Débat

« Indigènes » demi-victoire ou grande récup ?

« Parler des banlieues comme le terreau des angoisses françaises (immigration, polygamie, jeunesse, délinquance, économie souterraine, islamisme, terrorisme) permet de laisser libre cours aux pulsions racistes de notre société, sans être accusé de discrimination ou d’incitation à la haine raciale.

La « racaille », c’est le jeune, l’étranger, l’anti-France, ceux qui écoutent le rap et celles qui poussent des youyous pendant les mariages blancs »

Non, ces phrases ne sont pas extraites d’un récent communiqué du mouvement des Indigènes de la République. Elles introduisent un article publié dans la grande presse par un secrétaire national du parti socialiste !

Et Vincent Léna, chargé de la « solidarité urbaine » dans ce parti ne s’en tient pas là. Voici un florilège d’extraits :

« Ce discours laisse à penser que, faute de pouvoir expulser les pauvres de France, la solution serait de les reconduire à leur frontière intérieure. C’était la signification de « l’état d’urgence », loi coloniale de 1955 permettant le « couvre-feu » »

« Alors qu’une partie de la droite glorifie le passé colonial, on finit par se demander si le « nettoyage au Kärcher » des quartiers ne serait pas en fait une nouvelle entreprise de colonisation intérieure »

« (…) en octroyant des écoles de brousse chargées de délivrer un socle de connaissance avant l’apprentissage à 14 ans, le cas échéant en punissant les mauvais parents ; en construisant des dispensaires pour assurer la santé de base que la médecine libérale ne peut assurer (…) En bref, enfermer et « dresser la racaille » à l’intérieur de nouvelles colonies »

« Beaucoup d’habitants des quartiers populaires, ceux dont les origines renvoient à l’histoire impérialiste de la France, se sentent humiliés par ce discours néocolonial à peine voilé, et refusent d’être traités comme des citoyens de seconde zone, comme de nouveaux indigènes »

On lit. On relit. On se demande si Vincent Léna oublie que la « loi coloniale de 1955 » a été adoptée avec le soutien des socialistes, ou que le PS a approuvé son utilisation par un décret du gouvernement de Villepin. On se demande s’il oublie que les « politiques de la ville » qui concentrent la « gestion coloniale des banlieues » ont été mises en place par des gouvernements de gauche. On se demande s’il ignore que d’avoir dit que les populations issues de la colonisation étaient traitées dans la France d’aujourd’hui en « nouveaux indigènes » avait valu aux Indigènes de la République une incroyable campagne de diabolisation.

On retrouve un peu ici la même logique que celle par laquelle le parti socialiste entend mener à son profit campagne pour l’abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 : accomplir un effet d’annonce, mais ne surtout pas tirer les conséquences politiques pratiques de ce que l’on en dit.

Hommage du vice à la vertu ? Tentative de récupération ? Effet d’un certain succès idéologique des Indigènes ? Sans doute tout cela à la fois !

Quel que puisse être leur agacement, celles et ceux qui, avec les Indigènes de la République, ont imposé dans le débat public l’analyse postcoloniale des discriminations, auraient mauvaise grâce de bouder ici leur satisfaction. On ne peut à la fois chercher à promouvoir une nouvelle approche, et regretter que d’autres s’en emparent, ou le reprennent, même s’ils ne l’embrassent que pour mieux l’étouffer. Ce n’est pas une affaire de chapelle ou de drapeau. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils puissent se satisfaire de voir des chapitres entiers de leur discours repris à peu de frais pour servir d’écume à des discours politiques qui ne leur offrent aucune perspective.

Vers quoi débouche en effet cet article du dirigeant socialiste ? Un satisfecit donné pour bon marché à la campagne médiatique de l’association « Devoirs de mémoire » (voir à ce sujet une précédente chronique, Sur une fausse alternative « républicaine ») :

http://www.oumma.com/article.php3id_article=1842&var _recherche=laurent+l%E9vy

« Chacun devra s’engager et prendre ses responsabilités, les jeunes en particulier, (…). De ce point de vue, il faut saluer et encourager la prise de conscience du collectif Devoirs de mémoires, avec ses figures de proue (…) qui appellent tous les jeunes des quartiers à s’inscrire sur les listes électorales, pour se faire entendre autrement qu’en brûlant des voitures. », affirme ainsi Vincent Léna.

Et de poursuivre, dans sa logique amnésique : « la situation s’aggrave chaque jour et menace la sécurité et la cohésion de l’ensemble de la société. La violence, toujours inacceptable, grossit sur fond d’injustice, de chômage et de misère sociale, comme on le voit après trois ans de libéralisme échevelé et de mensonges sur l’insécurité »

Les « mensonges sur l’insécurité » ne sont pourtant pas le propre de la droite : ils ont été l’une des caractéristiques de tous les derniers gouvernements de gauche, et portés du parti socialiste à la « gauche républicaine » en passant par certains secteurs du parti communiste. Quant au « libéralisme échevelé », on n’aura garde d’oublier le rôle du gouvernement « gauche plurielle » de Lionel Jospin dans sa mise en place.

On ne s’étonnera pas que la révérence formelle – et clandestine – de Vincent Léna au discours des Indigènes de la République ne débouche au final que sur des phrases creuses :

« il faudra construire une nouvelle utopie du vivre ensemble, mobiliser toute la société contre les dérives qui la minent, valoriser le potentiel incroyable des quartiers, et susciter de nouvelles formes de militantisme ». Quand on a dit ça, on n’a rien dit. La dernière phrase de l’article va plus loin encore dans l’inutile :

« La gauche doit être à l’écoute et se préparer à relayer cette nouvelle lutte sociale, pour dénoncer les fauteurs de troubles, pour porter la parole de la France qui va mal et s’engager au quotidien pour l’égalité des droits. »

Or, « l’égalité des droits » (entre qui et qui ?) est sans doute une bonne chose : mais pour l’essentiel, elle est acquise. Le Code de l’indigénat est abrogé, en droit, depuis bien longtemps, et les jeunes indigènes des quartiers populaires ont les mêmes droits au RMI et aux stages bidon que les jeunes bourgeois blancs des quartiers chic. Grands patrons cotés en Bourse et chômeurs ont le même droit de coucher sous les ponts. Il n’y a pas une « France qui va mal » dont il faudrait simplement « porter la parole ». Il y a une France structurellement inégalitaire, et dont les structures mêmes doivent être mise cause.

Ainsi, si le discours des Indigènes a pu marquer des points, ils ne doivent ni se désoler d’avoir perdu le monopole d’une idée forte, ni se reposer sur des lauriers qui se dessécheront vite. Leur objectif idéologique n’a jamais été d’être au centre du débat, mais d’y placer la problématique post-coloniale. Et leur objectif politique n’a jamais été d’être reconnus pour ce qu’ils sont, mais de provoquer la fin du nouvel indigénat. Cet objectif politique reste plus que jamais à l’ordre du jour, et cela passe par autre chose que des discours.

Laurent Levy,
23 janvier 2006

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