Une doctrine inventée en Indochine…
Pour comprendre l’histoire militaire du Rwanda, il faut remonter à la période des indépendances. Plus précisément à 1953, en Indochine, où l’armée française découvre la doctrine de la « guerre révolutionnaire » (DGR) grâce à un officier de la coloniale : Charles Lacheroy.
Sur le front de la guérilla communiste du Viet Minh, Lacheroy comprend qu’une série de « hiérarchies parallèles » parvient à faire basculer la population en faveur des rebelles communistes, contre l’une des meilleures armées du monde. Le Viet Minh, a remarqué Lacheroy, accompagne chaque individu « du berceau jusqu’à la tombe », par trois hiérarchies distinctes :
-** Le« Lien Viet », pyramide d’associations de toutes sortes (jeunesses masculines ou féminines, vieux, associations professionnelles…).
-** Une autre basée sur le découpage colonial du territoire (village, province, région), qui supplante l’administration locale « vermoulue », comme le dit Lacheroy ; contrôle la circulation des habitants, organise l’hygiène, l’instruction, ainsi que l’autodéfense des populations ; et permet ainsi l’engagement des guérillas sur les arrières du Corps expéditionnaire français.
-** Une troisième hiérarchie coiffe et contrôle les deux autres, celle du parti communiste, dont 10% de la population sont membres, et où de jeunes cadres sont acquis à la cause par les méthodes d’une propagande associant « le fanatisme, l’intérêt et la crainte », précise l’officier.
Lorsque la France perd ce conflit, le colonel Lacheroy devient rapidement le maître à penser de l’Ecole de guerre de Paris. Il conseille le ministre de la Défense et se lance dans la création des cinquièmes bureaux d’Action psychologique. A partir de 1956, la France conduit une « guerre révolutionnaire » sur le territoire algérien. Avec le FLN, elle s’estime confrontée à une guérilla politico-militaire, rurale et urbaine, où il faut remporter la bataille « des coeurs et des esprits » en « tenant la population ».
… appliquée dans l’Afrique des indépendances
Quel rapport avec le Rwanda, vous dites-vous ? Les parallèles sont si nombreux qu’ils dépassent de loin le statut de coïncidences bénignes. Lorsque le processus de l’indépendance rwandaise commence en 1959, Bruxelles envoie à Kigali deux de ses meilleurs officiers de la Force publique (les troupes coloniales belges du Congo).
Le rôle du lieutenant-colonel Guy Logiest est connu, celui du major Louis Marlière a laissé moins de traces. Chef du Deuxième Bureau (renseignement) de Léopoldville – il portera Mobutu au pouvoir avec l’aide de la CIA après avoir fait torturer et assassiner Patrice Lumumba-, il fait des allers-retours sur Kigali pour bâtir un Etat garnison.
Quel est son modèle ? La « guerre révolutionnaire » qu’il a longuement observée sur le terrain, avec l’armée française : sur les hauts-plateaux du Laos (du 23 février au 18 juin 1954), puis pendant quinze jours en 1959 au Centre d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla d’Arzew en Algérie (CIPCG). La lecture de ses deux rapports de missions est édifiante. Dès 1954, il écrit :
En 1957, un exercice conjoint associant officiers belges, britanniques, portugais et français se déroule au Katanga, province du Congo. Le programme de Tornade est limpide :
-** mettre au point le plan troubles généralisés de la province du Katanga
-**étudier le problème de la collaboration entre les autorités civiles et militaires
-**appliquer la tactique de la guérilla et de la contre-guérilla en brousse
-**exécuter une opération de rétablissement de l’ordre public dans un centre urbain
Logiest et Marlière participent à l’exercice. Deux ans plus tard, ils appliquent le « plan troubles » à la lettre au Ruanda-Urundi. Le pays devient un état à parti unique, dont les opposants sont pourchassés sur la base d’une idéologie raciale non assumée, mais bien réelle car l’ennemi est là, sous les traits du « communiste tutsi ».
Les Français prennent le relais des Belges
Lorsque les Français prennent pied au Rwanda, en 1975, ils fondent leur présence sur un premier triptyque : un accord particulier d’assistance militaire pour « organiser et instruire » la gendarmerie rwandaise, des fournitures d’armes et de bonnes relations (un avion Caravelle et son équipage) avec le général-président Juvénal Habyarimana.
Pourquoi la gendarmerie ? Officiellement, parce que la police a été dissoute la veille du coup d’Etat de juillet 1973. Mais, comme nous l’ont confirmé plusieurs officiers supérieurs rwandais de cette époque, la gendarmerie est l’arme idéale pour mettre en place des réseaux de renseignements efficaces. Elle va être l’interface entre l’armée et la population.
Jusqu’en 1990, ce modèle fonctionne exactement comme celui des « hiérarchies parallèles » décrit par le colonel Lacheroy :
-**Le premier axe du pouvoir assure le contrôle vertical et militaire de la population, par le biais de la planification de la Défense interne du territoire (DIT).
En temps de paix, la gendarmerie renseigne en articulation avec la police communale et protège l’ordre public. En temps de crise, elle passe aisément sur le mode militaire, les forces armées dans leur totalité peuvent alors encadrer et mobiliser la population pour faire la guerre.
-**Le deuxième axe est horizontal. C’est celui du découpage administratif parfait de ce petit pays (approximativement, la taille de la Bretagne) très peuplé (près de 10 millions d’habitants). En septembre 1974, le décret-loi sur l’organisation communale change la désignation du bourgmestre (nommé par le général-président de la République) et affine la pyramide administrative : préfecture, secteur, commune, cellule.
Une cellule égale 10, 50, parfois 100 familles sur une colline ou dans un quartier. Organisation qui n’est pas sans rappeler le mode de contrôle des populations préconisé par le colonel Trinquier lors de la bataille d’Alger : le Dispositif de protection urbaine (DPU).
-**La troisième hiérarchie de contrôle est politique, avec le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), le parti unique au service de son « président-fondateur ». A sa création, en janvier 1976, on peut lire dans La Relève, organe officiel du régime :
Cette dernière hiérarchie contrôle les deux précédentes, comme l’a écrit Lacheroy. La DGR est d’ailleurs abondamment citée et étudiée par les élèves-officiers de l’Ecole supérieure militaire (ESM) de Kigali. Là aussi, les thèses des élèves et les cours de leurs professeurs, parfois belges, foisonnent de références françaises.
Paris soutient une dictature « pure, dure et cruelle », pour reprendre les termes de Lacheroy. Tout le monde le sait, à commencer par le président François Mitterrand, qui fut ministre de l’Intérieur en 1954, puis ministre de la Justice en 1956 chargé de défendre au Parlement la loi accordant les pleins-pouvoirs à l’armée en Algérie.
En Afrique, la guerre noire des militaires français
Venons-en au débat qui nous occupe aujourd’hui. Tout ce savoir-faire, les soldats français ne l’ont jamais perdu. Malgré l’interdiction d’enseignement de la DGR sur le territoire métropolitain, imposée par De Gaulle après le putsch des généraux (1961), malgré les alternances politiques, les corps d’élite (des troupes de marine, de la légion, et de la gendarmerie,) conservent cet acquis, surtout en Afrique.
Or, lorsqu’ils découvrent le conflit rwandais en 1990, les officiers français engagés au côté du régime Habyarimana font un constat sans appel des forces en présence.
D’un côté, une armée faible (5000 hommes), peu motivée et mal équipée. De l’autre, une rébellion formée dans les maquis, experte en renseignement (Paul Kagamé était alors le chef du renseignement militaire de l’armée ougandaise), disciplinée, motivée et adepte du coup de force audacieux.
Au terme de cet audit, le Colonel Gilbert Canovas suggère au Chef d’état-major de l’armée rwandaise la création de cinq zones de défense, dont la configuration serait fonction du type de menace, la zone de Kigali disposant d’une réserve générale. Il insiste par ailleurs sur la formation, l’encadrement des troupes et le contrôle de l’instruction.
Le Colonel Gilbert Canovas établit ensuite pour chaque secteur opérationnel un bilan de situation, en février 1991, dans lequel il souligne les difficultés rencontrées dans la zone et propose des solutions concrètes pour améliorer la sécurité et l’efficacité de chaque dispositif.
Dans le secteur de Mutara, en majorité hostile aux FAR, il indique qu’environ 150 000 personnes ont été déplacées. Il suggère la mise sur pied d’un élément d’intervention rapide.
Dans le secteur de Gisenyi, il propose un meilleur emploi de la Gendarmerie, dont il constate qu’elle est écartée de la mission de défense du secteur, plutôt pour des raisons politiques que stratégiques.
Dans la zone de Ruhengeri, il note » la hargne » et » le zèle » des populations lors des opérations de ratissage et de contrôle routier, mais aussi le découragement et la peur de tous ceux qui se sont enfuis de chez eux pour se regrouper dans des lieux plus urbanisés. Il propose, pour remédier à l’insécurité de ces populations, vivant au sud du Parc des Volcans, » la mise en place de petits éléments en civil, déguisés en paysans, dans les zones sensibles, de manière à neutraliser les rebelles généralement isolés « .
Dans le secteur de Rusumo, il préconise la sécurisation du Pont de l’Akagera avec l’installation de projecteurs et d’une mitrailleuse supplémentaires, ainsi que le piégeage des accès possibles par la vallée.
Enfin, dans le secteur de Byumba, il relève notamment la difficulté de contrôler un front très large et très accidenté. Il suggère de » valoriser le terrain en piégeant des carrefours, confluents de thalwegs et de points de passage possibles de l’adversaire « . Il note sur ce point particulier qu’il s’agit d’une » mesure en cours d’exécution avec la participation du détachement Noroît ».
La ville de Kigali lui semble souffrir de mauvaises liaisons radio ou téléphoniques et ne dispose pas de réserve d’intervention locale.
Si les rapporteurs de la Mission ont tenu à développer cette présentation faite à l’époque par le Colonel Gilbert Canovas, conseiller du Chef d’état-major de l’armée rwandaise, c’est parce qu’elle leur est apparue typique du travail accompli par l’armée française auprès des autorités militaires rwandaises. Celui-ci témoigne, en effet, d’une connaissance très concrète des réalités et des lieux. Les suggestions destinées à combattre l’ennemi que l’on sent très proche, se mêlent aux réflexions générales de conception et d’organisation valables à plus long terme, indépendamment d’un contexte de crise.