Mais qu’a donc Ilham Moussaïd de si spécial ? Pourquoi les journalistes se jettent-ils sur elle comme si elle était la Vénus Hottentot ; vous savez, cette « négresse » qu’on baladait de fête foraine en parc d’attraction comme une bête de foire et qui a fini empaillée dans un musée [1] ? Ilham a un nom pas très souchien, certes, mais elle n’est pas la première dans ce cas. Depuis les révoltes de l’automne 2005, on a vu se multiplier les candidats de la dite « diversité », bien encadrés par les candidats « universels ». Le NPA avait eu également son candidat « beur » aux dernières européennes ; mais la désignation de Omar Slaouti comme tête de liste en Ile-de-France n’avait pas provoqué un tel tintamarre.
Quelle est la différence entre Omar Slaouti et Ilham Moussaïd ? Eh bien, Omar Slaouti ne porte pas le voile et Ilham Moussaïd le porte. Omar est peut-être musulman et très croyant. En tous cas, il ne le dit pas. Ilham, elle, est musulmane et l’affirme. Plus, elle considère que l’islam lui recommande de se couvrir la tête. Et pire, elle a l’arrogance de vouloir représenter les Français, les vrais, au sein d’un conseil régional. Ça, évidemment, c’est un scandale, LE scandale [2] !
Bien sûr, derrière le fracas médiatiques qui a suivi l’annonce de sa candidature, se cache – à peine – la volonté d’ébranler le parti dirigé par Olivier Besancenot. Mais l’assaut contre le NPA n’a été possible que dans la mesure où existe d’abord un large consensus islamophobe au sein du champ politique blanc. Martine Aubry a d’ailleurs fait savoir, que pour sa part, elle n’aurait « pas accepté que, sur les listes socialistes, il puisse y avoir une femme voilée ». En entérinant la candidature d’Ilham Moussaïd, les militants anticapitalistes du Vaucluse – qu’ils soient félicités pour cela – ont contraint le NPA à franchir une ligne rouge et ébréché le consensus officialisé lors de l’adoption de la loi interdisant le voile à l’école. Mieux encore, alors que la question dite de la « burka » avait permis de relancer l’offensive contre les musulmans, ils ont donné, en pratique, une légitimité au port du voile. Ce qui est tout bonnement impardonnable.
Le coupable de ce crime de lèse-République, c’est donc le NPA. Bien à contre-coeur, semble-t-il. Au moins, pour une partie non négligeable de ses adhérents. A l’annonce de la candidature d’Ilham, beaucoup y ont vu un signe encourageant. Plus ouvert que la LCR dont il est issu, le nouveau parti a naturellement accueilli en son sein des jeunes militants eux-mêmes plus ouverts, dont quelques militants issus des immigrations coloniales. On pouvait donc espérer que les résistances indigènes depuis la révolte de novembre 2005 avaient eu un impact positif sur les positions d’une partie de ses militants. De manière un peu simpliste, d’autres y ont vu plutôt une volonté de « récupération », un pur calcul tactique : en présentant une jeune femme voilée aux élections régionales, le NPA aurait escompté gagner en crédibilité auprès d’une frange des habitants des quartiers.
Une telle man oeuvre était-elle possible, cependant, alors que ce parti ne pouvait ignorer qu’en présentant une candidate voilée, il risquait de perdre le soutien d’une large fraction de l’électorat « gauche de la gauche », bien souvent méfiant, pour parler par euphémisme, vis-à-vis de l’islam ? Un tel choix n’était-il pas, en outre, susceptible de provoquer des ruptures en son propre sein au profit du conglomérat de forces républicanistes, regroupées autour du socialiste Mélenchon. De fait, l’annonce de la candidature d’Ilham Moussaïd a suscité des remous parmi les membres du NPA, dont certains n’ont pas hésité à exprimer publiquement leur désaccord avec la décision prise dans le Vaucluse. Ainsi, dans une tribune libre publiée par Le Monde du 4 février, François Bourgeade qui se présente comme sympathisant et électeur du NPA, va jusqu’à mettre en doute l’adhésion réelle d’Ilham Moussaïd au programme du NPA. « Je crains, écrit-il notamment, que son anticapitalisme ne soit que le rejet d’une identité occidentale ». On croirait lire du Fourest ! Dans un long article qui reprend tous les poncifs laïcards de gauche pour diaboliser l’islam, il semble tellement dégoûté par Ilham qu’il ne la nomme pas une seule fois ! Elle est « la camarade qui porte le voile », rien d’autres, et gageons qu’employer ici le mot « camarade » doit lui faire mal au ventre.
Si on doit souhaiter que la candidature d’Ilham Moussaïd révèle néanmoins une évolution des rapports de forces internes, défavorable aux courants républicano-laïcards (la formule est très moche, mais elle leur ressemble…), lesquels confondent l’internationalisme dont ils se réclament avec un universalisme européocentrique, il est clair aujourd’hui que la direction du NPA s’est en quelque sorte laissée prendre au dépourvu par les militants du Vaucluse. Elle n’a pas eu d’autre choix que de gérer a posteriori une décision embarrassante. C’est ce que montrent les prises de positions officielles publiées par ce parti depuis le début de l’« affaire Ilham ».
Ainsi, alors qu’il aurait dû présenter cette candidate comme tous ses autres candidats, sans se soucier des polémiques nauséabondes suscitées par son voile, le NPA a jugé bon de s’expliquer dans un communiqué en date du 3 février, dans lequel il souligne que la décision a été prise par les instances du Vaucluse « après un débat sérieux et complexe ». Autrement dit, comme tout indigène, Ilham Moussaïd est un « problème ». Plus encore, dans les quelques lignes qui composent ce communiqué, il est précisé à deux reprises que ses choix religieux n’infèrent pas sur son engagement politique. Elle est, insiste lourdement le communiqué, une « militante féministe, anticapitaliste, internationaliste » et elle peut participer à l’action du NPA, dès lors que, à l’instar de ses autres membres, « les fondamentaux laïcs, féministes et anticapitalistes de notre parti sont sincèrement partagés. » Adoptée le 8 février dernier à l’unanimité de ses membres (moins une abstention),la déclaration du Comité exécutif national du NPA est même en retrait par rapport au communiqué du 3 février. Elle est l’expression caricaturale d’un compromis boiteux, destiné à rassurer à l’extérieur et à colmater les brèches à l’intérieur.
La direction du parti n’est pour rien dans la décision de présenter la candidature d’Ilham, nous dit-on ; elle incombe aux « camarades du Vaucluse » et « ne peut faire office de position pour l’ensemble du NPA ». C’est donc une décision qui n’engage pas le nouveau parti et ne saurait faire sens pour lui. En outre, peut-on lire encore, « elle ne crée aucune “jurisprudence” en la matière. Le congrès du NPA est souverain. » Faut-il comprendre : ne craignez rien, cela ne se reproduira pas ; le Congrès saura y mettre bon ordre ? Sur d’autres questions, aurait-il été nécessaire de rappeler que le congrès est souverain ? Mais peut-être certains s’inquiètent-ils encore ? Ilham est-elle parfaitement hallal du point de vue de la gauche française ? Oui, répond la déclaration, elle se dit fidèle aux principes fondateurs du NPA « dont la dimension féministe et laïque » ; tiens, c’est justement les principes auxquels on soupçonne les musulmans d’être particulièrement rétifs !
Et, pour être bien sûr que rien n’a changé au NPA, son Comité exécutif nous ressert les vieilles positions de la LCR, agrémentées de quelques formules destinées à nous convaincre qu’il n’ait fait aucune distinctions entre les différentes croyances : « Le foulard est non seulement un symbole religieux visible mais il est également un instrument de soumission des femmes utilisé sous diverses formes et à diverses époques par les trois monothéismes même si Ilham ne le vit pas comme tel et elle n’est pas la seule dans la société. » Le voile est « visible » et, par conséquent, d’autant plus condamnable. Surtout, il a une signification univoque transhistorique : c’est un instrument de soumission, point à la ligne. Il ne peut être l’expression d’un chemin spirituel et encore moins l’expression d’une résistance. D’ailleurs, le NPA défend sa candidate voilée – il n’a plus trop le choix – mais nulle part, dans cette déclaration, n’est affirmée la défense du droit à porter le voile alors même qu’est spécifié la solidarité avec les « femmes qui résistent à ceux qui veulent leur imposer le voile. »
Quant à Ilham,nous dit encore la déclaration, cette imbécile ne le sait pas mais elle est opprimée. Pas par la colonialité de la République mais par sa… foi ! Qu’elle se console, cependant : « elle n’est pas la seule dans la société », la stupidité est largement partagée. Enfin, cette perle : « Quant au PCF, il ferait mieux d’être plus prudent, lui qui, aux côtés du PS, a accepté sur ses listes une candidate qui portait le foulard pendant la campagne et continue de le porter au sein du conseil municipal d’Echirolles. » Autrement dit, au lieu de profiter de nos bourdes, le PCF ferait mieux de balayer devant sa porte !
Bien que plus sympathique, l’appel à constituer un comité de soutien à Ilham Moussaïd lancé par des militants et des cadres du NPA [3]], n’évite pas sur certains points les travers des déclarations officielles de ce parti. On y lit ainsi qu’« Ilham est une militante engagée avant tout contre un système économique menant aux plus grandes inégalités (…). Ilham trouve dans ses convictions personnelles des raisons de militer contre un système stigmatisant les opprimés qu’ils soient musulmans, femmes, privés d’emploi, habitants de quartiers populaires ou homosexuel-le-s. Ilham est d’abord et avant tout une jeune militante anticapitaliste, écologiste, internationaliste et féministe. Par son engagement et son courage, elle représente un modèle d’émancipation. Elle prouve que l’on peut être femme, immigrée, habitant un quartier populaire, croyante et en même temps se battre pour la liberté, la laïcité et la démocratie, pour l’émancipation. »
On ne peut que se féliciter que les rédacteurs de cet appel ne craignent pas de reconnaître en Ilham « un modèle d’émancipation » ; on n’apprécie aussi que ce texte reconnaisse que ses « convictions personnelles » – formule pudique pour parler de l’islam – peuvent être porteuses d’un engagement émancipateur. Mais alors pourquoi affirmer avec insistance qu’elle est « avant tout », « d’abord et avant tout », anticapitaliste, écologiste, féministe, opposée à l’homophobie, favorable à la liberté, la laïcité, la démocratie, l’émancipation ? Ilham est-elle tout cela « avant » d’être musulmane ou, pour elle, militer pour ces causes est-elle sa manière d’être musulmane ? Par ailleurs, ces thématiques font partie du programme du NPA et elle est membre du NPA, donc nous savons bien qu’elle les partage ! Alors pourquoi le rappeler ? Pourquoi quand on défend une femme voilée, faut-il avec tant d’insistance souligner ce qui est de l’ordre de l’évidence quand on parle d’un autre membre du NPA ? Serait-ce que cela ne va pas de soi pour Ilham ? Serait-ce une façon involontaire de suggérer qu’il ne va pas de soi d’être musulman et de partager les objectifs du NPA ? Serait-ce que quand on « élève » un indigène au statut de citoyen, il faut d’abord s’assurer – et rassurer les autres – que malgré ses apparences, c’est un être humain comme tout le monde ? Sous le drapeau rouge, Ilham reste-t-elle finalement une indigène ?
La candidature d’Ilham Moussaïd n’avait pas à être justifiée. Les polémiques islamophobes qu’elle a suscitées n’auraient pas dû avoir qu’une simple réponse embarrassée. Certes, on ne peut qu’apprécier que le NPA ait dénoncé le caractère islamophobe de la stigmatisation dont est victime Ilham. Cela reste cependant très défensif et, comme nous l’avons vu, la déclaration de son Comité exécutif est particulièrement inquiétante. Le NPA aurait dû au contraire saisir l’occasion pour mener une offensive qui mette en cause le sous-bassement racial et colonial des accusations à l’encontre de sa candidate et, plus généralement, du traitement de l’islam et des musulmans. Il s’agissait non pas de défendre Ilham, en tant que féministe et anticapitaliste, musulmane seulement au sommet de son crâne, ni de dire « rassurez-vous, sous son voile “léger”, elle est comme nous », mais de dénoncer les inégalités criantes, institutionnelles, dont sont victimes tous les musulmans en France. Il s’agissait de rappeler dans quel contexte de lutte contre les indigènes et les quartiers populaires et de guerre impériale à l’échelle internationale, prend sens le regain d’islamophobie auquel on assiste en France depuis quelques années.
L’enjeu est là ; il n’est pas dans la question dont on nous annonce qu’elle sera débattue au NPA, en l’occurrence le rapport entre « religion et émancipation ». Le problème aujourd’hui n’est pas la religion en général, même si cette question n’est évidemment pas sans importance au sein d’une gauche française, engluée dans l’héritage du vieux combat contre une Eglise catholique toute puissante, clé de voûte des anciens modes de domination. Le débat porte désormais sur l’oppression sociale, politique et culturelle des musulmans en particulier, dans le cadre de la persistance de l’hégémonie blanche-européenne-chrétienne. Voilà le débat qui devrait s’ouvrir au sein du NPA comme au sein de tous les partis qui se réclament de l’égalité.
Peut-être la candidature d’Ilham Moussaïd permettra-t-elle de l’engager. Nous l’espérons.
En attendant, bon courage, Ilham…
Pour le Secrétariat exécutif du MIR,
* Sadri Khiari
Notes :
[1] L’Afrique du sud post-apartheid a fini par obtenir qu’elle soit enterrée en terre africaine.
[2] Le PCF et le PS avaient déjà fait élire une candidate voilée dans un conseil municipal. Cela était alors passé inaperçu, cette « ouverture » apparaissant dès l’abord comme justifiée dans le cadre de la politique clientéliste que mènent tous les partis de gouvernement.