Je suis une indigène de la République. Je suis un sujet colonial. Affirmer cette identité en France est une provocation, une transgression, un blasphème. Un blasphème car la République universelle, égalitaire et fraternelle est une divinité devant laquelle le citoyen sans classe, sans genre, sans couleur doit s’agenouiller et se prosterner. Et lorsque ça va mal, lorsque l’universalisme est contesté, critiqué, voire vilipendé, on se met à faire des invocations. On lève la tête vers le ciel et on en appelle à la puissance magique de la très Haute République dans les églises et autres temples que sont l’Assemblée Nationale, le Sénat, les mairies…Alors d’abord, qu’est ce qui peut troubler la tranquille universalité de la République française ? Je répondrais tout bonnement les inégalités, l’injustice sociale…Et qu’est-ce qui fait qu’il y a des injustices sociales ? Je répondrais tout bonnement, le système-monde, le capitalisme, les choix économiques, le néo-libéralisme, le racisme, le patriarcat…Comme vous vous en doutez, car j’imagine que l’Australie n’échappe pas à ce comportement, plutôt que d’affronter ces problèmes colossaux et proposer des alternatives et des solutions (du moins des pistes), nos gouvernants préfèrent s’en remettre à leur divinité. La solution, c’est le respect des « valeurs de la république ». Cela ne fait que repousser le moment de la confrontation politique avec le peuple mais cela a le mérite d’être gratuit et de maintenir et protéger les pouvoirs en place. Je précise tout de suite qu’en matière de rapport à la République, les Indigènes revendique un complet athéisme. Pour nous la République n’est pas un cadre sacré. Il n’est que l’expression d’un consensus, lui-même fruit d’un rapport de force à un instant T de l’histoire de la France. Certes, il y a de très fortes rigidités historiques et politiques mais le mouvement dans un sens comme dans l’autre existe. Il peut être provoqué par un tas de forces contradictoires et conflictuelles, comme par exemple celles du marché, de la finance, des répercussions des révolutions ou contre-révolutions qui secouent le monde, ou encore du mouvement social. C’est pourquoi, nous croyons à l’action politique.
Alors pourquoi suis-je une indigène ? Le peuple n’est pas Un est Indivisible. Le peuple est traversé par de multiples contradictions. Je suis une partie du peuple français. Un ancien premier ministre de droite, Jean-Pierre Raffarin, avait déclaré de manière démagogique qu’il y avait une France d’en haut et une France d’en bas. Je ne fais partie ni de l’une ni de l’autre. Je fais partie de la France d’en dessous de la France d’en bas. La France des indigènes de la République. Certes, la France d’en haut existe, elle est riche et blanche. La France d’en bas, existe, elle est pauvre et de plus en plus pauvre (classes moyennes et prolétaires). La France d’en dessous de la France d’en bas que Raffarin n’évoque pas est pauvre, basanée et illégitime. Son enracinement est systématiquement remis en cause car l’universalisme est blanc. La France dont je suis est rejetée de l’universalisme et en même temps contrainte de s’universaliser, en d’autres termes de s’intégrer. Cette injonction paradoxale et l’impasse à laquelle elle conduit à un autre nom : le racisme. C’est le racisme qui nous exclut de la nation et qui feint de vouloir nous intégrer. C’est cette France-là qui s’est exprimée en novembre 2005 par ce qu’on a appelé les émeutes urbaines et qui ont duré 14 jours. 14 jours pendant lesquelles la France été le théâtre d’une explosion de violence rarement atteinte. Je me souviens de jeunes émeutiers qui brandissaient la carte d’identité nationale en disant « Elle ne nous sert à rien ». Lorsque les émeutes éclatent, les indigènes existent depuis 10 mois. Les indigènes ne sont pas nés par hasard. Les émeutes n’ont pas eu lieu par hasard. Tout cela arrive dans un contexte très particulier : L’après 11 septembre, Le Pen au deuxième tour des présidentielles de 2002, débat et loi sur le voile, offensive anti Tariq Ramadan, création de Ni Putes Ni Soumises…L’appel des indigènes arrive comme une synthèse de l’héritage des luttes de l’immigration et une volonté de sortir de l’impasse idéologique dans laquelle se trouvait l’immigration postcoloniale : attaquée par l’ensemble des partis de pouvoir (gauche et droite) et otages de la gauche d’opposition eurocentrique et paternaliste. L’appel des Indigènes est une rupture idéologique qui sonne la fin du consensus républicain et qui détruit un mythe. Dorénavant, il fallait accepter l’idée qu’il y avait des sujets coloniaux en république et que le racisme n’est pas un simple problème moral. C’est un système dans lequel s’opposent deux catégories : les Blancs qui bénéficient du privilège racial objectivement, qu’ils soient racistes ou pas. Les Indigènes qui subissent le préjudice racial qu’ils soient blancs de peau ou noirs, qu’ils soient riches ou pauvres. Le racisme est un système articulé au capitalisme comme aiment à le rappeler les militants de gauche et d’extrême gauche mais il a son autonomie propre. Dans les classes populaires, les prolétaires blancs se battent pour préserver leur capital racial et maintenir la distance entre eux et les Indigènes. Entre ces deux fractions du peuple, il y a conflit d’intérêts. Quant au pouvoir, il s’active pour renforcer ce privilège comme par exemple avec le débat sur l’identité nationale ou la Burqa. Ainsi, le racisme fait apparaître un autre clivage qui traverse le traditionnel clivage gauche /droite et qui est le clivage racial. Lorsqu’on se situe sur ce clivage, on s’aperçoit que gauche et droite peuvent souvent communier (affaires du voile, burqa, sexisme en banlieue, ce qu’ils appellent « les valeurs», homonationalisme…). La rupture politique que nous avons provoquée consiste donc à assumer l’idée que la lutte contre le racisme est une lutte politique et qu’elle doit être dirigée par les principaux concernés. Pour éviter toute forme de paternalisme, nous invitons les Blancs qui partagent notre combat non pas à nous montrer la voie mais à décoloniser leurs propres organisations, partis, syndicats, associations pour préparer le terrain à des alliances souhaitables et nécessaires dans un contexte de crise et de montée des nationalismes européens. De notre côté, nous devons développer des organisations politiques de terrain ancrées principalement dans les quartiers populaires.
Houria Bouteldja, membre du PIR
Université de La Trobe, Melbourne-Australie – le 17 septembre 2012