauste (avec un H majuscule), à savoir une représentation idéologique de la destruction des Juifs d’Europe, caractérisée par sa définition comme un événement absolument unique et incomparable, ne devant être confronté à aucun autre crime de masse que ce soit[6]. Or on a vu, avec le propos de Kandel sur le caractère « inconcevable » de la shoah, qu’elle se coule dans le moule de cette idéologie.
Dans la conclusion de son ouvrage, Finkelstein montre le paradoxe créé dans la pensée antiraciste contemporaine par la shoah. D’une part, elle a rendu les européens plus sensibles à des formes de racisme qui auparavant allaient de soi, et pouvaient même participer du tissu social. Mais d’autre part, faire de l’extermination un étalon de mesure de la violence tend à en banaliser d’autres formes, et même à les rendre acceptables. Il me semble que cela éclaire l’objectif d’un argumentaire comme celui de Liliane Kandel, et le danger qu’il représente pour une réflexion politique décoloniale. La bloggeuse cherche à faire passer pour dérisoires les crimes coloniaux et les luttes anticoloniales, en les comparant à l’image divinisée et grossièrement idéologique de l’Holocauste qu’elle promeut. Une telle image rend insignifiant tout ce qui n’est pas elle-même. Kandel « aime la Shoah » en tant qu’elle est l’instrument qui lui permet d’exclure les discours de ses adversaires politiques, les indigènes, en les déguisant en complaintes négligeables.
Malheureusement, il me semble que les influences perverses de discours de ce genre sont bien réelles. J’en veux pour preuve des tentatives de bonne foi, mises en œuvre par des sœurs et frères afro-descendants, de faire reconnaître la traite transatlantique comme un génocide (et j’insiste bien sur ce terme de génocide). Le critère émis en 1948 par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l’ONU, selon laquelle un génocide, pour être reconnu, doit avoir été mû par une « intention » de détruire les victimes n’est pas problématique en soi. Il le devient si, et seulement si, notre pensée politique est obnubilée par l’idée que le génocide est le seul crime de masse, le seul crime contre l’humanité, qui mérite que ses victimes soient honorées et que son histoire soit connue et enseignée. Admettre cette idée, malheureusement, c’est déjà faire une concession décisive à l’industrie de l’Holocauste, et en conséquence nous condamner au silence.
Françoise Vergès est lucide lorsqu’elle écrit que : « C’est la privation du droit “naturel” à la liberté et la propriété de soi qui constitue le crime contre l’humanité de l’individu asservi. […] [C]e n’est pas parce que la traite négrière et l’esclavage ne sont pas comparables dans leur finalité avec le génocide des Juifs d’Europe qu’ils ne constituent pas un crime. Point n’est besoin d’entrer dans une rivalité obscène. »[7] La violence raciale a malheureusement adopté de nombreuses formes au cours de l’histoire, et la vigilance décoloniale doit être attentive à chacune. Elle doit le faire en aiguisant sa propre pensée, ses propres valeurs, sa propre politique, en se gardant de ce que Fanon nommait les « mimétismes nauséabonds ». C’est bien cette expérience-là que la lecture de ce dernier provoqua chez Jean Améry. En guise de conclusion, cédons-lui la parole : « Pour la première fois, moi, un Européen qui, pendant sa jeunesse, trouvait tout à fait normal d’entendre parler des colonies ou du colonialisme et qui regardait sans indignation des photos de Noirs transportant des fardeaux sous la surveillance de Blancs affublés de casques coloniaux, je me rendais compte qu’il n’y a rien de “naturel” à être l’esclave colonisé du colonisateur. […] Fanon expose la mystification qui se cache sous l’humanisme “blanc”, il met en question les valeurs “blanches” en général. »[8]
Merci à Liliane Kandel d’avoir participé à la publication d’un tel texte ; il mérite aujourd’hui d’être relu.
Norman Ajari
Notes
[1] Liliane Kandel, Le contraire du “philosémitisme”.
[2] Houria Bouteldja, Racisme (s) et philosémitisme d’État ou comment politiser l’antiracisme en France.
[3] Améry Jean, « L’homme enfanté par l’esprit de la violence » (1971), trad. Julie-Françoise Kruidenier et Adrian Daub, in : Les Temps Modernes, n° 635-636, Paris, Gallimard, 2005, p. 175.
[4] Améry Jean, Par-delà le Crime et le Châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable (1966), trad. Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995, pp. 191-192.
[5] Césaire Aimé, Discours sur le colonialisme (1955), Paris, Présence Africaine, 2004, pp. 13-14.
[6] Finkelstein Norman G., L’Industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs (2000), trad. Éric Hazan, Paris, La Fabrique, 2001.
[7] Vergès Françoise, La mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage, Paris, Hachette Littératures, 2006, p. 144.
[8] Améry Jean, « L’homme enfanté par l’esprit de la violence », p. 176.