Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, des musulmans de plus en plus nombreux sont partis vivre et travailler dans les pays occidentaux, encouragés par les autorités de ces pays, qui avaient un gigantesque besoin de main-d’oeuvre pour reconstruire tout ce que la guerre avait détruit. La majorité d’entre eux n’était partie du pays d’origine qu’à titre temporaire, mais nombreux furent ceux qui restèrent à titre définitif dans ces pays où ils avaient passé l’essentiel de leur vie, fondé des familles et préparé leur avenir. Aujourd’hui, ces immigrés et leurs descendants se comptent par dizaines de millions en Europe et en Amérique. Ils sont confrontés à des questions existentielles d’une extrême complexité.
Par exemple, doivent-ils se considérer comme des musulmans vivant « comme en terre d’exil » dans les pays occidentaux (ces régions qualifiées dans le passé de « dar al harb » (régions de guerre), repliés sur eux-mêmes au sein de communautés musulmanes, préservant le mode de vie islamique, les coutumes et traditions des terres d’origine de leurs ancêtres ? Doivent-ils revendiquer l’application de la charia aux membres des communautés musulmanes des pays occidentaux, pour ce qui concerne les questions de statut personnel telles que le mariage, le divorce, l’héritage, etc… (comme cela se fait depuis des siècles dans certains pays asiatiques tels que l’Inde, qui compte plus de 140 millions de musulmans ?).
Ou bien ces immigrés (et leurs enfants nés en terre d’Occident en particulier) doivent-ils s’intégrer à la population de leur propre pays natal, se soumettre aux lois nationales, et en accepter l’application même quand elles sont incompatibles avec les règles du droit musulman ?
Dans un ouvrage publié en automne 2009, intitulé « Mon intime conviction », ([Tariq Ramadan, Mon intime conviction, Presses du Châtelet, Paris, 2009)] Tariq Ramadan analyse ces questions, et formule des propositions pour faire avancer le débat dont elles font régulièrement l’objet.
Un penseur musulman fortement médiatisé
Cet intellectuel musulman, né en Suisse de parents égyptiens, et élevé à la fois dans la culture occidentale et dans la culture égyptienne et arabe de ses parents a, a priori, de précieux atouts pour comprendre les différents points de vue qui se confrontent, dans toute leur complexité, qu’il s’agisse de ceux des communautés musulmanes immigrées, des groupes fondamentalistes, ou des communautés et politiciens occidentaux. En effet, son père enseignait la charia dans une université anglaise, ([Saïd Ramadan, La shari’a, le droit islamique, son envergure et son équité, Ed. Al Qalam, Paris, 1997)] alors que sa mère était la fille de Hassan al Banna, le fondateur des Frères Musulmans, ([Tariq Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, d’Al Afghani à Hassan al Banna, Ed. Tawhid, 2002)] et la nièce de Gamal al Banna, un penseur musulman progressiste connu.
De fait, depuis 20 ans, Ramadan écrit avec une grande régularité force livres et articles sur les questions de l’identité religieuse et citoyenne des Européens musulmans. (Tariq Ramadan, Les musulmans dans la laïcité, Ed. Tawhid, Lyon, 1994; Tariq Ramadan, Islam, le face à face des civilisations, Ed. Tawhid, Lyon, 1995; Tariq Ramadan, Peut-on vivre avec l’Islam ? Entretiens avec Jacques Neirynck, Favre, Lausanne, 1999; Tariq Ramadan, Musulmans d’Occident, Construire et contribuer, Ed. Tawhid, Lyon, 2002; Tariq Ramadan, Les musulmans d’Occident et l’avenir de l’Islam, Sindbad, Actes Sud, 2003) C’est un conférencier apprécié tant dans les pays arabes que dans les pays occidentaux, et un habitué des plateaux de TV des grandes chaînes, où il apparaît pour promouvoir ses derniers ouvrages ou pour participer à des débats sur la place et l’avenir de l’islam et des communautés musulmanes dans les pays occidentaux. Ramadan anime également des enseignements relatifs à l’islam et à la culture musulmane dans des universités aussi prestigieuses que l’université d’Oxford en Grand-Bretagne ou celle de Rotterdam aux Pays-Bas.
Poète ou végétarien ?
Contrairement à beaucoup de fils d’immigrés, Ramadan n’a pas une mentalité d’immigré, ou d’exilé dans son pays natal. Il est Suisse et parfaitement heureux de sa situation. C’est un « Européen musulman » qui se sent bien dans sa peau, bien dans son environnement, bien dans sa double culture (occidentale et islamique) ou dans sa triple culture (francophone, anglophone et arabe).
Ramadan refuse de jouer à ces jeux réducteurs, où il s’agit de dire clairement et sans nuance… (sans ambiguïté !), si l’on est d’abord musulman, ou d’abord Européen. D’après lui, la question n’a pas de sens. « Dans l’ordre religieux et philosophique, celui qui donne sens à la vie, l’être humain est d’abord athée, bouddhiste, juif, chrétien et musulman : son passeport, sa nationalité ne répondent pas à la question existentielle. Quand il faut voter pour un candidat, l’individu a une identité citoyenne, et il est d’abord un Américain, un Italien, un Français ou un Britannique s’engageant dans les affaires de son pays. Selon l’ordre ou le champ d’activité, l’individu a donc d’abord telle ou telle identité, sans que cela soit contradictoire. » ([Mon intime conviction, p 57)] A titre d’illustration, il explique qu’un poète végétarien interviendra, dans un cercle de poésie, en sa qualité de poète, mais s’identifiera ensuite comme un végétarien, quand il passera à table.
Ramadan va encore plus loin dans la définition de son identité personnelle. « Depuis longtemps, je répète aux musulmans et à mes concitoyens que je suis suisse de nationalité, égyptien de mémoire, musulman de religion, européen de culture, universaliste de principe, marocain et mauricien d’adoption. » ([ibid, p 58)]
Pour Ramadan la société multiculturelle est un fait. Il ne s’agit plus d’être pour ou contre, mais de faire avec. «Le défi de la diversité exige des solutions pratiques et impose aux citoyens, aux intellectuels comme aux représentants religieux, de développer un esprit critique et nuancé, toujours ouvert à l’évolution, à l’analyse et, bien sûr, à l’autocritique. Faire entendre ses propres exigences tout en sachant écouter l’autre, concevoir le compromis tout en refusant la compromission, affronter les certitudes ancrées et les esprits rigides ou dogmatiques dans tous les camps, et surtout parmi sa famille culturelle et religieuse : tout cela n’est pas facile et exige temps, patience, empathie et détermination. » ([ibid, p 29)]
Un médiateur entre les univers occidental et islamique
Ramadan explique qu’il s’intéresse à ces questions depuis plus de deux décennies, essayant de « construire des ponts, d’expliquer et de faire mieux comprendre l’islam au monde musulman autant qu’à l’Occident ».
Il se voit dans le rôle de médiateur entre les univers occidental et islamique, entre leurs cultures et leurs croyances religieuses respectives. Il assume pleinement sa religion musulmane et sa culture occidentale, et affirme que « les valeurs et les espoirs communs sont plus essentiels et plus nombreux que les différences. » Son objectif est « de montrer, théoriquement autant que pratiquement, que l’on peut être tout à la fois pleinement musulman et occidental et que, au-delà de nos différences apparentes, nous partageons beaucoup de valeurs à partir desquelles le « vivre ensemble » est possible dans nos sociétés pluralistes, multiculturelles, et où coexistent plusieurs religions. » (ibid, p 37-38)
Un message, il le sait bien, « difficile à faire entendre en ces temps de débats passionnés, où les voix se confondent et la surdité se généralise. » ([ibid, p 30)]
« Un médiateur, » explique-t-il, « est un pont, et un pont n’appartient jamais à une seule rive. Il est toujours un peu trop de « l’autre côté », toujours soupçonné de « double » loyauté. Ainsi, j’étais toujours « un peu trop occidentalisé » pour certains musulmans, et « un peu trop musulman » pour quelques Occidentaux. Des deux côtés de la rivière, le médiateur doit donc prouver sa pleine appartenance. Lorsque la passion et l’émotivité l’emportent et colonisent les débats, l’intervention nuancée, critique et autocritique, devient suspecte, et la nuance est vite perçue comme de l’ambiguïté. Le médiateur se voit l’objet de projections qui sont parfois dues à une longue histoire, à des contentieux et des traumas profonds. Rien n’est simple : vous vous faites des « ennemis » des deux côtés, et l’on vous traite parfois de traître ou de « vendu », voire de manipulateur adepte du « double discours ». ([ibid, p 30)]
Mais, Ramadan ne se décourage pas pour autant. Il est bien décidé, plus que jamais, à continuer son action, dans le but d’ébranler les certitudes qu’il faut remettre en question, de replacer dans leur propre perspective certaines croyances, de confronter les préjugés, et de remettre en cause les conclusions simplistes, d’où qu’elles viennent. Il est encouragé dans son action, du fait qu’il voit poindre de nouvelles dynamiques, de plus en plus de femmes et d’hommes « refusant la polarisation, les simplifications, les manipulations et les exclusions » et bien décidés à construire l’avenir, « sans naïveté, mais avec confiance et détermination ». ([ibid, p 163)]
Le faux débat sur l’identité nationale
Quid, alors, de la question de l’identité nationale, qui fait l’objet d’un débat vif et récurrent, tant au sein des communautés musulmanes dans les pays occidentaux, qu’au sein des cercles politiques et sociaux de ces mêmes pays ? Pour Ramadan, il s’agit d’un faux débat. Il s’explique : « Nous avons des identités multiples et en mouvement, et rien ne s’oppose (religieusement, légalement ou culturellement) à ce qu’une femme ou un homme soit à la fois européen(ne) ou américain(e) et musulman(e). L’islam est bien sûr un et unique sur le plan des principes religieux fondateurs, mais il intègre diversité d’interprétations et pluralité des cultures. Son universalité provient d’ailleurs de cette capacité à intégrer la diversité dans son unicité fondatrice. » ([ibid, p 19)]
Le problème résulte du fait qu’il existe « une confusion de taille entre le donné culturel et la référence religieuse : pour beaucoup, être et rester musulmans signifie être musulmans comme ils l’avaient été au Maroc, en Algérie, en Egypte, au Liban, au Pakistan ou en Turquie. (…) Pour beaucoup, … il ne pouvait être question de prendre la nationalité du pays d’accueil puisqu’un jour ils retourneraient « chez eux ». ([ibid, p 50)]
Mais, une ou deux générations après l’arrivée des premiers immigrés musulmans dans les pays occidentaux, en Europe et en Amérique, les choses ont, déjà, radicalement changé. La deuxième génération, puis la troisième, se sont imprégnées de la langue et de la culture du pays natal occidental, se considérant, sur le plan culturel, comme des Français, des Britanniques, des Américains ou des Canadiens. Ils se sentent chez eux dans cet environnement occidental, y font leur vie en fonction de leurs capacités et de leurs ambitions, et essaient d’y préparer un avenir encore meilleur pour leurs enfants. ([ibid, p 67)]
« Les nouvelles générations sont, dans leur grande majorité, pleinement musulmanes quant à la religion, et pleinement occidentales quant à la culture. Cela ne leur pose aucun problème, » observe Ramadan([ibid, p 65)]. « L’islam occidental est aujourd’hui une réalité. » ([ibid, p 67)]
Sur le plan religieux, la sécularisation et la laïcité qui prévalent dans les pays occidentaux assurent le pluralisme religieux. Les droits fondamentaux des individus en matière de liberté de conscience et de liberté de culte sont reconnus et protégés par les lois nationales. Les citoyens musulmans peuvent, de ce fait, librement exercer leur culte, à l’instar de toutes les autres religions pratiquées dans le pays. Ils doivent, en cas de besoin, s’assurer qu’à l’application, un traitement juste et égalitaire est effectivement respecté entre les différentes religions. ([ibid, p 78)] En contrepartie, ils doivent, de leur côté, respecter ces lois, évidemment.
Pour Ramadan, « il appartient aux individus musulmans d’être – et de devenir – des citoyens engagés qui connaissent leurs responsabilités et leurs droits. Dépassant le réflexe minoritaire ou la tentation victimaire, ils ont les moyens d’accéder à une nouvelle ère de leur histoire. En effet, pour ceux qui sont nés en Occident – ou qui y sont des citoyens -, il n’est plus question d’« immigration », « d’ « installation » ou d’ « intégration », mais bien de « participation » et de « contribution ».
« J’affirme, » souligne-t-il emphatiquement, « que nous sommes passés, et que nous devons passer, à l’ère du discours de la « post-intégration » : il faut désormais établir un sens profond et assumé de l’appartenance. C’est le nouveau « nous » que j’appelle de mes voeux, et qui déjà est une réalité dans certaines expériences locales. » ([ibid, p 20)]
Qu’est-ce qu’un occidental musulman ?
D’après Ramadan, et contrairement aux fausses images colportées par les médias, la majorité des musulmans occidentaux n’a aucune envie de vivre recroquevillée sur elle-même, au sein de communautés fermées, isolées de leur environnement, appliquant leurs propres lois religieuses, comme si elles vivaient dans une enclave islamique située dans un pays occidental.
Bien au contraire, les musulmans de la deuxième et troisième génération nés dans les pays occidentaux s’ouvrent sur leur environnement, pour prendre leur place dans la société qu’ils considèrent, à juste titre, comme la leur. ([ibid, p 80)] Chacun d’eux le fait à sa manière, en fonction de ses aspirations et de ses espoirs. Nul d’entre eux ne se donne pour vocation de « représenter » ou de « défendre la communauté musulmane ». Ils sont simplement des citoyens qui expriment au quotidien, dans leur comportement, un sentiment d’appartenance. ([ibid, p 82)]
Les musulmans d’Europe ont, bien sûr, cherché à développer certaines structures destinées à répondre à leurs besoins propres, telles que des lieux de prière, des instituts de formation des « imams » ou des écoles privées islamiques pour l’éducation de leurs enfants. Pour Ramadan, tout cela est logique et raisonnable. Par exemple, la création des écoles privées s’explique du fait que le niveau de l’enseignement donné dans les écoles publiques dans certaines cités de banlieue est d’un niveau très faible, ([ibid, p 81)] n’offrant aucun espoir de succès aux enfants qui y sont inscrits. Certains membres de la communauté musulmane ont donc créé des structures scolaires alternatives, plus performantes, à l’intention des enfants musulmans des quartiers concernés.
Mais, quand le système scolaire public est de qualité satisfaisante, observe Ramadan, c’est là que les parents devraient inscrire leurs enfants, « afin que les jeunes générations de musulmans européens apprennent à vivre avec leurs concitoyens de diverses origines et cultures ». ([ ibid, p 81)]
Les défis que les Occidentaux musulmans doivent relever
Les vrais défis auxquels les musulmans sont confrontés se situent, pour Ramadan, dans de tous autres domaines que ceux des mosquées, des imams ou des écoles. En tout premier lieu se pose la question de la charia.
D’après lui, cette dernière n’est ni un « système », ni un « corps de lois islamiques fermées », ([ibid, p 86)] mais bien plutôt la « Voie de la fidélité aux objectifs de l’Islam » (qui sont de protéger la vie, la dignité, la justice, l’égalité, la paix, la nature, etc.). Toutes les lois qui protègent la vie et la dignité humaines, promeuvent la justice et l’égalité, imposent le respect de la nature, etc. sont, d’après Ramadan, « ma shari’a appliquée dans ma société même si celle-ci n’est pas majoritairement musulmane ou que ces lois n’ont pas été pensées et produites par des savants musulmans. Je suis dans la Voie puisque ces lois me permettent d’être fidèle à ses objectifs fondamentaux et donc d’être fidèle au message et aux principes de l’islam. » (ibid, p 86-87)
En deuxième lieu, les musulmans qui sont déjà des citoyens d’un pays européen ne doivent plus se laisser traiter de « minorités » car, souligne Ramadan, il n’existe pas, en droit européen, de « citoyenneté minoritaire » ! Ils sont des citoyens à part entière, quelle que soit leur religion et leur culture. Ils doivent donc lutter contre cette mentalité de « minoritaires » et s’inscrire pleinement dans la participation citoyenne sur un pied d’égalité avec la « majorité » de la population. ([ibid, p 87)] Ils doivent établir clairement qu’ils sont chez eux en Occident, et qu’il s’agit de suivre la Voie de la fidélité aux principes supérieurs de l’islam ici comme ailleurs. Ils doivent, de cette manière, se prendre en charge et se libérer de la mentalité de victime. ([ibid, p 88)]
Au lieu de blâmer constamment « la- société-qui-ne-nous-aime-pas », « l’islamophobie », ou encore le « racisme », justifiant ainsi leur passivité face aux défis auxquels ils sont confrontés, ils doivent « s’engager en tant que citoyens et lutter contre les injustices, le racisme, la discrimination, les discours populistes de stigmatisation et les hypocrisies. » ([ibid, p 88)]
Ils ne doivent pas, à cet égard, se limiter aux questions qui concernent spécifiquement la religion ou la communauté musulmanes, mais s’intéresser plus généralement à toutes les questions de société qui concernent l’ensemble de la population (telles que les questions sociales, l’enseignement, le chômage et l’emploi, la délinquance, la violence urbaine, les activités des partis politiques, les relations internationales, etc…) ([ ibid, p 89)]
Ils doivent également repenser l’éducation islamique donnée à leurs enfants, tant dans son contenu que dans sa forme, afin de la replacer dans le contexte de leur environnement occidental, en tenant spécifiquement compte des nombreux défis qui se posent aux musulmans d’Occident. Ils doivent, dans ce contexte, se préoccuper de comprendre les facteurs qui poussent les jeunes à adopter des interprétations extrémistes de la religion, voire à s’engager parfois dans des actes de violence.
Les droits légitimes de la femme musulmane
Ramadan précise, d’emblée, que « l’islam n’a pas de problème avec les femmes » ([ibid, p 93)] mais les musulmans ont effectivement de sérieux problèmes avec elles. A son avis, les théologiens ont procédé, au cours des siècles, à une lecture littéraliste du Coran et des traditions du Prophète. Ils ont figé le Texte hors de son contexte, ne tenant guère compte, ce faisant, des finalités du message global de la Révélation. ([ibid, p 94)]
Les coutumes et traditions ont été confondues avec les prescriptions religieuses, et on en est arrivé à justifier des pratiques culturelles qui n’étaient pas « islamiques » telles que l’excision des femmes, les mariages forcés ou les crimes d’honneur. ([ibid, p 95)]
Ramadan estime que les femmes doivent s’engager elles-mêmes dans un travail critique approfondi de leur situation dans la communauté musulmane, « en acquérant les connaissances religieuses nécessaires pour développer des lectures féminines nouvelles. Il faut qu’elles soient présentes dans les espaces de décision de la communauté religieuse, dans les organisations, les conseils de gestion des mosquées, etc. On doit bousculer les choses pour que les femmes trouvent leur juste place, mais elles doivent aussi se mobiliser : elles n’obtiendront rien si, de leur côté, elles cultivent une attitude de victimes. On le voit aujourd’hui, partout où les femmes ont accès à l’instruction, à l’éducation islamique, et même à l’engagement communautaire et social, elles font mieux que les hommes : meilleurs résultats, plus d’engagement, plus de rigueur et de sérieux. La réalité et les chiffres parlent d’eux-mêmes. » ( ibid, p 96-97)
Les femmes doivent avoir accès au travail et obtenir un salaire égal à celui des hommes, à compétence égale. Les discriminations à l’emploi des femmes, pour les raisons les plus diverses, doivent être refusées et combattues. Ce combat pour la reconnaissance des droits des femmes musulmanes doit être mené de l’intérieur du système islamique pour avoir quelque chance de succès, et doit mobiliser les efforts de l’ensemble des membres de la communauté. Les hommes doivent accepter, cet égard, le fait que « garantir la liberté de la femme signifie accepter que celle-ci puisse faire un choix que l’on comprend ou un autre que l’on ne comprend pas ». ([ibid, p 97)]
Conclusion
En dévoilant son « intime conviction », Tariq Ramadan avait-il l’intention d’écrire un véritable « guide du musulman perplexe en pays d’Occident » ? Le fait est qu’il s’est attaqué tour à tour à chacune des grandes questions auxquelles les musulmans vivant dans les pays occidentaux sont quotidiennement confrontés. Il n’a pas hésité à décortiquer tous les sujets, y compris ceux qui fâchent. C’est le professeur Ramadan qui parle, et il fait méthodiquement le tour de chaque question, en l’éclairant dans ses différents aspects, coiffant tour à tour ses casquettes de sociologue, de politologue, d’historien ou de philosophe.
Ramadan s’adresse en priorité aux nouvelles générations de musulmans nés et élevés dans les pays occidentaux, dont ils sont des citoyens à part entière. Il observe, à leur intention, qu’ils ne sont pas en « terre d’exil » dans les pays occidentaux, et n’ont pas à regretter que leurs ancêtres aient quitté leur terre d’origine. Ils doivent se sentir chez eux, bien dans leur peau, bien dans leur environnement, dans les pays où ils sont nés. Ils doivent y vivre, et participer pleinement à la vie commune, à la vie institutionnelle et politique, non pas avec un référentiel de « minoritaire » (un concept vide de sens, à son avis), mais comme tout citoyen du pays, à l’égal de ceux qui font partie de ce qu’on appelle la « majorité » de la population.
S’adressant à l’ensemble des membres de la communauté musulmane, Ramadan explique ce que c’est qu’être un Occidental musulman, les défis que la communauté musulmane doit relever, et la manière dont certains des problèmes peuvent être abordés. La sécularisation et la laïcité garantissent aux musulmans le libre exercice de leur culte. Pour tout le reste, les musulmans sont des citoyens comme les autres, qui doivent obéïr aux lois nationales, aimer leur pays, participer à son développement en y préparant leur propre avenir, en fonction de leurs aspirations individuelles, et au mieux de leurs capacités.
Le message central de Ramadan, c’est qu’il ne suffit pas aux musulmans de se plaindre de leur condition actuelle, et de vouloir un avenir meilleur pour eux-mêmes et pour leur communauté, pour que les changements se produisent. Ils doivent participer de manière active à la solution des problèmes qui se posent à eux, après les avoir bien analysés dans tous leurs aspects.
Ramadan adresse également, tout au long de l’ouvrage, un message aux citoyens des sociétés occidentales, expliquant qu’ils ont besoin, pour leur part, de réviser en profondeur le regard et les jugements qu’ils portent sur les musulmans qui vivent en terre d’Europe ou d’Amérique. Ils doivent, en particulier, apprendre à faire la part des choses, et cesser d’ « islamiser », par exemple, les problèmes sociaux. Les gouvernements occidentaux doivent accepter de traiter sur le plan politique des questions telles que le chômage ou la marginalisation sociale, qui n’ont rien à voir avec la religion, et tout à voir avec les politiques étatiques. « L’Occident, en même temps qu’un dialogue avec « l’autre », doit engager un dialogue avec lui-même – sérieux, profond et constructif. » ([ibid, p 21)]
Khalid Chraibi