Tu fais le récit des rébellions des indigènes et des esclaves dans l’Histoire du Venezuela et de leur occultation par l’historiographie traditionnelle. La société vénézuélienne contemporaine est toujours marquée par le racisme et les luttes Afro-indigènes qui se poursuivent aujourd’hui. Quelle est la place accordée à ces luttes dans la Révolution Bolivarienne, à laquelle elles ont apporté un soutien considérable ?
Au mieux, la Révolution Bolivarienne est une lutte contre le capitalisme, l’impérialisme et le colonialisme – précisément parce que le capitalisme n’a jamais existé en tant que système global sans le colonialisme et les conséquences de celui-ci. Mais cette lutte n’est pas sans porter en son sein des tensions, qui sont immédiatement apparentes dans l‘adjectif même de « Bolivarienne ». Simón Bolívar a occupé une position historique particulière – sans même mentionner sa position raciale et de classe – et a héroïquement lutté pour l’indépendance, mais pas pour l’émancipation humaine tout court*.
Néanmoins, il est essentiel de saisir les manières par lesquelles le contenu dialectique des catégories dépasse leur forme. Ce que j’entends par là, c’est que lorsque les gens utilisent l’adjectif « Bolivarien » aujourd’hui, ils entendent bien plus que les paramètres limités à Bolívar lui-même. Je soutiens plutôt que « Bolivarien » désigne le contenu anticolonial et anticapitaliste que les Vénézuéliens ont insufflé dans cette catégorie. Cela signifie lutter contre le capitalisme en tant que système global/colonial, et le faire sur la base de traditions locales, d’orientations théoriques et de conditions concrètes. Cela signifie se saisir d’éléments du marxisme occidental, mais aussi d’imprégner ces éléments des histoires des luttes afro et indigènes afin de les décoloniser et de les révolutionner.
L’un des angles les plus intéressants de ton travail est ta volonté de décentrer le regard des institutions fétichisées de l’État Vénézuélien pour construire une histoire véritablement populaire. Tu donnes notamment à voir la réalité du rapport complexe qu’entretiennent les acteurs populaires avec le processus révolutionnaire mais aussi avec les institutions du pouvoir central. Qu’en est-il des noirs et des indigènes ? Ont-ils tous le même rapport?
Il est important de rappeler que le rapport entre décolonisation et décentralisation n’est pas le fruit du hasard. Dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon plaide non seulement pour un rapport dynamique et dialectique entre la base (grassroots) et le leadership, mais également pour la restructuration géographique totale du territoire. La colonisation privilégie la grande ville en tant que lieu et centre d’imposition du contrôle politique, générant ce que Fanon nomme « macrocéphalie urbaine », la prolifération disproportionnée des villes. La décolonisation, au contraire – après la phase d’unification de la révolution – s’engouffre dans une décentralisation approfondie du parti et de l’État, pour « activer les régions mortes, les régions qui ne se sont pas encore éveillées à la vie ».
L’une des conséquences de l’extraction pétrolière est que l’État vénézuélien est plus boursouflé et centralisé que ce que Fanon avait anticipé, mais des efforts compensatoires persistent. Hugo Chávez et d’autres parlent de ces efforts comme d’une « déconcentration », afin de les différencier de la décentralisation néolibérale, car au lieu de fragmenter le pouvoir, ils cherchent à rebâtir une alternative, un pouvoir populaire ascendant (from the bottom-up). De conseils communaux localisés à des unités territoriales plus vastes, connues sous le nom de commune – que j’analyse dans mon récent ouvrage Building the Commune – un mouvement se met en marche pour bâtir une véritable démocratie populaire directe.
Dans ce processus, les histoires, les luttes et les mémoires afro et indigènes jouent un rôle majeur, bien qu’il y ait toujours des tensions. Ceux qui imaginent des structures alternatives, de José Carlos Mariátegui à Enrique Dussel, ont puisé dans les histoires communales des peuples indigènes, et beaucoup d’Afro-Vénézuéliens ont pris l’exemple du cumbe[1] – une commune d’esclaves échappés – afin d’inspirer la construction de communes au présent. Par moments, néanmoins, il existe une contradiction claire entre le contenu radical de tels efforts réalisés par en bas et la tentative d’imposer des plans bien spécifiques par le haut – l’exemple le plus évident est celui des communautés indigènes nomades du sud du Venezuela, où la territorialité envisagée par l’État ne représente pas clairement l’imaginaire de la communauté.
Tu rappelles que, durant la période des guérillas des années 1970, « l’intersection de la résistance Afro-indigène et de la guérilla fut limitée mais pas totalement symbolique » et que certaines luttes Afro-indigènes avaient pu parfois être à l’origine de fronts guérilleros. Pourrais-tu revenir là-dessus?
Comme c’était le cas pour de nombreuses luttes inspirées par la mythologie de la révolution cubaine, la lutte armée vénézuélienne a fortement puisé son inspiration dans les rêveries romantiques des étudiants de la classe moyenne urbaine. Mais elle a également puisé dans une inspiration historique symbolique, de la résistance indigène contre le colonialisme – par exemple, le front de guérilla probablement le plus important a reçu son nom en hommage à José Leonardo Chirino, un zambo libre (de parents afro-indigènes) qui mena une rébellion, inspirée par la Révolution haïtienne, en 1795.
Néanmoins, au-delà de cette inspiration et de cet attrait symboliques, ce que je trouve plus intéressant et plus important est la fondation concrète, portée par des combats antérieurs, des luttes qui sont assez largement effacées de l’histoire vénézuélienne. La lutte de guérilla vénézuélienne a souffert d’un manque chronique de soutien des masses et, finalement, a échoué à cause de son incapacité à développer un rapport étroit et organique avec les masses populaires. Mais ce qu’il est intéressant de constater, c’est que les régions dans lesquelles ces rapports étaient les plus ancrés étaient celles qui revendiquaient non seulement une histoire et une mémoire de la résistance populaire, mais également la mémoire, pas si lointaine, de la résistance afro-indigène, notamment la mémoire toujours vivante des luttes paysannes du début du 20e siècle.
Tu évoques ta rencontre avec Chucho Garcia du réseau Afro-Vénézuélien. Il te fait le récit de la lutte qu’ont dû engager les Afro-Vénézuéliens pour que leurs problèmes soient pris en compte par leurs « camarades ». Ce dernier soulève le problème d’un racisme institutionnel persistant au Venezuela, au sein même de l’État Vénézuélien. Quelle forme prend ce racisme ?
Il est important de rappeler que de telles choses ne peuvent pas toujours être comprises de manière statique, notamment dans un processus comme celui de la Révolution Bolivarienne, beaucoup sont et ont été en mouvement. En ce qui concerne le racisme, on peut parler d’un moment précoce et d’un moment tardif, le tournant s’étant produit lors de la tentative de coup d’État contre Chávez, en 2002. En bref, jusqu’alors, nombreux étaient ceux qui, au sein du leadership chaviste, défendaient une manière très traditionnelle d’effacer la race au Venezuela et plus largement en Amérique Latine : en insistant sur le fait que l’une des conséquences du mestizaje (métissage) était que les barrières entre les « races » avaient été brisées et que le racisme était dès lors impossible. Cela dissimulait le fait qu’une hiérarchie raciale persistait et que l’idéologie du mestizaje a joué un rôle crucial dans l’occultation et la minimisation de ce racisme.
Cela a changé de manière assez spectaculaire avec le soulèvement de 2002, dans ce qui s’est joué et que je comprends – dans La révolution au Venezuela, ainsi que dans mon dernier livre Decolonizing Dialectics – comme une opposition intra-dialectique dans laquelle les opposants de Chávez le traitaient de « singe noir » et où à la fois Chávez et ses partisans se sont identifiés plus solidement à l’héritage Afro-indigène. Après la tentative de coup d’État et en grande partie grâce aux efforts de Chucho et d’autres, Chávez s’est lui-même identifié non pas comme mestizo mais comme Afro-indigène. Et puisque l’opposition intra-dialectique a eu d’importantes conséquences sur l’opposition Chavistes/anti-Chavistes, le processus bolivarien dans son ensemble s’en est trouvé radicalisé.
La culture politique vénézuélienne est marquée par la figure du métissage, dont tu soulignes le rôle ambivalent au sein du processus révolutionnaire vénézuélien, et dans les rapports sociaux. Tu rappelles ainsi la référence régulière à des figures de la résistance indigène par les mouvements révolutionnaires vénézuéliens, et la figure du métis « Zambo » qui porte « l’unité Afro-indigène sur sa peau ». Comment distingues-tu cette vision du métissage de l’idéologie du métissage de l’État Vénézuélien ?
Je devrais être clair sur le fait que, lorsque je dis cela, c’est purement métaphorique. Puisque les races sont des constructions sociales et politiques se superposant à des groupes ethniques, culturels et linguistiques déjà existants, elles restent très arbitraires. Mais elles ne sont pas arbitraires dans leur importance politique et leur charge symbolique. C’est précisément pour cela que le simple métissage – mestizaje – n’abolira jamais la suprématie blanche et que les hiérarchies raciales continuent d’exister dans des sociétés assez largement « métissées ». Au contraire, le mestizaje en tant qu’idéologie est simple à distinguer, car cela n’a rien à voir avec la couleur de la peau ou les histoires familiales : dire que cela appartient au passé et que toute tentative de parler de racisme revient à créer des conflits inutiles relève de la mauvaise foi. L’identification avec l’héritage Afro et indigène, au contraire, sa valorisation et sa célébration, laissent entrevoir le retournement et l’inversion de telles hiérarchies et l’abolition complète de la race.
Tu rappelles que la tension entre autonomie et dépendance, que tu décris bien pour les classes populaires vénézuélienne, s’applique également aux luttes Afro-indigènes. Tu rappelles également que le bilan de la Révolution Bolivarienne à l’égard de ces luttes, qui l’ont beaucoup soutenue, est « très inégal », et ce à partir, déjà, des luttes pour la Constitution de 1999. Tu évoques également un « saut qualitatif » dans la conscience de certains leaders indigènes participant au gouvernement et des « contradictions fortes » au sein du mouvement indigène. Pourrais-tu développer ces aspects ?
L’un des thèmes sous-jacents à mon livre La révolution au Venezuela est la tension entre l’autonomie vis-à-vis de et la mobilisation avec l’État. J’appelle cela une tension car ce n’est pas une contradiction : bien qu’intrinsèquement opposés à l’État à certains égards, les mouvements doivent néanmoins établir un équilibre qui n’abandonne pas entièrement l’État, tout en gardant l’horizon d’abolition de cette structure historique connu de manière assez simpliste comme « l’État ».
Dans le livre, je m’intéresse aux mouvements d’auto-défense armés, aux mouvements de femmes, d’étudiants, aux mouvements afro ou indigènes, et aux mouvements de la classe paysanne formelle, informelle et rurale. Les parties des mouvements que je mets en lumière sont celles qui sont réellement déchirées entre le fait de travailler indépendamment de l’État – voyant le Chavisme comme un phénomène essentiel – ou de former une partie de celui-ci. Le pari de chacun de ceux-ci était que dans ce processus et à ce moment, il était possible de transformer l’appareil d’État de manière radicale, et pour ses propres luttes intra-dialectiques, d’impacter puissamment sur la dialectique populaire plus largement. Le pari était, je pense, juste et en a valu la peine.
Tu suggères que « les habitants des bidonvilles tentaculaires du Venezuela sont à bien des égards le produit des mêmes forces que Fanon a identifiées dans l’Algérie coloniale ». Comment le conflit racial s’exprime-t-il dans la métaphore du conflit des « deux Venezuela »? La question raciale trace-t-elle donc un « troisième Venezuela »?
C’est une excellente question, qui touche directement au cœur de(s) la dialectique(s) complexe(s) de la Révolution Bolivarienne. Comme je l’écris dans Decolonizing Dialectics, Fanon décrit le monde colonial comme « manichéen » et comme un « monde coupé en deux », mais la conséquence selon laquelle les colonisés sont unifiés se désagrège presque immédiatement. Le Lumpenproletariat des bidonvilles semi-urbains n’est pas la source de la révolution décoloniale selon moi, mais le « fer de lance » par lequel cette révolution achèvera son unification intra-dialectique du peuple ainsi que du territoire national.
Cela est compliqué au Venezuela pour plusieurs raisons. Premièrement, comme je l’ai mentionné, la racialisation y est plus compliqué et, conséquemment, la ligne entre colonisé et colonisateur est plus fragmentée et effacée. Deuxièmement, à cause de l’impact à long terme du pétrole et de l’abandon de l’agriculture, plus de 90% des Vénézuéliens vivent en ville, dont une grande partie dans les barrios. Enfin, alors que ces barrios ont été le fer de lance du Chavisme, cela n’a pas été un coup final complétant une révolution qui avait débuté à la campagne, mais ce sont bien plutôt les pauvres basanés des périphéries urbaines qui ont donné le premier coup lors de la rébellion de 1989 contre le néolibéralisme, connu sous le nom de Caracazo.
Plutôt qu’un troisième secteur, ce fut l’explosion d’un « autre Venezuela » invisible – pour reprendre les termes du chanteur de Folk Alí Primera – de la « zone de non-être » fanonienne, déterminée simultanément et indistinctement par la race et la classe, dont les effets ne provoquèrent rien de moins qu’un séisme.
Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Azzedine Ben Abdallah, membre du PIR.
*En français dans le texte.
[1] N.d.T. : les cumbe étaient des communautés d’esclaves marrons dans le Brésil du XVIIe siècle.