Les journaux bien comme il faut, vraiment « pro », ne paraissent qu’après avoir fait deux, trois ou quatre « numéro zéro ». Ils ne paraissent publiquement que lorsqu’ils sont au point. Nous, notre numéro zéro est aussi notre numéro 1. Il est donc loin, très loin, d’être parfait, et nous en constaterons ensemble les insuffisances. Nous sommes des militants et personne parmi nous n’a d’expérience réelle de communication ou de journalisme ; nous écrivons, ré-écrivons corrigeons les articles nous-mêmes ; nous illustrons comme on peut ; nous bricolons pour réaliser une mise en page agréable sur des logiciels dont nous commençons à peine à découvrir toutes les potentialités.
Ce journal paraît alors que nous n’avons pas les moyens de le faire paraître. Et pourtant il faut qu’il paraisse !
Ce journal est un bébé prématuré parce que toutes les révolutions sont prématurées. Toute action qui brise l’inertie du présent, qui se projette dans l’avenir, arrive avant l’heure. Seuls les « réalistes » arrivent à l’heure. Mais les « réalistes » sont bien incapables d’introduire des ruptures dans le cours du temps ; ils se prosternent devant la réalité, c’est-à-dire devant les « conditions objectives » qui ne sont que les conditions immuables de l’oppression. Notre dignité n’est pas dans la victoire ; elle est dans le refus de courber la tête face à la réalité. Comme tout combat asymétrique, ce journal sera donc une aventure que nous mènerons avec les moyens du bord. Si, le 25 novembre 1956, Castro et ses compagnons n’avaient pas mis le cap sur Cuba à bord d’un vieux rafiot déglingué, sans vivres, sans eau, sans carburant, ils seraient encore en train de battre les cartes dans une taverne de Tuxpan au Mexique…
Nous ne disons pas cela pour susciter votre indulgence – au contraire, vos critiques seront les bienvenues -, nous voulons simplement attirer votre attention sur ceci : « Exister, écrivait Abdelmalek Sayad, c’est exister politiquement » et exister politiquement, c’est d’abord prendre la parole. L’an passé, les jeunes des quartiers l’ont prise à leur manière ou plutôt de la seule manière qui leur était possible alors que tout est fait pour les exclure de la politique, c’est-à-dire de la citoyenneté. Nous allons tenter ici d’agir avec des mots, des mots et des phrases qui brûlent…
Car, tout, dans cette société, est organisé pour nous empêcher de prendre la parole ; le champ médiatique avec ses « conditions objectives », ses techniques, ses réseaux, ses normes, nous est inaccessible et doit nous paraître inaccessible pour nous dissuader d’y accéder. Plutôt que d’interdire aux gens de parler, comme dans une vulgaire dictature, la « démocratie avancée » a inventé un autre moyen : nous convaincre que nous n’avons rien à dire ou que nous se saurions pas parler. A fortiori, faire un journal !
Et bien, nous allons quand même le faire ! Bancal aux yeux de certains, indispensable à nos propres yeux !
Lorsque nous avons lancé l’Appel des indigènes en janvier 2005, nous avions l’ambition – déjà énorme – d’impulser un débat. Nous ne pouvions pas garder le silence alors que se multipliaient les discours révisionnistes tendant à relativiser l’ampleur et l’horreur de la déportation des Noirs et de leur mise en esclavage, alors que l’islam, les Arabes et, plus généralement, les habitants des quartiers populaires étaient l’objet d’une vaste campagne de diabolisation. Nous ne pouvions plus nous taire face à la brutalité des mesures sécuritaires destinées à arracher aux immigrés « le droit d’avoir des droits » et à mater leurs enfants, français ou non français. Nous ne pouvions rester sans mots dire (et, pour faire un mauvais jeu de mots, sans maudire…) alors que se préparaient déjà les trois échéances électorales de 2007-2008, présidentielles, législatives et municipales, à l’occasion desquelles on nous montrera une fois de plus comme une « anomalie » dans le paysage français, voire comme un grave péril pour la République « une et indivisible ».
Il nous a donc semblé impératif d’affirmer que nous, descendants d’esclaves, de colonisés, d’immigrés, devions d’abord nous organiser nous-mêmes, agir par nos propres forces et imposer aux débats les termes qui sont les nôtres. Il nous fallait dire la nécessité de débarrasser la France des relations et des logiques héritées de la colonisation qui fondent dans une large mesure le mépris et les discriminations raciales qui pourrissent cette société. La polémique a pris une ampleur qui a dépassé notre attente notamment lorsque la révolte des quartiers populaires a prouvé que nous ne parlions pas en l’air. Mais cette révolte, ainsi que les autres luttes de l’immigration et des enfants de l’immigration, ont confirmé également l’urgence de mettre en lien l’ensemble de ces combats et de construire un grand mouvement politique autonome de tous ceux qui, en France, continuent d’être traités comme des « indigènes » et, en premier lieu, d’être interdits de séjour là où se décident la politique, la culture, l’histoire, du pays où pourtant ils vivent.
On nous accuse, on nous accusera, d’être un ennemi de l’intérieur, la « Cinquième colonne » d’une civilisation barbare pressée d’en finir avec la lumineuse civilisation blanche et chrétienne. Mais, pourquoi se vouloir inoffensifs et rassurant ? Avec les années, nous avons appris que ce n’est pas en nous brossant les dents et en repassant nos chemises que nous paraîtrons plus « blancs ». Face au communautarisme gaulois, nous sommes effectivement la Cinquième colonne de l’universel égalitaire. Appelons un chat, un chat : c’est à Eux de s’intégrer !
Sadri Khiari