Recréer des zoos humains pour dénoncer le racisme ?
Exhibit B est une « installation-performance qui met en scène en douze tableaux vivants », des acteurs noirs, immobiles et muets, dans diverses positions dégradantes, certains attachés, enchainés, d’autres seins nus. Brett Bailey prétends qu’en reproduisant la mise en scène des zoos humains racistes avec des acteurs noirs, il se produit « un retournement de l’expérience»[2] et qu’Exhibit B atteint son but qui est de dénoncer le racisme dont ont été et sont encore victimes les Noirs. Une telle démarche de sublimation des violences racistes est donc forcément ambigüe et il ne faut pas s’étonner, que certains, même sans avoir vu l’installation aient de sérieux doutes sur la portée du message.
« Taisez-vous, payez votre obole et venez communier avec nous ! »
Mais pour Mr Jean Bellorini et José Manuel Gonçalvès, directeurs respectifs du théâtre Gérard Philippe et du 104, les 2 lieux où a lieu la performance, « on ne peut pas juger d’une œuvre sans l’avoir vu »[3]. C’est évidemment faux. Mais ils ne veulent rien savoir et refusent tout débat contradictoire avec les opposants. L’objectif est de faire taire et de délégitimer par avance celles et ceux qui pensent que ce « spectacle » au lieu de combattre le racisme y contribue. Taisez-vous, payez votre obole et venez communiez avec nous pour ressentir cette « émotion propre à la force de ce spectacle vivant»[4] nous disent-ils. Amen !
Bien sûr, pour juger des qualités purement esthétiques du spectacle, il est nécessaire d’avoir vu l’installation. Mais pour juger du discours politique véhiculé par Exhibit B, nous avons suffisamment de témoignages d’acteurs noirs de Exhibit B, de spectateurs, ainsi que d’interviews de Brett Bailey lui-même, et de photos de l’exposition pour nous faire un avis précis. Mais tout cela, ils le savent bien évidemment comme ils doivent aussi savoir que l’esthétique et le politique sont intimement liés dans une œuvre d’art et qu’on ne peut trouver belle une œuvre qu’on juge raciste.
Un antiracisme paternaliste et compassionnel
Une chose est sure, la multiplication des arguments malhonnêtes, la violence des accusations portées contre celles et ceux qui se mobilisent contre cette performance en dit beaucoup sur certains défenseurs d’Exhibit B. Quand Mme Hidalgo, la maire de Paris à propos des opposants parle d’ «obscurantisme»[5], quand Mme Fleur Pellerin, la ministre de la culture, parle d’ «amalgames» et d’ «intolérance »[6], quand la Licra, le Mrap et la Ldh, disent qu’on fait « un procès d’intention à l’artiste au motif qu’il est blanc »[7], ils mettent à nu leur antiracisme frelaté en cherchant à écraser et à délégitimer les révoltes de nombreux-ses racisé-e-s qui se sentent humilié-e-s, chosifié-e-s et méprisé-e-s par Exhibit B. On attendrait d’eux au moins un peu de pudeur !
Mais ils sont probablement trop imprégnés par la noblesse de leur cause pour se rendre compte qu’ils finissent par composer eux-mêmes à nos yeux autant de tableaux vivants d’une installation-performance mettant à nu leur propre antiracisme paternaliste et compassionnel.
Pour éviter tout faux procès, personne ne conteste à Brett Bailey, le droit parce qu’il est blanc, de dénoncer le racisme. Le prétendre comme le font la Licra, le Mrap, et la Ldh, c’est reprendre à son compte les discours détestables et éculés sur un prétendu racisme anti-blanc, argument utilisé jusqu’à l’écœurement par ceux qui veulent relativiser le racisme, voir couvrir leur propre racisme.
Non, ce qui est reproché à Brett Bailey ce n’est pas d’être blanc mais de prétendre à une position de neutralité, lui l’artiste blanc faisant travailler des figurants noirs, dans une exposition censée démonter les ressorts racistes de la société.
Qu’il le veuille ou non, il ne parle pas de la même position qu’un-e racisé-e qui dénonce le racisme. Brett Bailey en refusant d’admettre cela, prétends pouvoir ressentir et expérimenter le racisme de la même manière que nous, ce qui revient à vouloir s’approprier notre subjectivité et à vouloir déterminer à notre place les chemins de notre émancipation. Au final, ce paternalisme antiraciste, au lieu de déconstruire les préjugés racistes les redouble et les alimente.
Bref, il ne s’agit pas comme l’affirme Jean Louis Anselle avec une évidente mauvaise foi, de « revendiquer le monopole de la représentation des « Noirs » par un Noir et l’illégitimité d’un Blanc à le faire »[8]. Mais de critiquer la manière dont le fait Brett Bailey, sans s’interroger simultanément sur ce que ça veut dire qu’être un artiste blanc faisant travailler des figurants noirs et plus généralement sur ce qu’est être blanc dans cette société.
Une œuvre antiraciste peut être raciste
Brett Bailey et ses défenseurs cherchent à s’en tirer à bon compte en prétendant que finalement seule l’intention compte quand il est question d’antiracisme et qu’ici précisément, on ne peut accuser ce spectacle d’être raciste puisque que l’intention antiraciste est clairement affichée. Sauf que l’antiracisme n’est pas simplement de l’affichage à la « United Colors of Benetton ». Se dire antiraciste et même le crier sur les toits n’a jamais protégé quiconque d’avoir des préjugés, des comportements ou des représentations racistes. S’il suffisait d’ailleurs d’afficher ses intentions pour clore le débat, quasiment aucune accusation de racisme ne tiendrait, tout le monde ou presque désormais, y compris au FN, portant en bandoulière son antiracisme.
Cela étant, Brett Bailey est probablement de bonne foi et cela doit certainement nous amener à faire la différence entre lui et un sympathisant du FN. Sauf que personne n’a envie de perdre son temps à rechercher dans sa tête les preuves de son racisme ou de son antiracisme. Non, la seule question qui compte ici, c’est de savoir si Exhibit B, au-delà même de ce que l’artiste a voulu faire et de ce qu’il en pense lui-même, contribue ou non à véhiculer des représentations racistes.
Et nous sommes un certain nombre à penser que cette exposition qui se veut antiraciste est au final raciste. Et nous disons cela sans oublier que certains acteurs noirs du spectacle, certains militants antiracistes et même certains rares spectateurs noirs semblent considérer que ce n’est pas le cas. Donc cela se discute probablement comme à peu près tout d’ailleurs. Mais le fait que de nombreux militants noirs antiracistes se mobilisent contre cette exposition, le fait qu’il y avait plus de 90% de manifestants noirs devant le Théâtre Gérard Philippe plusieurs soirs de suite, le fait que certains antiracistes blancs soient solidaires devrait au minimum interroger ceux qui récusent ces accusations, eux qui prétendent être attentifs aux voix des discriminé-e-s.
Expliquer ce qui est évident pour nous
Mais rentrons un peu dans les détails puisqu’il faut prendre le temps d’expliquer ce qui m’a sauté aux yeux dès le départ.
Brett Bailey, comme le dit très justement « Mrs Roots », fait du corps noir une performance, comme il en était question déjà à l’époque coloniale » [9] Comme un écho à la période de l’esclavage, Il fait commerce des corps noirs et monnaye l’émotion de spectateurs majoritairement blancs. Pour lui, ces corps ne sont qu’un prétexte à un exercice de « repentance » et d’ « autoflagellation »[10] morbide qui enferme les Noirs dans le piège d’un antiracisme compassionnel et paternaliste qui vise davantage à soulager la mauvaise conscience des blancs qu’à aider à l’émancipation des Noirs. Et il fait disparaitre tout le reste. Il ne dit rien explicitement sur l’identité des oppresseurs et sur la nature des rapports sociaux qui produisent ce racisme alors qu’il expose dans des pays majoritairement blancs où les racisé-e-s sont maintenu-e-s dans une position subalterne. Venant redoubler les rapports sociaux racistes dans ces pays, Exhibit B maintient les acteurs noirs dans une position passive, d’éternelles victimes. Immobiles, muets, dans des positions humiliantes, les figurants noirs incapables de se libérer eux-mêmes cherchent symboliquement à susciter la pitié et l’indignation chez les spectateurs très majoritairement blancs pour qu’ils les libèrent.
On comprend facilement que certains spectateurs blancs (heureusement pas tous !) aient ressenti une profonde émotion à la vue de ce spectacle. Pour certains d’entre eux, incapables de prendre du recul sur l’ambivalence du message, l’émotion remplace toute réflexion critique, et ils se laissent griser par l’idée que le destin de ces pauvres noirs dépends tout entier de leur générosité désintéressée.
Mais est-il si difficile de comprendre que de nombreux noir-e-s à l’inverse peuvent se sentir humilié-e-s et chosifié-e-s par une telle exposition et le manifestent bruyamment ? Ou est-ce que l’empathie ressentie pour les acteurs noirs de l’installation n’est valable que lorsque les racisé-e-s sont muet-tes et attaché-e-s et jouent le rôle qu’on leur assigne ? Il est vrai que lorsque nous parlons et cherchons par nous-mêmes les voies de notre émancipation, il peut nous arriver de contredire certains antiracistes affichés. Et pour ceux qui ont l’habitude de se penser comme les marionnettistes et les ventriloques de nos révoltes, c’est forcément insupportable.
Personne n’interdit aux blancs de se mobiliser contre le racisme, au contraire même. D’ailleurs, il y en avait manifestant devant le théâtre Gérard Phillipe, d’ailleurs il y en a dans le collectif contre Exhibit B et parmi les signataires et personne n’a contesté leur légitimité à s’engager aux côté des racisé-e-s. A condition que ce soit justement aux côté de et pas à la place de, en cherchant à nous dicter les conditions de notre émancipation quitte à nous faire taire comme Brett Bailey le fait avec ses acteurs pour parler à notre place.
Pas d’immunité artistique face aux révoltes antiracistes
Après il restera toujours l’argument de la liberté artistique, me direz-vous. Mme Hidalgo et Mme Fleur Pellerin, représentantes d’une gauche qui a renoncé à tous les combats émancipateurs, au nom d’un faux pragmatisme néo-libérale et populiste ont trouvé là semble-t-il une grande cause à défendre. Il faut les comprendre, elles n’en n’ont plus tant que ça. Les expressions sont grandiloquentes, l’émotion palpable. Il s’agit rien de moins que de sauver à la fois l’Art et la République ainsi que probablement la civilisation toute entière face aux « censeurs » obscurantistes.
Oui, la liberté artistique doit rester un principe à défendre en particulier face à ceux qui ont le pouvoir de censurer ou de domestiquer l’art, à savoir les dirigeants politiques et le pouvoir économique. Parce que l’art, comme le dit Henri Lefebvre permet de « penser l’impossible pour saisir tout le champ du possible ». Parce que la créativité artistique permet d’ouvrir des brèches dans l’ordre du monde. Mais en même temps, l’art n’est pas hors sol, l’artiste lui-même est aussi le produit d’un contexte social et économique et ne peut donc prétendre à l’immunité politique face aux critiques. L’œuvre d’art dialogue forcément avec le monde qui l’entoure. Elle ne fait pas que dire, elle se nourrit du réel. Vouloir faire de l’œuvre d’art un espace sacré, étanche au monde, c’est au final l’empailler en tuant en elle l’essentiel, sa capacité à dialoguer avec le réel et à émanciper celui qui crée et celui qui regarde. C’est pour cela que Brett Bailey ne peut demander l’asile politique au sein du champ artistique face aux critiques. Il expose dans des lieux publics, dans des territoires qui ont une histoire. Quand la liberté de l’artiste d’exposer se heurte comme ici à la mobilisation et à la colère émancipatrice de discriminé-e-s et d’exploité-e-s, ceux qui justement n’ont pas le pouvoir de censurer, on ne peut pas résoudre cette contradiction entre deux principes au seul profit de la liberté d’exposer de Brett Bailey.
Surtout quand cette liberté d’exposer passe par l’intervention de CRS casqués, bottés qui avec la bénédiction de Mr Jean Bellorini, ont matraqué et gazé des manifestants majoritairement noirs pour que des spectateurs majoritairement blancs puissent aller voir le spectacle sans être dérangés. Cette violence physique et symbolique insupportable qui reproduit les mécanismes d’exclusion et de répression racistes à l’œuvre dans la société vient porter le coup de grâce à Exhibit B en démasquant son antiracisme de pacotille et en rendant caduc tout appel à respecter la liberté d’exposer de Brett Bailey.
Et cela d’autant plus, quand dans le même temps, rien ou quasiment rien n’est fait pour qu’au Théâtre Gérard Philippe au cœur du 93, comme dans d’autres établissements culturels, les artistes non-blancs puissent eux-aussi exprimer leur subjectivité sur leur propre histoire et sur leur propre expérience.
Rendez-vous est désormais pris devant le « 104 » à Paris à partir du 7 décembre. Ce sera probablement une occasion de plus de constater comme Eric Fassin que « deux antiracismes s’affrontent aujourd’hui dans une incompréhension mutuelle »[11]. Ce n’est pas une nouveauté. Mais ce que ne nous dit pas clairement Eric Fassin ici, c’est comment et sur quelle base unifier l’antiracisme face à la montée d’un racisme de plus en plus brutal. Disons-le clairement, ce ne sont pas les manifestant-e-s contre Exhibit B qui divisent et l’unification nécessaire pour faire reculer le racisme ne pourra pas se faire sur le dos des racisé-e-s. Ce qui veut dire concrètement que si elle doit se faire, ce n’est pas à l’intérieur du « 104 » avec comme décor les corps noirs immobiles et muets mais dehors avec les manifestant-e-s noir-e-s agité-e-s et bruyant-e-s chantant « dignité » et « respect » et exigeant la déprogrammation d’Exhibit B.
Quant à Brett Bailey, s’il veut vraiment déconstruire le racisme, qu’il se fasse figurant pour une fois, qu’il donne son carnet d’adresse, ses entrées dans le monde de l’art à des artistes noir-e-s pour qu’ils se fassent eux aussi un nom et qu’il « rentre dans la cage » à leur place.
Laurent Sorel
Notes
[1] https://www.change.org/p/centre-104-th%C3%A9%C3%A2tre-g%C3%A9rard-philipe-d%C3%A9programmer-le-zoo-humain-exhibitb-contrexhibitb
[2] http://blogs.rue89.nouvelobs.com/rues-dafriques/2014/11/22/brett-bailey-sur-exhibit-b-ce-travail-ne-parle-pas-des-noirs-mais-du-systeme-colonial-233831
[3] http://www.theatregerardphilipe.com/cdn/exhibit-b-le-debat-oui-la-censure-non-exhibit-b
[4] http://www.104.fr/programmation/evenement.html?evenement=358
[5] http://www.paris.fr/accueil/Portal.lut?page_id=1&document_type_id=7&document_i d=151123&portlet_id=24052
[6] http://www.culturecommunication.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Reaction-de-Fleur-Pellerin-aux-attaques-dont-a-fait-l-objet-l-aeuvre-Exhibit-B-de-Brett-Bailey
[7] http://www.ldh-france.org/exhibit-b-spectacle-pas-etre-interdit-annule/
[8] http://www.liberation.fr/societe/2014/11/23/exhibit-b-l-interdit-racial-de-la-representation_1149135
[9] http://mrsroots.wordpress.com/2014/10/14/boycotthumanzoo-i-le-racisme-sinvite-au-musee/
[10] http://www.liberation.fr/societe/2014/11/23/exhibit-b-l-interdit-racial-de-la-representation_1149135
[11] http://blogs.mediapart.fr/blog/eric-fassin/291114/exhibit-b-representation-du-racisme-et-sous-representation-des-minorites-raciales