La machine impériale derrière l’épidémie de choléra au Yémen

En ces temps de pandémie mondiale du Coronavirus, nous publions la traduction d’un article de la chercheuse edna bonhomme traitant de l’épidémie de choléra au Yémen et de ses causes structurelles, au delà des discours humanitaires, médicaux ou scientifiques : la guerre et l’impérialisme.

Depuis que la guerre de l’Arabie Saoudite contre le Yémen a commencé en 2015, deux millions de personnes ont été déplacées et plus de 90.000 ont été déclarées mortes au mois de juin 2019.1 La guerre a aussi créé les conditions pour une horrible et durable épidémie de choléra.

Des scientifiques et des responsables gouvernementaux yéménites et non yéménites ont analysé l’épidémie de choléra au niveau génétique et sanitaire, et des chercheurs de l’Institut Pasteur supposent que l’épidémie de choléra au Yémen est liée à une pandémie mondiale plus large, associée à la souche bactérienne connue sous le nom de 7PET.2 Les scientifiques du Laboratoire national de Los Alamos ont indiqué que la souche de choléra au Yémen est particulièrement virulente et résistante à la plupart des antibiotiques.3

La masse de détails soulevés par ces études sur les traits génétiques de la maladie, ses propriétés bactériennes et son traitement occulte les causes de cette maladie : la guerre et l’impérialisme. En la considérant à tort comme une simple maladie infectieuse, ces études se concentrent sur les caractéristiques accidentelles du choléra plutôt que sur ses causes politiques et sociales, seule perspective qui ouvrirait la voie à son éradication. Une fois que les racines sociales et matérielles de la maladie sont prises au sérieux, la voie à suivre pour éradiquer le choléra devient plus claire. Il s’agit d’une urgence de santé publique qui ne peut être traitée qu’en se concentrant à la fois sur le caractère bactérien infectieux de la maladie et sur le fait de mettre fin à la guerre elle-même. En attendant, il est essentiel d’affecter des ressources à la reconstruction des infrastructures et à la revitalisation de la médecine locale et communautaire.

Au Yémen, la cause et la trajectoire de la récente épidémie de choléra ne peuvent être réduites à ses caractéristiques génétiques ni être résolues par la seule aide humanitaire étrangère ou les antibiotiques. Il faut plutôt examiner de manière critique les conditions sociales et matérielles qui favorisent la production et la propagation des maladies infectieuses. Les circonstances qui créent les épidémies modernes ne peuvent être séparées de leurs racines financières ou impérialistes. L’impérialisme a une empreinte politique durable, même lorsque le colonialisme territorial n’existe plus. Le Yémen a été un laboratoire de l’impérialisme financier, dirigé par les capitaux étrangers par le biais de prêts à taux d’intérêt élevés contractés par les dirigeants nationaux. Les épidémies, telles que l’actuelle épidémie de choléra au Yémen, sont une conséquence directe de l’impérialisme moderne qui produit toujours de nouvelles épidémies et de nouvelles tragédies. Le Yémen est un cas parfait pour comprendre comment l’impérialisme rend les gens malades.

Aujourd’hui, impérialisme clandestin et intervention militaire ouverte créent les conditions pour que l’épidémie de choléra émerge et prospère. L’invasion du Yémen par l’Arabie Saoudite en 2015, de même que le mauvais système sanitaire préexistant, ont rendu difficile la gestion de l’épidémie de choléra par le gouvernement yéménite ou les organisations internationales l’année suivante. Le Yemen Data Project a révélé que la guerre menée par l’Arabie Saoudite a entraîné plus de vingt mille raids aériens de la coalition sur le peuple yéménite depuis 2015, endommageant les hôpitaux, les routes et les sites culturels.4 Les chercheurs estiment qu’à la fin de 2019, 133 000 personnes au Yémen seront mortes du conflit et 233 000 autres de symptômes liés au conflit, notamment la faim et la mauvaise santé omniprésentes.5

Bien que les organisations internationales et les gouvernements étrangers aient fait don de millions de dollars pour lutter contre l’épidémie de choléra au Yémen, ces interventions sanitaires ont été vaines et ont parfois « dressé une approche contre une autre », comme l’indique Louise C. Ivers, directrice exécutive du Centre de santé mondiale du Massachusetts General Hospital.6 Shireen Al-Adeimi, professeur d’éducation à l’Université d’État du Michigan, affirme que « l’Arabie saoudite a intérêt à maintenir son contrôle sur le Yémen », ce qui s’inscrit dans le cadre d’une relation impérialiste permanente.7 Depuis 2018, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont donné 145 millions de dollars (USD) et les États-Unis 20 millions de dollars à l’Organisation mondiale de la santé pour fournir des services de santé au Yémen.8 Alors que ces entités prétendent réduire la présence du choléra, les États-Unis et l’Arabie saoudite sont directement impliqués dans la création des conditions de prolifération de la maladie par la guerre. L’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et les gouvernements des États-Unis ont distribué des fonds pour les secours sanitaires au Yémen, mais ils n’ont pas pris de mesure décisive pour mettre fin à la guerre. La paix et l’autonomie sont des conditions préalables pour que le peuple yéménite puisse en finir avec l’épidémie de choléra.

Avec la fin du colonialisme européen, l’impérialisme est désormais façonné par des entreprises internationales et des acteurs puissants sur tous les continents. Face à cette dynamique, nous devons également envisager diverses stratégies décoloniales en matière de médecine et de santé publique, en solidarité avec les civils et les victimes de guerre, notamment lorsque l’infrastructure médicale est soumise à des destructions. La militarisation coordonnée au niveau international perpétue la mort en masse, tandis que l’aide humanitaire est régie par l’Arabie saoudite, les États-Unis et d’autres puissances mondiales. Dans l’état actuel des choses, les régimes financiers internationaux et les organisations non gouvernementales, telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), produisent des relations financières inégales au Yémen, ce qui accentue la pauvreté et la maladie.

On peut faire remonter la perspective anticoloniale sur l’histoire des maladies au milieu du XXe siècle, lorsque Frantz Fanon, auteur, médecin et philosophe politique, a remarqué avec éloquence la convergence et la hiérarchie de la vie et de la mort. Il a écrit : « Avec la médecine, nous abordons l’un des traits les plus tragiques de la situation coloniale ».9 En tant que psychiatre, Fanon étudiait surtout le diagnostic social des tensions raciales entre les Noirs et les Blancs, mais il a constaté qu’une tension similaire se manifestait dans le traitement des colonisés en Algérie. La proximité de Fanon avec la violence coloniale française, sa formation en médecine et sa participation à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie lui ont donné une vision singulière. Sa position de médecin au sein du régime colonial français a été le moteur de son anticolonialisme. Son analyse de la médecine sous la colonisation, développée pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie, l’a amené à conclure que les Algériens étaient pathologisés en temps de guerre10.

La lecture de Fanon et d’autres écrivains anticoloniaux peut approfondir notre compréhension des troubles psychiatriques. Cependant, je soutiens que ces analyses peuvent être étendues à d’autres maladies, en particulier dans le contexte contemporain. Comprendre l’intersection entre la maladie et l’impérialisme aujourd’hui peut également aider à montrer comment nous pourrions commencer à rectifier les conditions qui soumettent les gens aux épidémies et aux catastrophes. Au cœur de l’essai de Fanon, « Médecine et Colonialisme », se trouve une profonde reflexion sur la relation entre la médecine et le colonialisme, dans laquelle le pouvoir colonial peut être exercé non seulement matériellement et physiquement sur les personnes et les objets, mais aussi par le biais de l’idéologie.11 L’étude des causes de la maladie au prisme du néocolonialisme nous aide à voir comment les catastrophes et les décès surviennent dans le cadre d’une intervention prétendument humanitaire. C’est le cas au Yémen.

L’impérialisme pérenne

« …Pour réaliser à quel point de l’histoire du Yémen est « compliquée », il faut aller au-delà des géographies, historiographies et épistémologies utilisées pour rendre le Yémen lisible aux spécialistes »12.

Isa Blumi

Pendant la plus grande partie du XXe siècle, le Yémen a été divisé en sultanats, les dirigeants locaux orientant leur allégeance au gré de leurs désirs. Dès 1958, l’imamat du nord du Yémen s’est tourné vers le panarabisme de Gamal Abdel Nasser, qui a finalement conduit à la formation de la République arabe du Yémen. Dans le sud, la domination coloniale britannique avait établi Aden comme protectorat au XIXe siècle et fonctionnait comme partie intégrante du commerce de la mer Rouge. Avec la lutte armée et le désir de former un État socialiste arabe, la République populaire du Yémen du Sud, devenue plus tard la République démocratique populaire du Yémen, s’est libérée de la tutelle britannique en 1967. Toutefois, la guerre civile a entraîné une instabilité politique et le déplacement forcé de la population yéménite.13 Comme en Allemagne de l’Est et de l’Ouest, l’unification du Yémen eut lieu peu après la chute de l’Union soviétique en mai 1990.

La dissolution de l’Union soviétique a conduit Ali Abdullah Saleh, alors leader du Yémen du Nord, à devenir président de la République unie et Ali Salem al-Beedh, ancien secrétaire général du Parti social yéménite, à en devenir vice-président. Cependant, le pays ne pouvait pas se remettre de la période de conflit précédente, et la pauvreté a contribué à une émigration incessante et croissante. Les accords du Yémen avec ses voisins riches en pétrole dictent dans quelle mesure les Yéménites peuvent vivre et travailler dans ces pays, les Yéménites fournissant souvent une main-d’œuvre bon marché aux États du Conseil de coopération du Golfe (CCG).

En 1990, lorsque le gouvernement des États-Unis a proposé son plan au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) pour envahir l’Irak, la République du Yémen a voté contre l’invasion. La dénonciation de la guerre en Irak a eu pour conséquence l’arrêt temporaire de l’aide et des transferts de fonds, ce qui a paralysé l’économie. Les pays du CCG ont interrompu l’aide étrangère de 500 millions de dollars US au Yémen.14 Comme l’Arabie saoudite est membre du CCG, 800 000 Yéménites, dont la plupart résidaient en Arabie saoudite, ont été expulsés des pays du CCG.

Le gouvernement du Yémen s’est encore plus endetté avec les programmes de privatisation qu’il a mis en œuvre par l’intermédiaire de la Banque mondiale et du FMI. D’après Isa Blumi, la privatisation a conduit le gouvernement yéménite à ouvrir son économie au marché libre, ce qui a finalement abouti à la libéralisation des « secteurs bancaire, agricole et pétrolier ».15 Une autre dimension consistait à relancer l’investissement économique et à collecter des revenus auprès des commerçants internationaux dans le port d’Aden, ce qui a commencé sous le président Saleh, en créant des partenariats avec l’International Dubai Seaport Company en 2008.16 Les entreprises financières de Saleh ne se sont pas arrêtées là.

On soulignera l’incohérence politique de ce mélange d’investissements privés et d’aide multilatérale des puissances mondiales : cela revient à créer des crises financières dans les pays du Sud tout en formant par la suite des relations de type caritatif par le biais de l’aide humanitaire. Les institutions multilatérales telles que la Banque mondiale et le FMI, comme l’a fait remarquer Walden Bello dans son livre Deglobalization, contournent la démocratie en usurpant une part importante du pouvoir de décision.17 Le processus de création de systèmes financiers inégalitaires, de guerre totale et de sociétés dépendantes crée de nouvelles formes d’impérialisme. C’est en partant de cette veine que des stratégies décoloniales peuvent commencer à réparer le dommage et le choc subi par les États postcoloniaux. Dès les années 1990, Saleh a demandé des prêts au FMI et à la Banque mondiale dans le cadre d’un lent processus de reconfiguration financière et de programmes massifs d’ajustement structurel. Pourtant, l’argent n’est pas la seule raison pour laquelle le Yémen est devenu soumis aux intérêts étrangers. Le 11 septembre 2001 a marqué un tournant dans l’histoire de la République du Yémen. Au cours de ce moment politique, Saleh a accepté de soutenir l’invasion américaine en Irak et d’autoriser la présence des forces spéciales militaires américaines dans le pays. En échange, il a acquis des armes américaines, qui ont été utilisées pour des conflits internes. Par exemple, en août 2009, Saleh a lancé l’opération « Terre brûlée », avec l’aide de l’Arabie saoudite et de la Jordanie, pour attaquer les rebelles houthis.18

Les agressions militaires du début des années 2000, ainsi que la misère économique et le régime autoritaire, ont été quelques-unes des nombreuses raisons qui ont conduit aux soulèvements du printemps arabe 2010-2011. Après diverses protestations sur la place Karama à Sanaa, la capitale yéménite, et dans tout le pays, le président Saleh s’est engagé à ne pas prolonger son règne. Cependant, son offre était de transmettre la présidence à son fils, ce qui a entraîné des mois de protestations. En novembre 2011, le président Saleh a finalement accepté de se retirer du pouvoir et de confier les affaires à son adjoint, Abdrabbuh Mansour Hadi, ce qui a conduit à une élection générale remportée par Hadi. Mais en 2014, les rebelles Houthi ont pris le pouvoir dans le nord du Yémen et ont rejeté un projet de constitution proposé par le gouvernement. À la fin de l’année, ils ont pris le contrôle d’une partie importante de Sanaa. Les Houthis ont reçu des fonds de l’Iran, et comme l’Iran et l’Arabie Saoudite sont en conflit, cela conforte l’idée que le Yémen est un pion dans des relations internationales sur lesquelles ils n’ont que peu de contrôle, voire aucun. En même temps, les Houthis ont récemment évolué indépendamment des directives iraniennes.19

En août 2018, une attaque aérienne menée par les Saoudiens (avec une bombe fournie par les États-Unis) a frappé un bus scolaire, tuant cinquante et une personnes, dont quarante enfants.20 Bien que l’attaque ait visé les rebelles, ce sont des civils innocents qui ont subi les destructions. Quatorze millions de personnes – la moitié de la population du Yémen – sont au bord de la famine21.

Le choléra impérial

Le coût humain du conflit mené par les Saoudiens au Yémen est aujourd’hui grave et il ne cesse de croitre. La guerre a créé les conditions d’une malnutrition galopante et, par conséquent, a compromis les systèmes immunitaires sensibles aux maladies infectieuses. Les déplacements provoqués par la guerre ont créé une crise interne de réfugiés, tandis que les infrastructures de base, telles que les installations sanitaires, sont décimées. Prises ensemble, ces conditions sont idéales pour la propagation du choléra. Comme une avalanche colossale qui se renforce en descendant d’une montagne, le choléra se répand dans tout le pays et devient incontrôlable.22 De plus, les pressions du déficit financier et du désastre environnemental ont affaibli les institutions mêmes qui auraient été capables de faire face à cette horreur du XXIe siècle.

Les terribles pertes en vies humaines, la malnutrition généralisée, les déplacements de population, la destruction massive des infrastructures publiques et l’épidémie de choléra hors de contrôle ont conduit à la dénonciation de la guerre au Yémen pour des raisons humanitaires.23 Si, en principe, le traitement du choléra ne nécessite que la fourniture d’eau propre, de sels de réhydratation orale et de gants, les conditions de la guerre au Yémen sont telles que ces interventions ne sont ni possibles ni efficaces. En 2017, Raslan et al. écrivaient dans Frontiers in Public Health :

« Un système d’égouts défaillant, un conflit continu et des installations de soins de santé inadéquates ne sont que quelques-unes des raisons qui contribuent à ce problème. La malnutrition, qui est une conséquence importante de la guerre du Yémen, a également contribué à cette épidémie »24.

On peut se faire une idée de l’ampleur de la crise en consultant les rapports de Médecins Sans Frontières (MSF), qui font état du traitement de 103 000 personnes dans trente-sept localités depuis 2015. Depuis 2018, ils ont intégré dix-sept centres de traitement avec des fournitures comprenant des solutions intraveineuses, des fournitures de réhydratation orale, des antibiotiques, des comprimés de chlore et ont envoyé des ingénieurs pour aider à rétablir la distribution d’eau dans tout le Yémen. Cependant, MSF, comme des millions de Yéménites, a également fait face à des attaques militaires directes. Depuis 2015, les frappes aériennes saoudiennes ont ciblé les centres de traitement de MSF, bien que les coordonnées GPS de ces centres aient été envoyées afin qu’ils soient épargnés.25

En mai 2018, MSF a lancé une campagne de vaccination orale contre le choléra au Yémen et a tenté de fournir des médicaments à 540 000 Yéménites, mais n’a pu distribuer le matériel qu’à 387 000 personnes.26 Bien que ces efforts aient été bien reçus et aient apporté un certain soulagement, l’épidémie continue. Federspiel et Ali ont écrit dans le BioMed Central Public Health :

« Quelles qu’en soient les raisons, les VCO [vaccins oraux contre le choléra] n’ont été distribués que près de 16 mois après le début de l’épidémie de choléra, quand plus d’un million de cas s’étaient accumulés… Ce devrait être un exemple historique de l’échec du contrôle de la propagation du choléra compte tenu des outils disponibles ».

Les organisations non gouvernementales ne sont pas les seules à tenter d’endiguer l’épidémie. Le gouvernement yéménite a également contribué, bien que sous la pression des restrictions financières. Au cours des dernières années, le ministère de la santé publique et de la population du Yémen s’est efforcé de fournir des services adéquats, ce qui l’a conduit à s’associer à l’Organisation mondiale de la santé pour procéder à des vaccinations à grande échelle.27 Malgré ces efforts internationaux, moins de la moitié des hôpitaux du Yémen sont opérationnels, souffrant de pénuries de personnel et de fournitures en raison du conflit en cours.28 Les trente mille médecins, infirmières et autres travailleurs de la santé du Yémen ont travaillé pendant des mois sans être payés. Ces conditions catastrophiques sont une conséquence de cette guerre des temps modernes, où les opérations militaires massives ont non seulement entraîné la destruction des infrastructures mais aussi la décimation du corps politique.

Dévoiler la théorie et la pratique de la décolonisation

« Cette mémoire collective de l’impérialisme a été perpétuée par les manières dont les savoirs sur les peuples indigènes ont été collectées, classées, et ainsi représentées de diverses façons au reste du monde, puis, par le biais des yeux de l’Occident, à ceux-là mêmes qui ont été colonisés ».29

Linda Tuhiwai Smith, Decolonizing Methodologies

Le peuple yéménite est soumis à une violence militarisée, résultat de relations de pouvoir néocoloniales inégales. Un fait sous-estimé de l’épidémie de choléra est que le peuple du Yémen est calomnié par une idéologie politique qui attribue les conditions de pauvreté, de maladie et même de catastrophes naturelles à l’échec du peuple lui-même, plutôt que de reconnaître que leurs racines se trouvent dans les structures des interventions néocoloniales et impérialistes qui ont soit créé soit aggravé le désastre actuel. Alors que l’ONU a déclaré que la guerre au Yémen a provoqué « la pire crise humanitaire du monde », les commentateurs libéraux attribuent le désastre au Yémen à des conflits internes, à l’intervention saoudienne et aux rebelles houthis sans s’attarder davantage sur le rôle des puissances impériales qui financent et participent simultanément à la guerre et agissent en tant que sauveurs humanitaires.30

Une perspective anti-coloniale

Les agences multilatérales au pouvoir unilatéral, comme l’Organisation mondiale de la santé, et les gouvernements étrangers qui ont utilisé la force militaire au Yémen, comme les États-Unis, ne résoudront pas la crise humanitaire par la charité31. Il est plutôt important que les Yéménites acquièrent et exercent une indépendance politique, en tant qu’acte de décolonisation, et qu’ils suppriment les structures de pouvoir qui ont créé la catastrophe. C’est là que l’autodétermination politique et les perspectives anticoloniales peuvent être utiles pour générer un véritable changement. En tant qu’idéologie, la décolonisation peut contribuer à la cohésion d’une couche plus large de sujets politiques qui sont laissés en dehors de la politique dominante. Dans son analyse de la lutte contre le colonialisme français en Algérie, Fanon a souligné la reconnaissance croissante dans le mouvement de libération de la nécessité d’inclure une classe ouvrière ; une représentation algérienne était nécessaire pour contester l’occupation militaire. Les universitaires Eve Tuck et K. Wayne Yang offrent un nouvel éclairage sur la manière de supprimer les héritages impériaux modernes dans leur essai Decolonization is not a Metaphor (« La décolonisation n’est pas une métaphore »), affirmant que « La décolonisation entraîne le rapatriement de la terre et de la vie des indigènes ; ce n’est pas une métaphore pour signifier les autres choses que nous voulons faire pour améliorer nos sociétés et nos écoles ».32 Dans le cas du Yémen, cela signifierait la rupture de la situation politiquement capricieuse dans laquelle des pays comme l’Arabie Saoudite exercent à la fois la force militaire et fournissent l’aide humanitaire. Nous avons besoin de nouvelles options pour traiter l’épidémie de choléra aujourd’hui, qui ne dépendent pas de ces puissances impérialistes.

Pour décoloniser la médecine, il faudrait reformuler la façon dont les catégories de maladies sont définies, la façon dont les traitements sont mis en œuvre, et qui est considéré comme légitime pour soigner. L’élargissement des catégories et des acteurs qui font reculer les maladies pourrait également signifier l’intégration de guérisseurs traditionnels du Yémen qui pourraient non seulement être porteurs de connaissances locales mais aussi être des experts médicaux pour la région. En dehors du Yémen, il existe des programmes intéressants qui explorent des cadres de guérison horizontaux et axés sur la justice, notamment les « Do No Harm Coalitions » du Dr Rupa Marya, qui croient que la santé est un droit humain et s’efforcent d’intégrer la justice sociale collective dans leur approche tout en formant une nouvelle génération d’étudiants en médecine à réfléchir au pouvoir et aux privilèges33. Un collectif britannique, Decolonising Contraception, a trouvé des manières de déstigmatiser la santé reproductive à travers des ateliers. Ces initiatives fournissent des exemples d’approches non moralisatrices, progressistes et axées sur le patient dont les Yéménites pourraient s’inspirer pour reconstruire leur infrastructure médicinale.

Une pratique de réduction des risques qui s’attaque à l’épidémie de choléra au Yémen pourrait bénéficier de cadres théoriques qui explorent la politique dans une perspective féministe et matérialiste. Les universitaires féministes ont fait valoir que l’organisation horizontale et réfléchie est un cadre mental nécessaire aux processus décoloniaux. Comme le fait remarquer Sara Ahmed, « la solidarité implique un engagement et un travail, ainsi que la reconnaissance du fait que même si nous n’avons pas les mêmes sentiments, ni les mêmes vies, ni les mêmes corps, nous vivons sur un terrain commun ».34 Un excellent exemple de solidarité est l’apport d’un soutien matériel, comme le reflète la sociologue Alondra Nelson, qui va de la réconciliation aux réparations.35 Les réparations peuvent cibler les institutions, les entreprises, les associations et les gouvernements qui ont pillé et profité des personnes anciennement colonisées et réduites en esclavage, et posent donc des questions sur l’origine des richesses et la manière de redistribuer les matériaux de manière démocratique. Pour le Yémen, cela signifie qu’il faut s’interroger sur sa proximité et ses relations avec les États-Unis, l’Arabie saoudite et les agences unilatérales non démocratiques.

Au Yémen, l’ordre social et politique actuel de la guerre approfondit la ligne de fracture de l’inégalité. Une perspective de décolonisation nous permet de comprendre les crises sanitaires d’une manière qui ne soit pas étroitement conçue comme purement médicale. La décolonisation de la pratique de la médecine nécessiterait le développement de méthodes qui tiennent dûment compte de la politique et de l’histoire du Yémen. Dans People’s Science, Ruha Benjamin écrit que si l’on pouvait reconnaître et corriger les inégalités en matière de santé, les gens pourraient commencer à disposer de l’espace et du temps nécessaires pour être plus créatifs lorsqu’ils se déplacent dans le monde.36 Décoloniser la médecine au Yémen signifierait donner du pouvoir aux praticiens médicaux yéménites tout en remettant en question les héritages impérialistes et néolibéraux ainsi que les pratiques actuelles qui influencent la biomédecine et sont à l’origine de la crise sanitaire. Le complexe industriel des organisations non gouvernementales, tel que perpétué par l’Organisation mondiale de la santé et les forces militaires de l’ONU, fait partie des régimes problématiques qui devraient être remis en question.

La décolonisation peut contribuer à remettre en question les interventions néocoloniales et impérialistes au Yémen de manière matérielle : il ne s’agit pas simplement d’expiation mais de renouvellement de l’imaginaire, ce qui était courant lors des mouvements anticoloniaux du milieu du XXe siècle. En tant que révolutionnaire, Fanon a offert une praxis pour la libération et la solidarité dans les contextes coloniaux. Au sens large, il pensait également que les pratiques décoloniales ne consistaient pas seulement à créer de nouvelles bureaucraties politiques, mais à intégrer plus fondamentalement la santé. Le colonialisme crée de nouvelles pathologies, et dans des conditions de coercition, les sujets colonisés sont rendus malades. C’est à cet égard que la décolonisation met en lumière de nouvelles perspectives pour comprendre les maladies et la manière dont on pourrait les soigner.

edna bonhomme

Article traduit de l’anglais par Emir Mahieddin

Références

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