Dans un récent entretien, pour le journal Ouest-France, Emmanuel Macron déclarait être frappé « par la ressemblance entre le moment que nous vivons et celui de l’entre-deux-guerres. » Cette comparaison entre la période actuelle et la période de montée des fascismes historiques n’est pas neuve. Ces dernières années, il n’était en effet pas rare de voir chez nombre d’éditorialistes ou d’essayistes la mise en garde contre « un retour aux années 1930 ». La récente ascension au pouvoir de Bolsonaro au Brésil, tout comme la présidence Trump aux États-Unis, ou les succès de Marine Le Pen en France et de l’AfD en Allemagne, semblent donner du crédit à cette comparaison – tout comme l’autoritarisme croissant de nombreux États européens, au premier rang desquels la France.
Dans ce contexte, la récente parution de La possibilité du fascisme, du sociologue Ugo Palheta, apparaît comme salutaire. En effet, cet ouvrage, écrit avec une rare rigueur, propose d’aborder la période actuelle dans toute sa complexité. Palheta propose d’interroger, dans un premier temps, la signification du concept, ainsi que sa pertinence politique. Alors que le « fascisme » sert de plus en plus d’insulte envers tout adversaire politique ou à décrire toute situation autoritaire, de l’état d’urgence aux crimes policiers, revenir sur sa signification permet de se réapproprier le terme politiquement et donc de mettre au jour les conditions réelles de possibilité d’existence du fascisme dans le contexte actuel.
Ugo Palheta pointe ainsi un problème majeur de la grille d’analyse la plus souvent mobilisée pour comprendre le monde actuel : « Le mot même de ‘’fascisme’’ est devenu pour beaucoup imprononçable et, quand il ne l’est pas, il apparaît davantage comme un slogan que comme un outil d’analyse » (p. 19). Préférant ce terme à celui de « populisme » – qui jouerait, selon l’auteur, un rôle analogue à celui de « totalitarisme » dans les années 1980 : englobant par exemple le Front National et la France Insoumise sous une même catégorie – Ugo Palheta se propose de définir le fascisme comme « un mouvement de masse qui prétend œuvrer à la régénération d’une ‘’communauté imaginaire’’ considérée comme organique (nation, ‘’race’’ et/ou civilisation), par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation (politique, syndicale, religieuse, journalistique ou artistique), autrement dit par l’évidement de tout ce qui paraît mettre en péril son unité imaginaire. » (p. 31)
Palheta propose donc de s’intéresser à la possibilité d’un tel danger, au contexte qui pourrait rendre celui-ci réel. Il consacre l’entièreté du deuxième chapitre à la crise d’hégémonie qui rend le fascisme possible. Comme il l’écrit : « c’est le triomphe du capitalisme dans les années 1980-1990, engageant une série de régressions sociales majeures, qui a permis la renaissance et l’enracinement de l’extrême droite ; c’est sa crise qui met à nouveau, et sous des formes nouvelles, le fascisme à l’ordre du jour. » (p. 58) C’est également un aspect que pointaient, bien que de manière extrêmement différente, des militants du mouvement étudiant ouest-allemand dans les années 1960 et 70, au premier rang desquels Hans-Jürgen Krahl qui écrivait que « [l]’État autoritaire représente la porte de sortie de la crise économique pour le capital1 .» .
Palheta ne réduit pas l’autoritarisme actuel au fascisme pur et simple. Si chaque nouveau tournant autoritaire a tendance à être qualifié de « fascisme » ou de « retour aux années 1930 », et que les démocraties néolibérales ne sont pas immunisées contre l’autoritarisme, le fascisme ne peut se réduire à un autoritarisme. Réduire le fascisme à l’autoritarisme revient à aplanir toute la complexité des formes que peut prendre l’État autoritaire. Sinon, rien n’empêcherait de qualifier des formes politiques antérieures à l’entre-deux guerres, comme le bonapartisme2, de « fascistes ». Revenant sur le rôle que joue l’autoritarisme actuel pour les grandes puissances capitalistes, Palheta écrit ainsi que « le capitalisme porte en lui l’autoritarisme ‘’comme la nuée porte l’orage,’’ autrement dit comme une potentialité toujours présente du fait de ses contradictions structurelles et des crises politiques qu’il ne peut manquer d’engendrer. » (p. 99) Récemment, dans un entretien, l’auteur expliquait que le fascisme, lui, ne consiste pas qu’en une répression des mouvements révolutionnaires mais bien en un abandon de l’État de droit, ajoutant plus loin qu’ « on sait qu’une partie de la population aujourd’hui – en particulier les musulman·e·s, les migrant·e·s, les Rroms, les habitant·e·s des quartiers populaires – subissent déjà des traitements d’exception. Le fascisme c’est donc à la fois l’extension de ce type de traitement à des franges toujours plus larges de la population, mais aussi l’intensification de ce régime d’exception, pouvant aller jusqu’à la déportation de masse et même jusqu’à l’extermination3. ».
Un chapitre extrêmement pertinent de l’ouvrage est consacré à la montée du nationalisme et du racisme – en se focalisant notamment sur l’islamophobie – en démontrant également le rôle que joue la constitution d’un « bloc blanc » dans le renforcement de la « domination bourgeoise » (p. 133). La possibilité du fascisme permet ainsi de replacer la question raciale – et les luttes antiracistes – dans un contexte politique plus vaste, et doit participer à enrichir les analyses d’une gauche anticapitaliste qui ne pourra faire l’économie d’un débat avec les décoloniaux sur des questions aussi essentielles que le racisme, le fascisme ou son potentiel retour. On pourrait d’ailleurs quelque peu regretter que la centralité des contradictions raciales, ainsi que de leur traduction politique, ne soient pas d’avantage affirmée dans le livre, comme le note l’auteur lui-même dans un récent entretien4. Ce livre n’en reste pas moins un outil précieux pour la lutte décoloniale.
Comme le rappelait Sebastian Budgen : « Déclarer que son ennemi est « fasciste », c’est mettre à l’ordre du jour son écrasement politique et physique – il vaut donc mieux savoir de quoi on parle5. ». Dans un contexte politique où les tenant de l’ordre racial dominant usent et abusent de cette menace pour mieux justifier l’écrasement des puissances sociales, et notamment des luttes indigènes, cette clarification se fait chaque jour plus urgente.
L’marrakchi, membre du PIR
1 Hans-Jürgen Krahl, « Zur Geschichtsphilosophie des autoritären Staates » in : Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution, Verlag Neue Kritik, Francfort, 2008.
2 Dont Sadri Khiari qualifie la forme étatique de « dictature personnelle et plébiscitaire, voire paternaliste, bénéficiant, au moins un temps, d’un fort soutien populaire. Ce qui permet au chef suprême – le Bonaparte – de jouer un rôle d’arbitrage entre les intérêts sociaux antagonistes. Son autorité s’appuie sur un appareil bureaucratique, policier ou militaire puissant, développant une idéologie populiste et nationaliste, souvent belliciste. Le pouvoir Exécutif et son chef cherchent à s’arroger le monopole de la représentation sociale et politique, supprimant tant que faire se peut les corps intermédiaires et réduisant les institutions représentatives, comme le parlement, à un rôle de façade démocratique tandis que les procédures électorales sont généralement tronquées. Quant aux formes non-étatiques d’organisation et d’initiative (presse, partis, syndicats, etc.), elles sont contraintes de faire allégeance à l’État sinon carrément prohibées. » Sadri Khiari, Marx et l’État. La notion de bonapartisme, thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris 8, 2003.