« Parler de solidarité ou de loyauté entre les hommes et les femmes (quand bien même ils seraient issus de l’immigration post-coloniale), lorsqu’il s’agit de sexisme et de violences sexistes est pour moi un non-sens absolu. Le titre de mon intervention est donc : « La confiscation et l’instrumentalisation de la cause des femmes issues de l’immigration : Ni putes, Ni soumises ». Je vous propose de voir : en quoi le sexisme que subissent les femmes issues de l’immigration est en partie spécifique ; en quoi, NPNS confisque et instrumentalise ces spécificités ; en quoi il est nécessaire de créer de nouveaux espaces politiques où serait au centre le point de vue des femmes issues de l’immigration… »
Une mise au point préalable est d’abord nécessaire concernant le titre de l’intervention que l’on m’a demandé de prendre en charge.
Sur l’ensemble de la journée organisée par le MIR, toutes les précautions ont été prises pour éviter que des personnes qui ne seraient pas concernées directement par l’objet qu’elles traitent dans le cadre de leur intervention ne parlent à la place des premiers concernés, et c’est tout à l’honneur des organisateurs.
Je vais donc m’efforcer de respecter aussi ce principe fondamental, qui semble avoir été oublié me concernant, en changeant quelque peu l’angle d’approche de l’intervention dont j’ai la charge.
Mon point de vue sera celui d’une femme issue de l’immigration maghrébine sur le sexisme et les violences sexistes que les femmes issues de l’immigration post-coloniale subissent. Ce recentrage est important car si en tant que femme arabe, je dois donner un avis critique sur l’association « Ni putes, Ni soumises », je ne veux pas qu’il y ait de malentendu comme pourrait le suggérer le titre : je ne critiquerais pas NPNS, sur des enjeux de lutte contre le sexisme, dans le but de défendre le garçon arabe, ou pour dénoncer la stigmatisation du garçon arabe, au nom d’une quelconque solidarité, voire pire, d’une quelconque loyauté (avec en plus un aspect maternant puisqu’il ne s’agit pas de l’homme arabe, mais du « petit garçon arabe »).
Parler de solidarité ou de loyauté entre les hommes et les femmes (quand bien même ils seraient issus de l’immigration post-coloniale), lorsqu’il s’agit de sexisme et de violences sexistes est pour moi un non-sens absolu.
Le titre de mon intervention est donc : « La confiscation et l’instrumentalisation de la cause des femmes issues de l’immigration : Ni putes, Ni soumises »
Je vous propose de voir :
en quoi le sexisme que subissent les femmes issues de l’immigration est en partie spécifique,
en quoi, NPNS confisque et instrumentalise ces spécificités,
en quoi il est nécessaire de créer de nouveaux espaces politiques où serait au centre le point de vue des femmes issues de l’immigration.
1- les spécificités du sexisme que subissent les femmes issues de l’immigration
Les femmes issues de l’immigration sont au plus bas de l’échelle sociale ; elles subissent :
les discriminations racistes en tant que « issues de l’immigration post-coloniale »,
les discriminations et les violences sexistes comme les autres femmes en France,
un sexisme aggravé parce qu’elles vivent pour beaucoup dans des quartiers populaires, quartiers ghettos où existe une sur-virilisation de certains espaces, de la parole, des regards, des comportements, de la part des hommes,
un sexisme aggravé, contrecoup du racisme que subissent les familles immigrées,
un sexisme raciste (ou racisme sexiste), combinaison de sexisme et de racisme, qui se traduit par des pratiques, des discours, des politiques publiques qui ont tendance à les infantiliser et à les exotiser.
J’aimerais insister sur ce sexisme qui trouve ses sources dans le traitement colonial des femmes indigènes. Il a été rappelé plus tôt lors de cette journée que l’une des stratégies coloniales des colonisateurs était de « faire que la femelle indigène soit contre le mâle indigène ». Cette représentation coloniale continue d’une certaine façon à exister aujourd’hui ; quand les hommes sont dans un rapport de domination raciale, les dominants instrumentalisent les femmes des dominés : « quand on veut taper sur l’homme, on essaie de lui prendre sa femme ». Aujourd’hui, cela peut se traduire par le fait que l’on valorise dans l’espace public les filles arabes par rapport aux garçons arabes, on les flatte, on répète que la modernité passera par elles…
2 exemples :
Lors d’un colloque intitulé « femmes de la diversité » en septembre 2006, une étude (GERS) a été présentée (power point) avec toute une série de statistiques : une colonne de chiffres à gauche représentait la réussite scolaire des filles issues de l’immigration, et une colonne de gauche la (non)réussite scolaire des garçons issus de l’immigration. Le public présent à ce colloque fut invité à se rendre compte de la réussite flagrante des filles issues de l’immigration par rapport aux garçons issus de l’immigration, et applaudit joyeusement à la vue de ces résultats. L’on comprenait que l’on n’était pas sur des enjeux d’égalité filles/garçons ou blancs/issus de l’immigration post-coloniale ; la seule fonction des filles sur la colonne de gauche étaient d’être meilleures que leurs frères colonne de droite.
Les mécanismes en cours dans le service logement de beaucoup de villes font partie de la « culture urbaine de l’immigration » : si vous êtes une jeune femme arabe, ayant l’air « émancipé » ou du moins qui donne l’impression de vouloir s’émanciper (de préférence non voilée), que vous cherchez un logement en HLM, vous avez la possibilité de vous rendre au service logement de la ville qui gère un quota de logements qu’elle peut attribuer sur demande sur des critères « sociaux » ; là, vous faites l’effort de pleurer, et de vous plaindre au choix de votre père qui veut vous marier au pays, de votre frère qui vous empêche de sortir avec un « français de souche »…., et vous êtes pratiquement certaine d’avoir un logement en HLM. Cela ne doit pas vous empêcher de rentrer faire une bise à votre père, d’aider votre frère à faire ses devoirs, et d’appeler votre petit ami arabe, avec lequel vous prenez d’ailleurs l’appartement… Bien évidemment, très peu de femmes passent par ces stratégies pour avoir un appartement ; il s’agit surtout ici de montrer comment des mécanismes implicitement racistes sont parfois mis en place dans l’accès aux biens (au logement) des femmes issues de l’immigration.
Cela crée une conscience diffuse que lorsque l’on encourage les femmes issues de l’immigration à parler du sexisme qu’elles subissent, ce n’est la plupart du temps pas pour entendre réellement ce qu’elles ont à dire, mais pour les instrumentaliser, et stigmatiser ainsi davantage les hommes issus de l’immigration, histoire de pouvoir être racistes tranquillement par le biais d’un féminisme versus « émancipation de la femme maghrébine du joug du maghrébin », que l’on fantasme comme étant ultra-viril et ultra-violent.
Dans un contexte où l’on vit dans une société structurellement raciste, les femmes issues de l’immigration post-coloniale hésitent à parler du sexisme réel qu’elles subissent pour différentes raisons :
intériorisation, non-conscientisation,
produit du rapport de domination homme/femme : les hommes issus de l’immigration ont tendance à empêcher les femmes issues de l’immigration explicitement ou implicitement de s’exprimer sur ces sujets : on leur dit que l’on réglera ça plus tard, on relativise, on nie les problèmes spécifiques avec l’idée qu’il faut être solidaires derrière le front commun de l’anti-racisme ; c’est pour partie ce qui explique la haine de certains envers NPNS, qui leur apparaissent comme des « traîtres », des « vendues »…
stratégie de la part des femmes issues de l’immigration : poser des priorités dans la lutte, dans les enjeux d’égalité : d’abord l’anti-racisme, l’anti-sexisme suivra forcément…
Cela peut expliquer pourquoi jusqu’à récemment les femmes issues de l’immigration ont tendance à se taire sur le sexisme qu’elles subissent.
Pour beaucoup elles anticipent ce que leurs revendications auraient de sur-déterminant, anticipent les représentations négatives aggravées des hommes (et donc des femmes) issus de l’immigration.
On voit que des spécificités existent, que des revendications potentielles existent, qu’une demande raciste existe… NPNS va faire une offre au début des années 2000.
2- la confiscation et l’instrumentalisation de la cause des femmes issues de l’immigration par NPNS
La seule chose que je développerai de mon point de vue, c’est la prise en charge (ou pas) des revendications des femmes issues de l’immigration contre le sexisme (et forcément contre le racisme).
NPNS réduit le sexisme et les violences sexistes que subissent les femmes arabes au sexisme et violences sexistes des maghrébins. Il est vrai, j’en parlais plus haut, ce sexisme-là a été tu (en partie aussi parce que l’on considérait qu’il était presque normal qu’un arabe violente sa femme, arabe, par définition soumise, car cela faisait partie de leur culture encore barbare). Il était donc important de relayer ces plaintes, ces revendications. Là où NPNS a une responsabilité grave, c’est qu’elles se sont contentées de relayer ces dénonciations à l’encontre des hommes issus de l’immigration ; elle a pu trouver par là (et c’est une cause et une conséquence) une écoute, des encouragements, un enthousiasme, des soutiens dans les sphères de pouvoir politique, institutionnel, médiatique, artistique… Le fait que NPNS ne dénonce pas le sexisme raciste, le traitement colonial que subissent les femmes issues de l’immigration dans les centres sociaux, dans les écoles, sur le marché du travail, en particulier précaire… qu’elle ne dénonce pas les stéréotypes, le mépris, les représentations dévalorisantes des femmes issues de l’immigration… témoigne du fait que l’on cantonne les femmes issues de l’immigration (dans l’espace public) aux relations familiales et intimes avec les hommes issus de l’immigration ; si ces femmes veulent se plaindre, ce sera uniquement dans ces rapports-là. Il sera hors de question de relayer des revendications contre le système dominant, contre la société sexiste/raciste… Il semblerait que les femmes issues de l’immigration, à la différence des femmes blanches, doivent s’estimer heureuses qu’on les écoute et qu’on les aide à s’en sortir lorsque leurs maris les battent ; elles viennent quand même de loin, de leur pays là-bas où existe encore un système patriarcal moyenâgeux ; et ce d’autant plus qu’elles n’ont pas participé à la construction des « acquis » en terme d’égalité homme/femme, elles ne mériteraient pas de les revendiquer aussi.
On leur montre sans arrêt la voie à suivre : celle de la République et de la laïcité, posées comme des absolus, des acquis, sans à aucun moment déconstruire aussi ce que ces notions très nobles pouvaient avoir comme réalité historique moins noble pour des descendantes des anciennes colonies.
Surtout les Blancs sont implicitement présentés comme « meilleurs » sur la question de l’égalité homme/femme :
l’homme blanc prend la forme du « sauveur »,
la femme blanche devient un modèle d’accomplissement.
Impression est donnée qu’il y a deux mondes :
un monde où existent des relations hommes blancs/femmes blanches,
un monde où existent des relations hommes arabes/femmes arabes.
Deux mondes imperméables où le sexisme n’existe que de façon horizontale, différent de nature dans les deux mondes, de l’ordre du détail ou du dysfonctionnement dans le premier, beaucoup plus violent et « indigénisé » dans le second. La seule solution pour les femmes arabes : ressembler, autant que faire se peut, à la femme blanche. 3- Nécessité de créer un nouvel espace
Il est nécessaire de créer un espace où les femmes issues de l’immigration peuvent se battre contre le sexisme, et les violences sexistes, qu’elles subissent de leurs points de vue.
Pour cela, il faut :
des enjeux de lutte contre le racisme et de lutte contre le sexisme « verrouillés », en posant l’intersectionnalité
des espaces non-mixtes à deux niveaux :
* hommes/femmes : éviter la tendance à la priorisation des enjeux par les hommes, éviter le déni, éviter tout simplement la domination masculine. Ce séparatisme-là est généralement bien accepté.
* femmes blanches/femmes issues de l’immigration post-coloniale : séparatisme plus difficile à faire accepter, y compris par certaines femmes issues de l’immigration, qui ont peur d’être taxées de « communautaristes ».
Il s’agit de créer un espace « sécurisé » où les femmes issues de l’immigration posent clairement les enjeux, sans appréhender de sur-détermination.
Éviter ainsi :
les féministes blanches racistes,
les féministes blanches pas forcément racistes, mais qui essaient de trouver, après s’être battues des décennies entières, un peu de repos, en se disant qu’il y a pire ailleurs après tout, l’ailleurs étant indistinctement l’Afghanistan ou tel quartier de Seine Saint-Denis. Elles viennent d’ailleurs souvent avec beaucoup de compassion…
les féministes blanches anti-racistes, qui ont tendance à nier le sexisme que subissent les femmes issues de l’immigration, ou du moins à le relativiser ; leur résumé est souvent « le sexisme n’existe pas que dans les quartiers populaires » ; c’est très bien de le dire, notamment aux féministes citées plus haut, mais l’objet de ces espaces est de dire « le sexisme existe aussi dans les quartiers populaires, que fait-on ? »
Globalement, les féministes blanches ont tendance à parler à la place des femmes issues de l’immigration ; comme elles sont souvent de bonne volonté et honnêtes, on a tendance à être indulgent ; elles-mêmes sont prises dans des contradictions qui leur font dire ou écrire tous les 3 ou 4 paragraphes : « je suis blanche ; je me rends compte que je parle à la place des Noires et des Arabes ; je me rends compte que je reproduis des schémas de domination ; mais, d’une part, je le sais, ce qui est énorme ; d’autre part, j’assume et je le dis, ce qui est encore plus énorme ; voilà, c’est dit, c’est fait, je vais pouvoir continuer à parler à leur place tranquillement ».
Il faut pouvoir assumer le séparatisme aux deux niveaux dans ces espaces, en pensant évidemment l’articulation avec d’autres espaces mixtes anti-racistes et féministes. L’objectif est avant tout d’échanger, de libérer la parole, de se réapproprier enfin des enjeux qui leur ont souvent échappé, avec comme point de vue central le point de vue des femmes issues de l’immigration.
Car on ne peut nier que des problèmes de sexisme spécifique existent dans les quartiers populaires, au sein des familles maghrébines en particulier. Je n’ai pas parlé des méfaits que NPNS a causé du fait de son assise dans les quartiers : son assise est très limitée ; par contre, elle a causé un « effet repoussoir » concernant le sexisme dans ces quartiers ; il est encore plus difficile qu’avant d’aborder ces questions dans les quartiers avec les hommes, comme avec les femmes, issus de l’immigration maghrébine, tant l’on est soupçonné de faire partie de NPNS, très généralement « fichée » aujourd’hui comme haineuse envers les hommes issus de l’immigration maghrébine (malgré les efforts récents de NPNS) et/ou comme instrument du PS (syndrome SOS racisme).
Pour autant, il faut que les femmes issues de l’immigration prennent en charge elles-mêmes ces revendications. Pouvoir enfin aborder les problèmes de violences sexistes spécifiques car comment considérer que la société française porte en elle des représentations qui peuvent trouver leurs sources dans les périodes d’esclavage et de colonisation (problématique centrale au MIR), et nier que les familles issues de l’immigration maghrébine transmettent des représentations sexistes spécifiques aux systèmes patriarcaux des pays d’origine ? (étant entendu que la reproduction des imaginaires dans le premier cas est plus puissante puisqu’elle est structurelle, institutionnelle, à travers l’école, les médias…).
Cela ne veut pas dire que la société française n’est pas basée sur un système patriarcal aussi ; il faut pouvoir penser la confrontation, l’intersection et la gestion des deux.
Fatima Ouassak, membre du Mouvement des indigènes de la république. Intervention au Parlement de l’anticolonialisme et contre le racisme, Saint-Denis (93), 21 octobre 2006