Pour ce nouvel entretien de notre série « D’ailleurs, l’islamophobie d’ici« nous nous entretenons avec Jean Beaman, professeur associé de sociologie à l’université de Californie à Santa Barbara, auteur d’un ouvrage ethnographique sur la condition des enfants de l’immigration nord-africaine en France, travaillant actuellement sur l’antiracisme et les violences policières dans notre pays. Nous lui avons demandé son analyse sur les politiques françaises envers les musulmans et l’avons notamment questionnée sur liens entre islamophobie, suprématie blanche et condition noire.
1. Que pensez vous de la politique de l’État français à l’égard des musulmans et de l’Islam en général ? Pourriez-vous la comparez à celle de votre pays ?
Tout d’abord, merci pour l’opportunité que vous m’offrez de participer à cette discussion. En tant que chercheuse sur la race, le racisme et l’islamophobie en France et sociologue vivant et travaillant aux États-Unis, je comprends les politiques françaises à l’égard des musulmans et de l’Islam comme reflétant la construction d’un groupe ethno-racial dans une société généralement supposée «aveugle à la couleur». L’idée ou la construction de l’Europe repose dans ses fondements sur la blanchité et le christianisme, c’est pourquoi les musulmans sont continuellement présentés, explicitement ou implicitement, en tant qu’«autres» ou comme n’étant pas français (ou pas suffisamment français). Un tel cadrage sert plusieurs objectifs politiques. À la suite d’événements tels que le massacre à Charlie Hebdo et les attaques terroristes de novembre 2015, et l’introduction de l’état d’urgence en France, les musulmans sont clairement apparus comme impliqués dans toutes les menaces contre le République française. Cette représentation est également présente aux États-Unis, puisque les politiques depuis le 11 septembre, par exemple, ont conduit à davantage de stigmatisation et d’altérisation des Américains musulmans — leur rappelant que quelle que soit leur citoyenneté, ils n’y appartiennent jamais pleinement. Aux États-Unis comme en France, les musulmans sont continuellement surveillés. Je suis également attentive au discours actuel du président Macron contre le «séparatisme» et les attaques lancées contre la liberté religieuse des musulmans à la suite de la décapitation de Samuel Paty l’an dernier. C’est extrêmement troublant, et c’est un nouvel exemple de la montée de l’islamophobie en France.
2. Quelle est la relation entre islamophobie et suprématie blanche ?
En lien avec ma réponse précédente, il apparaît clairement que l’islamophobie sert à propager la suprématie blanche, et qu’elle en est le reflet. La France promeut l’idéologie du républicanisme français qui nie l’existence de la race et du racisme, tout en niant simultanément l’existence de la suprématie blanche. De plus, la laïcité crée une frontière excluante contre l’Islam et les musulmans, et pose l’Islam comme une menace. Et ce malgré la manière qu’ont les musulmans en France de se percevoir eux-mêmes comme français, comme mes recherches et celles d’autres chercheurs ont pu le montrer. L’islamophobie ne se base pas sur des pratiques religieuses spécifiques, mais plutôt sur la manière dont ces pratiques sont comprises. Cela importe non seulement pour identifier et comprendre l’islamophobie et l’Islam en France, mais également pour comprendre les objectifs particuliers que l’islamophobie sert. En France, il y a un discours autour de l’ «islamisation de la France», la peur que l’identité française soit érodée par la présence grandissante de musulmans, ou d’individus non-blancs plus généralement. Ici, je suis également influencée par les travaux de David Theo Goldberg qui a avancé que l’islamophobie est guidée par la peur que la France et le reste de l’Europe deviennent non-blancs. La France s’est longtemps imaginée et construite comme simultanément non-raciale et uniformément blanche. En cela, la peur et la haine des musulmans, ou l’islamophobie, sont sous-tendues par une idéologie suprémaciste blanche dans laquelle ceux qui sont en dehors de la norme chrétienne blanche sont mis à part.
3. Comment définissez-vous la Noirceur et comment envisagez-vous sa relation avec l’Islam ? Quelles sont les relations entre les communautés musulmanes noires et non-noires dans votre pays ?
Il est crucial d’examiner la relation entre Noirceur et Islam, particulièrement lorsque l’on se penche sur l’islamophobie et la négrophobie. La définition de Noirceur est historiquement et contemporainement contestée. Ici, je suis influencée par l’approche fanonienne de la Noirceur en tant que surdéterminée du dehors, un «uniforme social» dont on vêtit une personne. Dans Peau noire, masques blancs, il raconte avoir été identifié en tant que «Nègre» et donc pas comme français. En d’autres termes, les individus noirs sont en France sans être français. La Noirceur est donc co-constitutive de la blanchité. Il ne s’agit pas de nous fixer sur le Noir en tant que phénotype ou couleur de peau, mais plutôt de considérer la construction sociale et politique des hiérarchies raciales. Dans mon livre Citizen Outsider: Children of North African Immigrants in France, j’analyse la Noirceur comme un véhicule socialement construit de l’altérité, une construction de qui n’appartient pas et ne peut pas appartenir à la communauté. En ce qui concerne l’Islam aux États-Unis, il est important de se pencher sur la longue histoire des musulmans noirs dans ce pays (et, bien sûr, au niveau global). La suprématie blanche aplanit nos représentations des Américains noirs et les catégorise tous comme chrétiens. Cela ne permet pas de voir l’hétérogénéité des Noirs aux États-Unis. Les musulmans noirs américains subissent une double stigmatisation à la fois en tant que noirs et musulmans. Je suggère de lire le travail de ma collègue, l’anthropologue Su’ad Abdul Khabeer, notamment son livre Muslim Cool: Race, Religion, and Hip-Hop in the United States qui examine ces intersections chez les musulmans noirs de Chicago. De plus, nous devons reconnaître la négrophobie présente parmi les musulmans aux États-Unis (qui sont une population racialement et ethniquement diversifiée). Je pense qu’il y a eu un mouvement de reconnaissance des expériences des musulmans noirs vis-à-vis des musulmans américains plus généralement, mais il y a encore beaucoup de travail à faire.
4. Pouvez-vous expliquer quelle était la politique étasunienne à l’égard des musulmans, et en particulier des musulmans noirs, avant le 11 septembre ? Existe-t-il une continuité entre cette politique et la politique mise en place après le déclenchement de la guerre contre le terrorisme ?
Gardons en tête qu’il y a une connexion transnationale entre la France et les États-Unis, parmi d’autres pays, et que d’une certaine manière l’islamophobie d’une société est légitimée par celle d’une autre. Le candidat à la présidentielle (et ancien président) Donald Trump a par exemple appelé à empêcher tous les musulmans d’entrer aux États-Unis à la suite des attaques terroristes de 2015 en France. Les mesures anti-terroristes légitiment la surveillance des musulmans et exacerbent l’islamophobie à la fois en France et aux États-Unis, à la fois avant et après le 11 septembre. Les mesures actuelles comme les listes d’interdiction de vol par la Transportation Security Administration (TSA) ont leurs antécédents avant le 11 septembre. Nous pouvons faire remonter cela aux politiques et pratiques de surveillance des Américains noirs, y compris musulmans. Je suggère ici de lire le livre de ma collègue Saher Selod Forever Suspect: Racialized Surveillance of Muslim Americans in the War on Terror qui traite plus en détail de la surveillance contemporaine des Américains musulmans.
5. Quel message voudriez-vous transmettre aux musulmans en France, et aux activistes et aux organisations luttant contre le racisme d’État ?
Je suis actuellement en train d’écrire un livre sur l’activisme et les mobilisations anti-racistes contre la violence d’État en France, basé sur une recherche ethnographique. Je suis inspirée par le travail d’activistes luttant contre le racisme alors que la France nie continuellement l’existence de la race et du racisme, et marginalise et minimise continuellement la violence d’État, incluant les contrôles d’identité, et le harcèlement et les violences policières quotidiennes.
Votre mouvement et votre activisme contre le racisme d’État comptent et pas seulement en France. Il importe pour toutes les populations racialisées en tant que noires. Même si nos circonstances et nos défis locaux peuvent être distincts, nos luttes de libération sont universelles.
Jean Beaman
Traduit de l’anglais par Rdr Cahen
« Laïcité creates an exclusionary boundary against Islam and Muslims, and frames Islam as a threat » (interview with Jean Beaman)
For this new interview in our « French Islamophobia, seen from elsewhere » series, we speak with Jean Beaman, Associate Professor of Sociology at the University of California at Santa Barbara, author of an ethnographic work on the condition of children of North African immigrants in France, currently writing on anti-racism and police violence in our country. We asked for her analysis of French policies towards Muslims and notably questioned her on the links between Islamophobia, white supremacy and Blackness.
1. What do you think about the policy of the French state towards both Muslims and Islam in general? Could you compare it to the policy towards Muslims in your country?
First, thank you for the opportunity to be a part of this conversation. As a scholar of race, racism, and Islamophobia in France and a sociologist living and working in the United States, I understand French policies towards Muslims and Islam to reflect the construction of an ethnoracial order group in a supposedly “colorblind” society more generally. The idea or construction of Europe relied on a foundation of whiteness and Christianity and therefore Muslims are continually explicitly and implicitly framed as “other”, or not French (or French enough). Such a framing serves various political purposes. In the wake of events such as the 2015 Charlie Hebdo massacre and the November 2015 terrorist attacks, and the introduction of a state of emergency in France, what becomes clear is how Muslims are implicated in any threat to the French republic. This framing is also present in the United States, as, for examples, policies since 9/11 have led to further stigmatization and othering of Muslim Americans—reminding them that regardless of their citizenship, they never fully belong. In both the U.S. and France, Muslims are continually surveilled. I am also mindful of the current discourse by President Macron against “separatism” and the proposed attacks towards the religious freedom of Muslims in the wake of the beheading of Samuel Paty last year. This is very troubling, and another example of the heightened Islamophobia in France.
2. What is the relationship between Islamophobia and White supremacy?
Related to my prior answer, what becomes clear is how Islamophobia serves to propagate white supremacy, and is a reflection of it. Just as France has an ideology of French Republicanism which denies the existence of race and racism, it simultaneously denies the existence of white supremacy. Moreover, laïcité creates an exclusionary boundary against Islam and Muslims, and frames Islam as a threat. This is despite how Muslims in France see themselves as French, as my research and that of other scholars has shown. Islamophobia is not based on specific religious practices, but rather how those practices are understood. This matters not just for identifying and understanding Islamophobia and Islam in France, but also for understanding the particular purposes that Islamophobia serves. In France, there is a discourse of the “Islamization of France”, or the fear that French identity is being eroded by the growing presence of Muslims, or non-white individuals more generally. Here, I am also influenced by the scholarship of David Theo Goldberg who has argued that Islamophobia is driven by a fear of France, and the rest of Europe, becoming non-white. France has long imagined and constructed itself as simultaneously non-racial, yet homogenously white. As such the fear and hatred of Muslims, or Islamophobia, is undergirded by a white supremacist ideology in which those outside of a white, Christian default or norm are set apart.
3. How do you define Blackness and how do you consider its relationship with Islam ? What are the relations between black and non-black Muslim communities in your country?
It is crucial to examine the relationship between Blackness and Islam, particularly as we examine Islamophobia and anti-Black racism. The definition of Blackness is historically and contemporarily contested. Here, I am influenced by Frantz Fanon’s framing of blackness as overdetermined from without, a “social uniform” thrust on people. In Black Skin, White Masks, he tells of being identified as “Negro” and therefore not French. In other words, Black individuals are in but of not France. Blackness therefore is co-constitutive of whiteness. This is not to fix us on Black as phenotype or skin color but rather to consider the social and political construction of racial hierarchies. In my book, Citizen Outsider: Children of North African Immigrants in France, I analyze Blackness as a socially constructed vessel of otherness, or a construction of who does not or cannot belong. In relation to Islam in the United States, it is important to understand the long history of Black Muslims in the United States (and of course, globally). White supremacy flattens our representations of Black Americans and categorizes them all as Christian. This misses the heterogeneity of Black people in the United States. Black American Muslims face a double stigmatization as both Black and Muslim. I suggest the work of my colleague, anthropologist Su’ad Abdul Khabeer, including her book Muslim Cool: Race, Religion, and Hip-Hop in the United States, which examines these intersections among Black Muslims in Chicago. Moreover we must recognize the anti-Black racism present among Muslims in the United States (which are a racially and ethnic diverse population). I believe there has been movement recognizing the experiences of Black Muslims vis-à-vis Muslim Americans more generally, but there is much more work to be done.
4. Can you explain in detail what was the US policy towards Muslims and in particular Black Muslims before 9/11 ? Is there a continuity between this policy and the policy puts in place after the launch of the War on Terror?
One thing to keep in mind is the transnational connection between France and the U.S., among other countries, and how Islamophobia in one society is legitimated in another. So for example, then presidential candidate (and later president) Donald Trump called for banning all Muslims from entering the U.S. following the 2015 terrorist attacks in France. Anti-terrorism measures legitimate surveillance of Muslims and heightened Islamophobia in both France and the United States, both before and after 9/11. Current measures such as No-Fly lists by the Transportation Security Administration (TSA) have their antecedents prior to 9/11. We can trace this back to earlier policies and practices of surveillance of Black Americans, including Muslims. I suggest my colleague Saher Selod’s Forever Suspect: Racialized Surveillance of Muslim Americans in the War on Terror, which discusses contemporary surveillance of Muslim Americans in more detail.
5. What message would you like to send to Muslims in France and to activists and organizations fighting against state racism?
I am currently writing a book on anti-racist mobilization and activism against state violence in France based on ethnographic research. I am inspired by the work of activists fighting aginst racism when France continually denies the existence of race and racism, and continually marginalizes and minimizes state violence, including les contrôles d’identité and everyday police harassment and violence.
Your movement and activism against state racism matters not just in France. It matters to all populations racialized as Black. Even if our local circumstances and challenges might be distinct, our struggles for liberation are universal.
Jean Beaman