La dialectique de la civilisation

Figures de la barbarie moderne au XXe siècle

Le mot « barbare » est d’origine grecque : il désignait, dans l’Antiquité, les nations non-grecques, considérées primitives, incultes, arriérées et brutales. L’opposition entre civilisation et barbarie est donc ancienne. Elle trouve une nouvelle légitimité dans la philosophie des Lumières, et sera héritée par la gauche.

Le terme « barbarie » a selon le dictionnaire (Petit Robert) deux significations distinctes mais reliées : « manque de civilisation » et « cruauté de barbare ». L’histoire du XXe siècle nous oblige à dissocier ces deux acceptions et à réfléchir sur le concept – apparemment contradictoire, mais en fait parfaitement cohérent – de « barbarie civilisée ».

En quoi consiste le « processus de civilisation » ? Comme l’a si bien montré Norbert Elias, un de ses aspects les plus importants c’est que la violence n’est plus exercée de façon spontanée, irrationnelle et émotionnelle par les individus, mais est monopolisée et centralisée par l’Etat, plus précisément par l’armée et la police. Grâce au processus de civilisation, les émotions sont maîtrisées, la vie sociale pacifiée et la coercition physique concentrée dans les mains du pouvoir politique. (1) Ce qu’Elias ne semble pas avoir perçu, c’est l’envers dialectique de cette brillante médaille : le formidable potentiel de violence accumulée par l’Etat… Inspiré par une philosophie optimiste du progrès, il pouvait écrire, encore en 1939 : « Mesurée à la fureur du combattant abyssinien (…) où à celle des tribus de l’époque des grandes migrations, l’agressivité des nations les plus belliqueuses du monde civilisé semble modérée (…) ; elle ne se manifeste plus dans sa force brutale et déchaînée qu’en rêve et dans quelques éclats que nous qualifions de ‘pathologiques’ ». (2)

Quelques mois après que ces lignes furent écrites commençait une guerre entre nations « civilisées », où des actes furent commis, dont la « force brutale et déchaînée » est tout simplement impossible à comparer – telle est la disproportion – avec la pauvre « fureur » des combattants éthiopiens. Le côté sinistre du « processus de civilisation » et de la monopolisation étatique de la violence s’est alors manifesté dans toute sa terrible puissance.

Si nous nous référons au deuxième sens du mot « barbare » – actes cruels, inhumains, la production délibérée de la souffrance et le meurtre délibéré de non-combattants (en particulier enfants) – aucun siècle dans l’histoire n’a connu des manifestations de barbarie aussi étendues, aussi massives, aussi systématiques que le XXe. Certes, l’histoire humaine est riche en actes barbares, commis autant par les nations « civilisés » que par les tribus « sauvages ». L’histoire moderne, depuis la conquête des Amériques, semble une succession d’actes de ce genre : le massacre des indigènes des Amériques, le trafic négrier, les guerres coloniales. Il s’agit d’une barbarie « civilisée », c’est-à-dire portée par les Empires coloniaux économiquement les plus avancées.

Karl Marx était un des critiques les plus féroces de ce type de pratiques, qu’il associe aux besoins de l’accumulation du capital. Dans le Capital, notamment dans le chapitre sur l’accumulation primitive, on trouve une critique radicale des horreurs de l’expansion coloniale : l’asservissement ou l’extermination des indigènes, les guerres de conquête, la traite des noirs. Ces « barbaries et atrocités exécrables » – qui selon Marx (citant approbativement M.W.Howitt) « n’ont pas de parallèle dans aucune autre ère de l’histoire universelle, chez aucune race si sauvage, si grossière, si impitoyable, si éhontée qu’elle fut » – ne sont pas simplement passé aux profits et pertes du progrès historique, mais proprement dénoncées comme une « infamie ». (3)

Considérant certaines des manifestations les plus sinistres du capitalisme comme les lois des pauvres ou les workhouses – ces « bastilles des ouvriers » – Marx écrit en 1847 ce passage étonnant et prophétique, qui semble annoncer l’Ecole de Francfort : « La barbarie réapparaît, Mais cette fois elle est engendrée au sein même de la civilisation et en fait partie intégrante. C’est la barbarie lépreuse, la barbarie comme lèpre de la civilisation ». (4)

Mais avec le XXe siècle un seuil est transgressé, on passe à un niveau supérieur : la différence est qualitative. Il s’agit d’une barbarie spécifiquement moderne, du point de vue de son ethos, de son idéologie, de ses moyens, de sa structure. Nous y reviendrons.

La première guerre mondiale a inauguré ce nouveau stade de la barbarie civilisée. Deux auteurs ont, les premiers, tiré la sonnette d’alarme, en 1914-15 : Rosa Luxemburg et Franz Kafka. Malgré leurs évidentes différences, Ils ont en commun d’avoir eu l’intuition – chacun à sa manière – que quelque chose sans précédent qui était en train de se constituer au cours de cette guerre.

En écrivant, dans sa brochure La crise de la social-démocratie de 1915 (signée du pseudonyme « Junius »), le mot d’ordre « socialisme ou barbarie », Rosa Luxemburg a rompu avec la conception – d’origine bourgeoise, mais adoptée par la IIe Internationale – de l’histoire comme progrès irrésistible, inévitable, « garanti » par les lois « objectives » du développement économique ou de l’évolution sociale. Ce mot d’ordre se trouve suggéré dans certains textes de Marx ou d’Engels, mais c’est Rosa Luxemburg qui lui donne cette formulation explicite et tranchée. Elle implique une perception de l’histoire comme processus ouvert, comme série de « bifurcations », où le « facteur subjectif » – conscience, organisation, initiative – des opprimés devient décisif. Il ne s’agit plus d’attendre que le fruit « mûrisse », selon les « lois naturelles » de l’économie ou de l’histoire, mais d’agir avant qu’il ne soit trop tard.

Parce que l’autre branche de l’alternative est un sinistre péril : la barbarie. Dans un premier temps, elle semble considérer la « rechute dans la barbarie » comme « l’anéantissement de la civilisation », une décadence analogue à celle de la Rome antique. (5) Mais elle se rend bientôt compte qu’il ne s’agit pas d’une impossible « régression » à un passé tribal, primitif ou « sauvage » mais plutôt d’une barbarie éminemment moderne, dont la Première Guerre Mondiale donnait un exemple frappant, bien pire dans son inhumanité meurtrière que les pratiques guerrières des conquérants « barbares » de la fin de l’Empire Romain. Jamais dans le passé des technologies aussi modernes – les tanks, le gaz, l’aviation militaire – n’avaient été mis au service d’une politique impérialiste de massacre et d’agression à une échelle aussi immense.
Les intuitions de Kafka sont d’une tout autre nature. C’est sous forme littéraire et imaginaire qu’il décrit la nouvelle barbarie. Il s’agit d’une nouvelle intitulée La colonie pénitentiaire : dans une colonie française, un soldat « indigène » est condamné à mort par des officiers dont la doctrine juridique résume en peu de mots la quintessence de l’arbitraire : « la culpabilité ne doit jamais être mise en doute ! ». Son exécution doit être accomplie par une machine à torturer qui écrit lentement sur son corps avec des aiguilles qui le transpercent : « Honore tes supérieurs ».

Le personnage central de la nouvelle n’est ni le voyageur qui observe les événements avec une muette hostilité, ni le prisonnier, qui ne réagit point, ni l’officier qui préside à l’exécution, ni le Commandant de la colonie. C’est la Machine elle-même.

Tout le récit tourne autour de ce sinistre appareil (Apparat), qui semble de plus en plus, au cours de l’explication très détaillée que l’officier donne au voyageur, comme une fin en soi. L’Appareil n’est pas là pour exécuter l’homme, c’est plutôt celui-ci qui est là pour l’Appareil, pour fournir un corps sur lequel il puisse écrire son chef-d’œuvre esthétique, son inscription sanglante illustrée de « beaucoup de florilèges et embellissements ». L’officier lui-même n’est qu’un serviteur de la Machine, et finalement, se sacrifie lui-même à cet insatiable Moloch. (6)

A quelle « Machine de pouvoir » barbare, à quel « Appareil d’autorité » sacrificateur de vies humaines, pensait Kafka ? La Colonie pénitentiaire a été écrite en octobre 1914, trois mois après l’éclatement de la Grande Guerre. Il y a peu de textes dans la littérature universelle qui présentent de façon aussi pénétrante la logique meurtrière de la barbarie moderne en tant que mécanisme impersonnel.
Ces intuitions semblent se perdre dans les années de l’après-guerre. Walter Benjamin est un des rares penseurs marxistes à comprendre que le progrès technique et industriel peut être porteur de catastrophes sans précédent. D’où son pessimisme – non-fataliste mais actif et révolutionnaire. Dans un article de 1929 il définissait la politique révolutionnaire comme « l’organisation du pessimisme », un pessimisme sur toute la ligne : méfiance quant au destin de la liberté, méfiance quant au destin du peuple européen. Et il ajoute ironiquement : « confiance illimitée seulement dans l’IG Farben et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe ». (7) Or, même Benjamin, le plus pessimiste de tous, ne pouvait deviner à quel point ces deux institutions allaient montrer, quelques années plus tard, la capacité maléfique et destructrice de la modernité. (8) On pourrait définir comme proprement moderne la barbarie qui présente les caractéristiques suivantes :

*Utilisation de moyens techniques modernes. Industrialisation du meurtre. Extermination en masse grâce à des technologies scientifiques de pointe.

*Impersonnalité du massacre. Des populations entières – hommes et femmes, enfants et vieillards – sont « éliminées », avec le moins de contact personnel possible entre les décideurs et les victimes.

* Gestion bureaucratique, administrative, efficace, planifiée, « rationnelle » (en termes instrumentaux) des actes barbares.

* Idéologie légitimatrice de type moderne : « biologique », « hygiéniste », « scientifique », (et non religieuse ou traditionaliste).

Tous les crimes contre l’humanité, génocides et massacres du XXe siècle ne sont pas modernes au même degré : le génocide des Arméniens en 1915, le génocide polpotien au Cambodge, celui des Tutsis au Rwanda, etc, associent, de façon chaque fois spécifique, des traits modernes et des traits archaïques.

Les quatre massacres qui incarnent de la façon la plus achevée la modernité de la barbarie sont : le génocide nazi contre les Juifs et les Tsiganes, la bombe atomique à Hiroshima, le Goulag stalinien, la guerre américaine au Vietnam. Les deux premiers sont probablement les plus intégralement modernes : les chambres à gaz nazies et la mort atomique américaine contiennent pratiquement tous les ingrédients de la barbarie techno- bureaucratique moderne.
Auschwitz représente la modernité non seulement par sa structure d’usine de mort, scientifiquement organisée, et utilisant les techniques les plus efficaces. Le génocide des juifs et des tsiganes est aussi, comme l’observe le sociologue Zygmunt Bauman, un produit typique de la culture rationnelle bureaucratique, qui élimine de la gestion administrative toute interférence morale. Il est, de ce point de vue, un des résultats possibles du processus civilisatoire, en tant que rationalisation et centralisation de la violence, et en tant que production sociale de l’indifférence morale. « Comme tout autre action menée de façon moderne – rationnelle, planifiée, scientifiquement informée, gérée de forme efficace et coordonnée – l’Holocauste a laissé derrière lui… tous ses prétendus équivalents pré-modernes, en les révélant comme primitifs, gaspilleurs et inefficaces en comparaison. (…) Il s’élève bien plus haut que les épisodes de génocide du passé, de la même forme que l’usine industrielle moderne s’élève bien au-dessus de l’atelier artisanal… ». (9)

L’idéologie légitimatrice du génocide est elle aussi de type moderne, pseudo-scientifique, biologique, anthropométrique, eugéniste. L’utilisation obsessive de formules pseudo-médicales est caractéristique du discours antisémite des dirigeants nazis, y compris dans leurs conversations privées. Dans un échange avec Himmler en 1942, Adolf Hitler insistait : « La bataille dans laquelle nous sommes engagés aujourd’hui est du même type que la bataille menée, le siècle dernier, par Pasteur et Koch. Combien de maladies n’ont pas leur origine dans le virus juif… Nous ne retrouverons notre santé qu’en éliminant le Juif ». (10)

Dans son remarquable essai sur Auschwitz (11), Enzo Traverso met en évidence, avec des mots sobres, précis et lucides, l’enjeu du génocide. Il ne s’agit ni d’une simple « résistance irrationnelle à la modernisation », ni d’un résidu de barbarie archaïque, mais d’une manifestation pathologique de la modernité, du visage caché, infernal, de la civilisation occidentale, d’une barbarie industrielle, technologique, « rationnelle » (du point de vue instrumental). Aussi bien la motivation décisive du génocide – la biologie raciale – que ses formes de réalisation – les chambres à gaz – étaient parfaitement modernes. Si la rationalité instrumentale ne suffit pas à expliquer Auschwitz, elle n’en constitue pas moins la condition nécessaire et indispensable. On trouve dans les camps d’extermination nazis, une combinaison de différentes institutions typiques de la modernité : à la fois la prison décrite par Foucault, l’usine capitaliste dont parlait Marx, l’« organisation scientifique du travail » de Taylor, l’administration rationnelle/bureaucratique selon Max Weber.

Ce dernier avait eu, comme le souligne Marcuse, l’intuition du renversement de la raison occidentale en force destructrice. Son analyse de la bureaucratie comme machine « déshumanisée », impersonnelle, sans amour ni passion, indifférente à tout ce qui n’est pas sa tâche hiérarchique, est essentielle pour comprendre la logique des camps de la mort réifiée. Cela vaut aussi pour l’usine capitaliste, qui était présente à Auschwitz, à la fois dans les ateliers de travail esclave de l’entreprise IG Farben et dans les chambres à gaz, lieux de production de morts « à la chaîne ». Mais la « solution finale » est irréductible à toute logique économique : la mort n’est ni une marchandise, ni une source de profit.

Traverso critique, de façon très convaincante, les interprétations – inspirées, à un degré ou un autre, par l’idéologie du progrès – du nazisme et du génocide comme produit de l’histoire de l’irrationalisme allemand (Georges Lukacs), d’une « sortie » de l’Allemagne hors du berceau de l’Occident (Jürgen Habermas) ou d’un mouvement de « décivilisation » (Entzivilisierung) inspiré par une idéologie « pré-industrielle » (Norbert Elias). Si le procès de civilisation signifie, avant tout, la monopolisation étatique de la violence – comme le montrent, depuis Hobbes, aussi bien Weber qu’Elias – il faut reconnaître que la violence d’Etat est à l’origine de tous les génocides du XXe siècle. Auschwitz ne représente pas une « régression » vers le passé, vers un âge barbare primordial, mais bel et bien un des visages possibles de la civilisation industrielle occidentale. Il constitue à la fois une rupture avec l’héritage humaniste et universaliste des Lumières, et un exemple terrifiant des potentialités négatives et destructrices de notre civilisation.

Si l’extermination des juifs par le Troisième Reich est comparable à d’autres actes barbares, elle ne reste pas moins un événement singulier. Il faut refuser les interprétations qui gomment les différences entre Auschwitz et les camps soviétiques, ou les massacres coloniaux, les pogroms, etc. (12) Le crime de guerre qui a les plus d’affinités avec Auschwitz est – comme l’ont compris aussi bien Günther Anders que Dwight MacDonald – Hiroshima : dans les deux cas, on a affaire à une machine de mort formidablement moderne, technologique et « rationnelle ». Il n’existe pas moins des différences fondamentales.

Tout d’abord, les autorités américaines n’ont jamais eu comme objectif – comme celles du Troisième Reich – d’accomplir un génocide sur toute une population : dans le cas des villes japonaises, le massacre n’était pas, comme dans les camps nazis, une fin un soi, mais un simple « moyen » en vue d’objectifs politiques. L’objectif de la bombe atomique n’était pas l’extermination de la population civile japonaise comme but autonomie. Il s’agissait plutôt d’accélérer la fin de la guerre et démontrer la suprématie militaire américaine face à l’Union Soviétique. Dans un rapport secret de mai 1945 au Président Truman , le Target Committee – le « Comité du Cible », composé des généraux Groves, Norstadt et du mathématicien Von Neumann – observe froidement : « La mort et la destruction vont non seulement intimider les Japonais survivants à faire pression pour la capitulation, mais, en plus (a bonus), effrayer l’Union Soviétique. Bref, l’Amérique pourrait terminer plus vite la guerre et en même temps aider à façonner le monde de l’après-guerre ». (13) Pour obtenir ces buts politiques, la science et la technologie la plus avancée ont été utilisées et plusieurs centaines de milliers de civils innocents, hommes, femmes et enfants, ont été massacrés – sans parler de la contamination des générations futures par l’irradiation nucléaire.

Une autre différence avec Auschwitz est, sans doute, le nombre bien inférieur des victimes. Mais la comparaison des deux formes de barbarie bureaucratico-militaire n’est pas moins pertinente. Les dirigeants américains eux-mêmes étaient conscients du parallèle avec les crimes nazis : dans une conversation avec Truman le 6 juin 1945, le secrétaire d’Etat Stimson faisait état de ses sentiments : « Je lui ai dit que j’étais inquiet de cet aspect de la guerre…parce que je ne voulais pas que les US gagnent la réputation de dépasser Hitler en atrocité ». (14)

A beaucoup d’égards, Hiroshima représente un niveau supérieur de modernité, aussi bien par la nouveauté scientifique et technologique représentée par l’arme atomique, que par le caractère encore plus distant, impersonnel, purement « technique » de l’acte exterminateur : presser un bouton, ouvrir la trappe qui libère la charge nucléaire. Dans le contexte propre et aseptisé de la mort atomique délivrée par voie aérienne, on a laissé loin derrière certaines formes manifestement archaïques du Troisième Reich, comme les explosions de cruauté, sadisme et furie meurtrière des officiers SS. Cette modernité se retrouve dans le sommet américain qui prend – après avoir mûrement et « rationnellement » pesé le pour et le contre – la décision d’exterminer la population d’Hiroshima et Nagasaki : un organigramme bureaucratique complexe composé de scientifiques, généraux, techniciens, fonctionnaires et politiciens aussi gris que Harry Truman, aux antipodes des accès de haine irrationnelle d’Adolf Hitler et ses séides.

Au cours des débats qui ont précédé la décision de lâcher la bombe, certains officiers, comme le général Marshall, on fait était de leurs réserves, dans la mesure où ils défendaient l’ancien code militaire, la conception traditionnelle de la guerre, qui refuse d’admettre qu’on massacre intentionnellement des civils. Ils ont été vaincus par un point de vue nouveau, plus « moderne », fascinés par la nouveauté scientifique et technique de l’arme atomique ; un point de vue qui n’avait que faire des codes militaires archaïques et ne s’intéressait qu’au calcul des profits et des pertes, c’est à dire, à des critères d’efficacité politico-militaire. (15) Il faudrait ajouter qu’un certain nombre de scientifiques ayant participé, par conviction anti-fasciste, aux travaux de préparation de l’arme atomique, ont protesté contre l’utilisation de leur découvertes contre la population civile des villes japonaises.

Un mot sur le Goulag stalinien : s’il a beaucoup en commun avec Auschwitz – système concentrationnaire, régime totalitaire, millions de victimes – il ne s’en distingue pas moins par le fait que l’objectif des camps soviétiques n’était pas l’extermination des prisonniers mais leur exploitation brutale en tant que force de travail esclave. En d’autres termes : on peut comparer le Kolyma et Buchenwald, mais non le Goulag et Treblinka. Aucune comptabilité macabre – comme celle fabriquée par Stéphane Courtois et d’autres anticommunistes professionnels – ne peut effacer cette différence.

Le Goulag était une forme de barbarie moderne dans la mesure où il était bureaucratiquement administré par un Etat totalitaire, et mis au service des projets staliniens pharaoniques de « modernisation » économique de l’URSS. Mais il se caractérise aussi par des traits plus « primitifs » : corruption, inefficacité, arbitraire, « irrationalité ». Il se situe pour cette raison à un degré de modernité inférieur au système concentrationnaire du Troisième Reich. (16)

Enfin, la guerre américaine au Vietnam, atroce par le nombre de victimes civiles exterminées par les bombardements, le napalm ou les exécutions collectives, constitue, à plusieurs égards, une intervention extrêmement moderne : fondée sur une planification « rationnelle » – avec l’utilisation d’ordinateurs, et d’une armée d’experts – elle mobilise un armement très sophistiqué, à la pointe du progrès technique des années 60 et 70 : B-52, napalm, herbicides, bombes à fragmentation, etc. (17)

Cette guerre ne fut pas un conflit colonial comme les autres : il suffit de rappeler que la quantité de bombes et explosifs déversés sur le Vietnam a été supérieure à celle utilisée par tous les belligérants pendant la Deuxième Guerre Mondiale ! Comme dans le cas d’Hiroshima, le massacre n’était pas un but en soi, mais un moyen politique ; et si le chiffre des tués est bien supérieur à celui des deux villes japonaises, on ne trouve pas au Vietnam cette perfection dans la modernité technique et impersonnelle, cette abstraction scientifique dans le meurtre qui caractérise la mort atomique. (18)

La nature contradictoire du « progrès » et de la « civilisation » moderne se trouve au coeur des réflexions de l’Ecole de Francfort. Dans La dialectique de la raison (1944), Adorno et Horkheimer constatent la tendance de la rationalité instrumentale à se transformer en folie meurtrière : la « lumière glacée » de la raison calculatrice « fait lever la semence de la barbarie ». Dans une des notes rédigées en 1945 pour Minima Moralia, Adorno utilise l’expression de « progrès régressif » pour essayer de rendre compte de la nature paradoxale de la civilisation moderne. (19)

Cependant, ses expressions elles-mêmes sont encore tributaires, malgré tout, de la philosophie du progrès. En vérité, Auschwitz et Hiroshima ne sont en rien une « régression à la barbarie » – ou une « régression » tout court : il n’y a rien dans le passé qui soit comparable à la production industrielle, scientifique, anonyme, et rationnellement administrée du meurtre à notre époque. Il suffit de comparer Auschwitz et Hiroshima avec les pratiques guerrières des tribus barbares du IV siècle AD pour se rendre compte qu’ils n’ont rien en commun : la différence n’est pas seulement d’échelle, mais de nature. Peut-on comparer les pratiques les plus « féroces » des « sauvages » – meurtre rituel du prisonnier de guerre, cannibalisme, réduction des têtes, etc – avec une chambre à gaz ou une bombe atomique ? Ce sont des phénomènes entièrement nouveaux, qui n’étaient possibles qu’au XXe siècle.

Les atrocités de masse technologiquement perfectionnées et bureaucratiquement organisées appartiennent uniquement à notre civilisation industrielle avancée. Auschwitz et Hiroshima ne sont pas des « régressions » : ce sont des crimes irrémédiablement et exclusivement modernes.
Il existe cependant un domaine spécifique de la « barbarie civilisée » où l’on peut effectivement parler de régression : il s’agit de la torture. Comme le souligne Eric Hobsbawm dans son admirable essai de 1994 « Barbarie : un guide pour l’utilisateur » : « A partir de 1782 la torture a été formellement éliminée de la procédure judiciaire des pays civilisés. En théorie elle n’était plus tolérée dans l’appareil coercitif de l’Etat. Le préjugé contre cette pratique était tellement fort qu’elle n’a pas pu revenir après la défaite de la Révolution Française qui l’avait, bien sûr, abolie. (..) On peut soupçonner que dans les coins de la barbarie traditionnelle qui résistaient au progrès moral – par exemple les prisons militaires ou d’autres institutions analogues – elle n’avait pas tout à fait dépéri… ». Or, au XXe siècle, sous le fascisme et le stalinisme, dans les guerres coloniales – Algérie, Irlande, etc – et dans les dictatures latino-americaines, la torture est à nouveau employée, à grande échelle. (20) Les méthodes sont différentes – l’électricité remplace le feu et les tenailles – mais la torture de prisonniers politiques est devenue, au cours du XXe siècle, une pratique routinière – même si non-officielle – de régimes totalitaires, dictatoriaux, et même, dans certains cas (les guerres coloniales) « démocratiques ». Dans ce cas, le terme de « régression » est pertinent, dans la mesure où la torture était pratiquée dans nombre de sociétés pré-modernes, et aussi en Europe, du Moyen Age jusqu’au XVIIIe siècle. Un usage barbare que le procès de civilisation semblait avoir supprimé au cours du XIXe siècle est revenu au XXe, sous une forme plus « moderne » – du point de vue des techniques – mais non moins inhumaine.

Conclusion : la prise en compte de la barbarie moderne du XXe siècle exige d’abandonner l’idéologie du progrès linéaire. Cela ne veut pas dire que la civilisation, le progrès technique et scientifique, est intrinsèquement porteur de maléfice – ni non plus l’inverse. Simplement, la barbarie est une des manifestations possibles de la civilisation industrielle/capitaliste moderne – ou de sa copie « socialiste » bureaucratique.

Il ne s’agit pas non plus de réduire l’histoire du XXe siècle à ses moments barbares : cette histoire a connu aussi l’espoir, les soulèvements des opprimés, les solidarités internationales, les combats révolutionnaires, les révoltes démocratiques : Mexico 1914, Pétrograd 1917, Budapest 1919, Barcelone 1936, Paris 1944, Budapest 1956, La Havane 1961, Paris 1968, Lisbonne 1974, Managua 1979 , Gdansk 1980, Berlin 1989, Chiapas 1994 ont été quelques uns des moments forts – même si éphémères – de cette dimension émancipatrice du siècle. Ils constituent des points d’appui précieux à la lutte des générations futures pour une société humaine et solidaire.

Michael Lowi,2001

Notes

(1) Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, pp.181-190. La référence au « combattant abyssinien » sonne étrangement au moment où l’Ethyopie combattait pour sa liberté contre l’invasion coloniale du fascisme italien, porteur d’une prétendue mission « civilisatrice ».

(2) Norbert Elias, La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 280.

(3) Marx, Le Capital, vol. I, p.557-558, 563.

(4) K. Marx, « Arbeitslohn », 1847, Kleine Ökonomische Schriften, Berlin, Dietz VErlag, 1955, p. 245.

(5) R.Luxemburg, La crise de la social-democratie, 1915, Bruxelles, Editions La Taupe, 1970, p.68.

(6) Kafka, « In der Strafkolonie », Erzählung und kleine Prosa , N.York, Schocken Books, 1946, pp. 181-113.

(7) W.Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligence européenne », 1929, Mythe et violence, Paris, Lettres Nouvelles, 1971, p. 312.

(8) Rappellons que le grand trust chimique IG Farben a non seulement massivement utilisé la main d’oeuvre esclave à Auschwitz mais aussi produit le gaz Zyklon B qui servait à exterminer les victimes du système concentrationnaire.

(9) Zygmunt Bauman, Modernity and the Holocaust, London, Polity Press, 1989, p.15, 28.

(10) Cité par Zygmunt Bauman, Op.cit. p. 71.

(11) Enzo Traverso, L’histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Cerf, 1997.

(12) Je renvoie à ce sujet à l’excellente mise au point d’Enzo Traverso, « La singularité d’Auschwitz. Hypothèses, problèmes et dérives de la recherche historique », Pour une critique de la barbarie moderne. Ecrits sur l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme, Lausanne, Ed. Page deux, 1997.

(13) Cité d’après des archives historiques récemment ouvertes au public dans Barton J. Bernstein, « The Atomic Bombings Reconsidered », Foreign Affairs, February 1995, p. 143.

(14) Ibid. p. 146.

(15) Sur les reserves de Marshall, cf. Barton J.Bernstein, Op.cit. p. 143.

(16) Comme l’a écrit récemment l’écrivain Jorge Semprun – ancien de Buchenwald, peu suspect de sympathie (actuellement) pour le communisme soviétique – « c’est peut-être l’archaïsme, l’insuffisance technique qui donnait plus d’humanité aux camps soviétiques (en comparaison avec les camps nazis) ». J.Semprun, « L’écriture ravive la mémoire », Le Monde des Debats, n° 14, mai 2000, p. 13.
« Il est, en fait, entièrement rationnel , si la »raison« signifie rationalité instrumentale, d’appliquer la force militaire nord-américaine, les B-52, le napalm et tout le reste au Viet-Nam »sous domination communiste« (clairement un »objet indésirable« ), comme l’ »opérateur« pour le transformer en »objet désirable« . » Joseph Weizenbaum, Computer Power and Human Reason : From Judgement to Calculation, S.Francisco, W.H. Freeman, 1976, p. 252.

(17) D’autres guerres coloniales ont eu lieu au XXe siècle – en Indochine, en Algérie, en Afrique coloniale portuguaise, etc – mais aucune n’atteint le dégré de modernité de celle du Vietnam. En comparaison elle semblent archaïques, primitives, frustres.

(18) T.W. Adorno, M.Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 48 et T.W.Adorno, Minima Moralia, Paris, Payot, 1983, p. 134.

(19) E.Hobsbawm, « Barbarism : a user’s guide », On History, Londo, Weidenfelds and Nicholson, 1997, pp.259-263.

(20) E.Hobsbawm, « Barbarism : a user’s guide », On History, Londo, Weidenfelds and Nicholson, 1997, pp.259-263.

Source : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article665

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