L’historien démêle l’écheveau des identifications et des engagements d’Henri Curiel (1914-1978) – ses rencontres, ses choix politiques: contre l’occupation britannique en l’Egypte, pour une Algérie libre et indépendante, et en faveur d’une paix juste au Proche-Orient. Dans la diversité des pistes empruntées se dessine clairement un “cheminement d’exception”, à rebours des sentiers battus de la gauche bien blanche et institutionnelle. La multiplicité des chemins – que l’ouvrage de René Gallissot rend sensible – trouve sa cohérence et un point de convergence dans les luttes de libération. Un chapitre, justement, porte le titre: “Henri Curiel et la priorité de l’anticolonialisme”.
Ces pages sont évidemment précieuses pour nous, aujourd’hui enrôlés sous l’étendard des débats démagogiques relatifs à la prétendue “identité” dite “nationale”. Un adjectif revient souvent sous la plume de René Gallissot pour qualifier Henri Curiel: “improbable”. Henri Curiel est Egyptien “improbable”, un communiste “à part”, un individu “douteux” – et c’est précisément au creux de cet interstice de l’indigène forcément suspect parce qu’inassignable à une quelconque “identité nationale” dominante que se dessine la possibilité d’une émancipation – l’identité semblant dès lors se réinventer dans le geste sans cesse renouvelé de l’opprimé qui lutte pour son émancipation.
Pour prolonger la piste passionnante que trace l’essai de Gallissot, on peut lire aussi l’autobiographie savoureuse de Victor Segré – Un aller sans retour. L’histoire d’un Communiste Juif Egyptien – publiée chez l’Harmattan. Segré formule la même question de l’identité improbable dans les termes qui suivent :
“[ Fallait-il ] prendre la fuite ou nous intégrer (…) ? Nous intégrer ou nous assimiler? (…) Serons-nous toujours des étrangers dans ce pays où nous sommes nés, où nous avons hérité d’habitudes et de culture, et d’une façon de vivre? Pouvons-nous nous résoudre à l’idée que nous sommes réellement des étrangers dans notre propre pays, notre terre natale?”.
Ces questions restent en suspens aujourd’hui pour la population non-blanche et/ou musulmane, qui fait l’objet en France d’une suspicion comparable à celle que le PCF nourrissait à l’endroit des camarades Juifs égyptiens. En témoigne, par exemple, la médiatisation récente d’Ilham Moussaïd, une candidate du NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste) dans le Vaucluse qui porte le hijab – vêtement que l’on s’est hâté de qualifier de “foulard léger” pour en atténuer la marque islamique. Certains trotskystes, à l’instar des staliniens de Curiel, ont assurément trouvé cette militante douteuse puisqu’ils se sont sentis obligés de préciser qu’elle était “laïque” et “féministe” – bien que Musulmane.
Enfin, les enjeux ne sont évidemment plus tout à fait les mêmes. Les “Arabes Musulmans douteux” d’aujourd’hui sont en France plus nombreux que les “Egyptiens Juifs douteux” d’hier – et il y a fort à parier que le NPA cherche à conquérir un électorat qu’il ne veut pas abandonner aux Indigènes de la République ou à d’autres mouvements indigènes – air (électoraliste) bien connu de cette petite chanson (de gauche – ou de droite, d’ailleurs).
A ce titre, il est important de se rappeler le choix d’Henri Curiel énoncé ainsi par René Gallissot :
“ (…) dans le Manifeste du Mouvement anticolonialiste français qu’il fait approuver, Henri Curiel reprend ce terme de mouvement pour dire un rassemblement des forces contre la guerre coloniale d’Algérie et pour contrer les modes de domination impérialiste dans le monde. Un mouvement ne prétend pas être un parti, malgré les défaillances des partis de gauche en France.”
Princesse de Clèves
Références des ouvrages cités :
René Gallissot, Henri Curiel. Le mythe mesuré à l’histoire (Riveneuve éditions, 2009)
Victor Segré, Un aller sans retour. L’histoire d’un Communiste Juif Egyptien (L’Harmattan, 2009)