La République dont la devise est l’expression achevée des valeurs de la révolution de 1789 reproduit avec acharnement mais sous des formes diverses et parfois sophistiquées des rapports de domination coloniale, essentiellement fondés sur la classification ethnique et la couleur de peau.
Dans son récent essai, Sadri Khiari, l’exprime de manière lapidaire mais parfaitement exacte : «Comme le Capital a produit les classes, le patriarcat les genres, le colonialisme a produit les races. Si le mot fait peur, se chuchote à peine, la chose, elle, n’en finit pas d’exister et de tisser les rapports sociaux.»
Le politologue Sadri Khiari, figure éminente du Mouvement des Indigènes de la République (MIR), auteur de «Pour une politique de la racaille» qui avait déjà posé en termes très incisifs le débat «racial» en France, expose avec talent, et non sans impertinence, la permanence du racisme d’état dans son dernier et remarquable essai publié par les éditions «La Fabrique». «La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy» est une descente dans les profondeurs troubles du racisme républicain dont Sadri Khiari attribue, références à l’appui, la formulation modernisée au fondateur de la cinquième république. De fait, de Gaulle, résistant au nazisme et homme de haute culture, atteignait précisément ses limites dans une représentation raciste du monde, directement issue de la pensée coloniale du dix-neuvième siècle.
De Gaulle et le poids politique des musulmans
Le piédestal sur lequel ses partisans ont voulu ériger pour l’éternité ce nationaliste emblématique est aussi formé d’une pensée chétive et d’un discours réactionnaire exempt d’universalité. Ainsi, le général du 18 juin 1940, justifiait-il l’indépendance de l’Algérie par la menace, en termes de poids politique sur les institutions françaises, que constituerait dix millions d’arabo-musulmans autorisés à jouir de la pleine citoyenneté. L’imprégnation des thèses coloniales ne concerne pas seulement la droite française et la haute administration. Les partis dits de gauche, le parti communiste et le parti socialiste, partagent le même réflexe tribal dans la communion de croyance, jamais ouvertement formulée, en une identité française aux contours imprécis mais irréductiblement blanche, de tradition purement coloniale et aujourd’hui violemment islamophobe.
Dans un style aéré, sans la moindre trace de cuistrerie ou d’emphase, mais avec une ironie grinçante Sadri Khiari décode la génétique de la discrimination dans les fondements de l’idéologie républicaine française. En contrepoint, l’auteur livre la chronique des résistances des travailleurs et des jeunes d’origine arabe ou africaine ; dans les usines ou dans les quartiers (le mot désigne les ghettos où sont entassées les populations de la «_diversité_») et, dès la marche des beurs en 1983, la lente émergence d’une force politique nouvelle malgré les tentatives de récupération ou de diversion incarnées par des associations généreusement subventionnées comme SOS-Racisme ou plus récemment NPNS.
Sur la « voie de l’apartheid»
La société française s’est beaucoup modifiée dans toutes ses composantes à l’exclusion des élites politico-bureaucratiques qui, en restant irréductiblement hostiles aux français d’origine non-blanche, est de moins en moins représentative de la réalité du pays. Face à la montée des revendications d’égalité, le pouvoir, qu’ils soit de gauche ou de droite, qui s’extasie sur l’élection de Barack Obama, est obsédé par le souci de maintenir l’ordre ségrégationniste soft, Sadri Khiari en donne une analyse incisive : «Nous voyons la haine que nous suscitons, l’islamophobie, la négrophobie; nous voyons se multiplier les corps de police, s’étendre la répression, se consolider les mécanismes de contrôle et de surveillance, foisonner les dispositifs de corruption et de clientélisation, se développer les instances d’intégration et d’encadrement, mais nous n’en apercevons pas la cause, ou l’une des causes, qui n’est autre que nous faisons peser sur l’ordre blanc.»
De fait, loin de s’atténuer au fil de l’évolution politique et sociale du pays, l’exclusion sur la base culturalo-ethnique est une réalité qui s’impose brutalement par la répression et l’exclusion mais aussi de manière insidieuse et manipulatrice. Le traitement de la question par Nicolas Sarkozy en est une illustration patente, entre diabolisation sécuritaire et recours à des arabes de service ou des noirs-alibis exhibés sur la scène politique comme trophées de l’intégration à la française.
Cette gestion d’image est de peu d’effet sur des populations qui supportent de plus en plus mal les discriminations quotidiennes et le manque de perspectives pour la jeunesse. Même le très modéré et très assimilé, Yazid Sabeg, président d’une société d’armement et haut commissaire à l’intégration a déclaré récemment sans provoquer de débat que la France était «sur la voie de l’apartheid».
L’essai de Sadri Khiari, est donc une lecture nécessaire pour comprendre les blocages français, leurs relations directes avec l’histoire coloniale et l’actualité des clivages politiques. S’il est vrai que le colonialisme français en tant que tel a disparu de la carte géopolitique, ses superstructures dominent encore une bonne partie de la classe politique hexagonale. De ce point de vue, Sadri Khiari met en parallèle la lutte des «indigènes» de France avec le combat des palestiniens pour la reconnaissance de leurs droits et la liberté. Si les formes de l’oppression sont à l’évidence de nature différente dans des environnements très distincts, l’adversaire est le même : l’ordre suprématiste colonial. En ces temps de crise et de confusion médiatiquement entretenues, «La contre-révolution coloniale en France» est un livre essentiel.
M. Saâdoune
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La contre-révolution coloniale en France – De de Gaulle à Sarkozy par Sadri Khiari- Editions La Fabrique – janvier 2009
Source : Le Quotidien d’Oran – 26 février 09