La Marche pour l’Egalité et contre le Racisme de décembre 1983 a fait beaucoup de bruit sur le moment avant de sombrer dans les oubliettes de la mémoire française. Peu aujourd’hui, y compris parmi nous, s’en souviennent. Certains, cependant, en gardent quelques traces dans leurs têtes. Qu’était-ce déjà ? La « Marche des beurs », un « grand moment de fraternité », l’émergence de SOS-Racisme ? On sait plus trop. Certains la mythifient, oubliant les luttes de l’immigration qui l’ont préparé. Il devient impossible d’en souligner les limites sans prendre le risque de se faire bastonner. D’autres sont plus désabusés ou carrément intransigeants : la Marche n’aurait été qu’un gigantesque spectacle, téléguidé par l’Elysée ou manipulé par les gauchistes. Nombreux, souvent acteurs ou témoins directs des mobilisations des années 1980, en font la critique au regard de ses prolongements ultérieurs qu’ils appréhendent, du reste, avec une sévérité imméritée. Plutôt que de saisir cet événement du point de vue de la dynamique historique – nécessairement longue et contradictoire – dans laquelle il s’est inscrit, ils l’interprètent de biais, à travers leurs propres espoirs déçus, les défaites subies, l’échec – relatif, à mon avis – des projets politiques et organisationnels qu’ils ont eux-mêmes porté ou dans lesquels ils ont cru.
La Marche a pourtant représenté un tournant majeur, un basculement historique ; elle a ouvert une nouvelle période. Depuis 1968, il y avait eu, certes, en France des mobilisations de plus grande ampleur que cette manifestation qui a réuni, selon les estimations favorables, 100 000 personnes ; il y a eu d’autres conflits, des crises sociales parfois bien plus spectaculaires. Il n’en a résulté, cependant, que du bricolage institutionnel. Même quand elles ont été engagées par des partis politiques, les luttes les plus importantes sont restées finalement des luttes syndicales, inscrites dans la continuité républicaine. Polarisées généralement autour de la question de la redistribution des richesses, elles ont rarement contesté, ou alors seulement à la marge, les fondements politiques du Pacte républicain. Les combats dits « sociétaux » ont parfois mobilisé beaucoup de monde ; ils ont induits certaines transformations culturelles, idéologiques, sociales, qu’on ne peut évidemment négliger. Ces évolutions, cependant, apparaissent comme la conséquence de l’onde de choc produite par la grande crise politique de mai-juin 1968 et non comme le résultat de nouvelles ruptures. Quand on en tire le bilan, 25 ans plus tard, l’élection de Mitterrand en mai 1981 n’a pas non plus représenté l’événement historique que l’on dit. Le long intérim assuré, dans les instances de l’Etat, par les équipes de gauche qui se sont substituées aux politiciens et autres technocrates de droite, s’est inscrit dans la continuité républicaine, rétif même à bousculer les institutions mises en place par de Gaulle. Si l’accession au pouvoir des socialistes a profondément renouvelé le champ politique, c’est peut être uniquement, qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, dans la mesure où elle a accéléré le dépérissement du Parti communiste et, plus généralement, contribué à la dissolution de la puissance politique indépendante de la classe ouvrière et à son potentiel de remise en cause du Pacte républicain, au moins dans certaines de ses dimensions.
Pour le dire avec Sayad, « l’irruption sur la scène publique, donc sur la scène politique, de la jeunesse de l’immigration » a été, en elle-même, le vecteur d’un bouleversement du champ politique. Elle a constitué, « à n’en pas douter, ajoute-t-il justement, le fait essentiel de cette décennie, l’avant-dernière du siècle. » Elle « marque une rupture» parce que « la revendication des « droits civiques », la revendication de l’engagement politique au sens plein du terme et, par suite, du déplacement sur le terrain proprement politique des luttes qui, traditionnellement, étaient confinées dans le seul espace concédé aux immigrés, à savoir les luttes directement liées au travail et menées sous la bannière du travail, est reprise un peu partout.» Elle « marque une rupture », parce qu’elle accomplit la conscience que « la défense des immigrés, l’amélioration de leur condition, leur promotion sur tous les plans ne peuvent plus être assurées aujourd’hui que si elles se situent délibérément et ouvertement dans le champ politique, que si les immigrés eux-mêmes et, surtout, leurs enfants s’y engagent directement et engagent leur action dans la sphère politique.» Sans projet politique clair, sans stratégie, sans organisation, ne concernant immédiatement qu’une petite minorité de personnes, la Marche pour l’Egalité apparaît pourtant comme le premier événement depuis mai 1968, parce qu’il a amené l’immigration à l’existence politique. Et cette existence politique a questionné la République elle-même, construite sur la négation de l’existence politique indigène. Certes, la plupart des Marcheurs ne la contestaient pas explicitement ; ils se réclamaient bien souvent de ses « valeurs » ; nombreux parmi eux pouvaient encore croire que le pouvoir socialiste était différent de ceux qui l’avaient précédé, qu’il pouvait avoir pour ambition de mettre en conformité le faire et le dire de la République. Cependant, la mobilisation de dizaines de milliers d’indigènes, suivie avec complicité par des centaines de milliers d’autres, a bousculé en pratique certaines des assises fondamentales du Pacte républicain. La nation France, ses contours culturels, son identité ethno-centrée, son rapport au monde, les frontières de la citoyenneté qu’elle a instauré, percutés par les colonisés de l’extérieur trente ans plus tôt, ont été, emboutis par l’irruption des colonisés de l’intérieur sur la scène politique, en décembre 1983. La Marche, indissociable, comme événement, des résistances indigènes qu’elle a galvanisées, indissociable également de la contre-offensive qu’elle a suscitée, a fait tout bonnement chavirer le champ politique hexagonal ; elle l’a transfiguré. Bien calée depuis les années 1960 sur les luttes internes au Pouvoir blanc malgré les poussées des luttes de travailleurs immigrés, la scène politique s’est retrouvée à nouveau charpentée autour de son axe national-racial. Non pas que celui-ci ait auparavant cessé d’exister ou de déterminer la réalité politique française, mais il ne s’exprimait plus directement comme l’un des ressorts majeurs des conflits d’hégémonie à l’intérieur des frontières de l’Hexagone. Désormais, deux plans de conflits se chevauchent et se croisent, sans jamais se confondre, le plan des luttes politiques « traditionnelles » ou républicaines et le plan des luttes décoloniales. La Marche a ainsi représenté l’acte de naissance d’un rapport de force indigénal, enraciné immédiatement et durablement dans la réalité hexagonale, le moment de cristallisation d’une nouvelle matérialité politique, d’un nouveau rapport de force racial. Elle n’a pas été, comme beaucoup d’entre nous le déplorent, une « occasion manquée », une défaite à cause de ces imbéciles de SOS-Racisme et autres conspirations mitterrandiennes, mais un formidable point de départ, malgré les imbéciles en question, malgré les manœuvres socialistes. La Marche a ouvert un nouveau cycle politique en France, lui-même scandé par des cycles plus court de luttes, d’offensives et de contre-offensives, de déplacements des fronts, de périodes d’avancées et d’autres de retraits ou de cessez-le-feu provisoire, opposant les forces indigénales et les forces blanches.
Cette première grande offensive indigène s’est développée jusqu’aux années 1990. Elle a pris dans un premier temps, la forme de nouvelles marches sur Paris (Convergence 84 pour l’égalité, en 1984, suivie l’année d’après par la Marche pour les droits civiques). Toujours imposantes, elles ont cependant rassemblé moins de monde que la Marche de 1983. On y a vu à tort, à mon avis, le signe d’un déclin, de l’effet mortifère des divisions. Ce n’est pas le cas, même si les divergences qui ont opposé les différents pôles indigènes engagés dans la résistance ont pu effectivement susciter des désenchantements, inéluctables, en vérité, au lendemain d’un grand mouvement de mobilisation. Ce qui a assurément décliné, par contre, c’est le soutien des courants de gauche qui appréciaient dans la « Marche des beurs » les illusions intégrationnistes qui l’ont caractérisé. Les manifestations suivantes, plus fermes dans leur volonté d’autonomie politique, ne pouvaient que rompre le consensus apparent de l’hiver 1983, dissuader les Blancs de s’engager dans le mouvement (pour l’appuyer ou le « récupérer ») et inquiéter certains des nôtres, encore prisonniers de leurs illusions républicaines. A posteriori, c’est toujours facile à dire, mais il me semble vraiment que le choix de la clarté politique était justifié, quand bien même il devait conduire à amoindrir les capacités immédiates de mobilisation. A l’espoir, chimérique, qu’il suffisait d’un gigantesque « tous ensemble » à Paris pour influencer la politique, se sont substituées de multiples tentatives d’organisation, de définitions politiques et d’élaborations stratégiques, dont il est vain de penser qu’elles pouvaient progresser de manière linéaire et aboutir rapidement sans polémiques, sans heurts et sans divisions. Celles-ci ont découragé nombre d’entre nous, mais elles étaient inévitables alors que naissait à peine le mouvement et qu’il devait – qu’il doit encore ! – s’inventer lui-même, s’arracher aux forces blanches, construire son propre espace politique, son propre regard, avant de pouvoir s’unifier durablement. Il faut au contraire se féliciter que, malgré sa jeunesse, celle de son apparition et celle de la plupart de ses membres, malgré la faiblesse de ses acquis politiques et de l’expérience accumulée, malgré la puissance de l’hostilité qu’il a suscité, il a pu néanmoins continuer pendant au moins une dizaine d’années à produire un foisonnement de cadres de résistance organisés ou de réseaux plus ou moins informels, capables d’intervenir sur de nombreux plans – social, politique, culturel, spirituel – et d’agir sous différentes formes – constitution de mouvements indépendants et autres associations, luttes « sur le terrain », incursions dans le champ médiatique, expérimentations électorales, ou tentatives d’infiltration des partis blancs. Ce qui est décisif dans cette période, ce n’est pas leurs hésitations politiques, l’éclatement des résistances, leur incapacité à s’unifier autour d’un projet clair, la dépendance de nombre d’entre elles par rapport aux forces blanches. C’est bien plutôt, dans un contexte de recul des luttes sociales et politiques en France qui durera jusqu’au milieu des années 1990, leur profusion, la floraison de ses formes et de ses domaines d’intervention, la jeunesse de ses acteurs, la pléthore des personnes directement engagées dans ses luttes, qui les ont appuyées un moment ou seulement observées avec sympathie, le rayonnement des idées nouvelles. Surtout, à travers tout cela, ce qui a été cruciale, c’est que du fait même que de nombreux indigènes se sont engouffrés dans le champ politique, une problématique réfractaire à l’ordre national-racial s’est trouvée posée.
La réaction blanche a été brutale. Elle s’est déployée sur une myriade de fronts, a développé différentes stratégies d’endiguement. L’élan de la Marche s’est essoufflé à partir des années 1990. Elle a déserté nos mémoires. Souvent, les jeunes frères et sœurs des marcheurs ne croient plus en rien, terrassés par la violence économique, sociale et policière dans les quartiers. Les espaces de lutte qui avaient acquis le plus de visibilité se sont effilochés, émiettés ; nombreux ont été vassalisés à la périphérie du Pouvoir blanc, clientélisés, pris en otages ou, simplement, graduellement enchaînés par les multiples compromis nécessaires à la survie de quelques activités ; les réseaux se sont détissés ; d’innombrables militants ont été découragés, se sont résignés, ont pris leur pantoufles, ou se sont recroquevillés sur la seule animation d’une résistance local, sur des causes fragmentaires mais vitales ; l’effort de clarification politique s’est asséché ; des expériences accumulées ont été dilapidées. Tout cela est vrai, mais tout cela n’est vrai que dans une certaine mesure : celle qui n’appréhende les progrès d’une puissance politique que comme une accumulation continue de forces et non comme une respiration. Qu’il y ait eu, à partir des années 1990, des défaites, des reculs, une certaine perte de substance, ne fait guère de doute. Mais ces formules sont par trop unilatérales. Elles manquent un pan entier de la réalité. Elles sont distordues par la tendance à ne voir la progression des rapports de force qu’à travers les notions d’événements, de ce qui est censé faire l’« actualité » dans le prisme du regard sélectif des médias blancs pour lesquels l’actualité réelle des immigrés ou de leurs enfants, leurs luttes et leurs résistances, restent largement invisibles.
Plutôt que de regretter la désagrégation de certaines formes de luttes indigènes, il faut souligner le déplacement des résistances, la multiplication des fronts, l’apparition de significations inédites. Les tentatives de constituer une force unifiée de l’immigration et de ses enfants ont échoué, mais, à vrai dire, le contraire eut été étonnant, compte tenu de la jeunesse du mouvement. Ce qui importe, c’est que ces tentatives aient été constamment renouvelées. Certaines dynamiques de lutte se sont amoindries comme, depuis les grandes grèves de l’automobile en 1983-1984, celles des travailleurs immigrés, à l’instar des luttes générales de la classe ouvrière. D’autres ont pris le relais, comme celle des sans-papiers, qui, malgré les épreuves et les revers, ne cessent de rebondir depuis les grandes mobilisations de 1996 jusqu’à nos jours. (…)
Le principal foyer de cette puissance (indigène) est indiscutablement les quartiers indigénisés. Les tentatives d’organisation politique y ont toujours été timides et précaires, concentrées sur l’action locale, rarement en mesure, également, d’impulser de vastes mobilisations populaires. Il ne faut pas, pour autant, sous-estimer la multiplicité et la diversité des espaces et des formes de la résistance qui se sont développées depuis les années 1980, souvent dans l’urgence, généralement articulée autour de revendications liées au traitement d’exception auquel sont soumises les populations issues de la colonisation qui y résident. Contre les brutalités et le harcèlement policiers, le racisme, l’accès et les conditions de logements, le chômage, les discriminations à l’Ecole, les carences des infrastructures municipales, la ségrégation religieuse à l’encontre des musulmans, les restrictions apportées, de fait, au droit d’association, l’exclusion des instances représentatives, les expulsions, la double-peine, autant de questions qui ont suscité une pluralité d’actions et de mouvements de protestation qui ont souvent donné naissance à des espaces de lutte structurés, plus ou moins pérennes. La contre-offensive blanche, à l’échelle nationale et locale, la volonté de soudoyer les animateurs des nouvelles associations, de museler, d’asphyxier, de marginaliser, les espaces de résistances les plus rebelles, ont eu, certes, des effets délétères, fortement visibles encore. Elles n’ont pas cependant aboli toutes les solidarités ; elles n’ont pas éteint la révolte profonde de la jeunesse des cités ; ni bridé toute forme de contestation organisée.
Sadri Khiari
Cet article a été originalement publié le 1er décembre 2008 sur notre site. Le livre la contre-révolution coloniale est disponible sur le site des éditions la Fabrique.