Entrevue

Entrevue de la Wikinews anglophone avec Noam Chomsky

Cet article est une interview accordée par Noam Chomsky
à Michael Dranove, pour Wikinews, le 13 mars 2009.

Michael Dranove : J’aimerais savoir si vous aviez une opinion sur les actions récentes de l’OTAN et sur les manifestations qui se profilent pour la 60ème conférence de l’OTAN, je sais que vous étiez à la contre-conférence pour prononcer un discours.

Noam Chomsky : C’est possible, je donne tellement de conférences que je ne m’en souviens pas (rires).

À propos de la conférence de l’OTAN, eh bien la question qui me vient est pourquoi l’OTAN devrait-elle exister ? Et de fait vous pourriez même vous demander pourquoi a-t-elle été créée, mais maintenant pourquoi elle existe. Ce que je veux dire c’est qu’en théorie, que vous ne le croyiez ou non, elle était censée être une alliance défensive contre une agression soviétique potentielle, ça c’est l’idée de base. Eh bien il n’est plus nécessaire de se défendre contre une agression soviétique, si bien que quoi que vous pensiez de cette doctrine, c’est du passé.

Quand l’Union soviétique s’est effondrée un arrangement a été conclu, un arrangement récent, entre Gorbatchev et le gouvernement des États-Unis et la première administration Bush. L’arrangement stipulait que Gorbatchev faisait une concession remarquable : il acceptait que l’Allemagne réunifiée rejoigne l’alliance militaire de l’OTAN. Et cela est remarquable à la lumière de l’histoire, l’histoire du siècle passé, l’Allemagne seule avait quasiment anéanti la Russie, deux fois, et l’Allemagne se retrouvait soutenue par la puissance militaire la plus phénoménale de l’histoire, cela représentait une véritable menace. Il donna cependant son accord, mais il y eut du donnant-donnant, c’est-à-dire que l’OTAN ne devait pas s’étendre plus à l’est, afin que la Russie puisse conserver une zone tampon de sécurité. Et George Bush et James Baker, Secrétaire d’État, furent d’accord pour ne pas étendre l’influence de l’OTAN d’un pouce supplémentaire à l’est. Gorbatchev proposa aussi une zone d’exclusion des armes nucléaires dans la région, mais les États-Unis ne prirent pas en compte cette demande.

Bon, ça c’est comment la situation se présentait juste après l’effondrement de l’URSS. Bon, Clinton arriva aux affaires et que fit-il ? Eh bien l’une des premières choses qu’il fit fut de revenir sur la promesse de ne pas étendre l’OTAN vers l’est. Cela représente une menace significative pour l’Union soviétique, pour la Russie, maintenant que l’Union soviétique a disparu, c’était une menace significative et de manière prévisible ils répondirent en renforçant leurs capacités offensives, pas énormément mais quand même. Ils annulèrent l’engagement qu’ils avaient pris de ne pas utiliser l’arme atomique en première frappe, l’OTAN n’avait jamais annulé son engagement, mais ils le firent et commencèrent à se remilitariser. Avec Bush, le militarisme agressif de l’administration Bush, comme prévu, conduisit la Russie à pousser encore plus loin sa remilitarisation ; et ça continue de nos jours. Quand Bush se proposa d’installer un système de missiles en Europe de l’est, Pologne et Tchécoslovaquie, c’était une vraie provocation à l’égard de l’Union soviétique. D’ailleurs cela fut débattu dans les publications de l’agence de contrôle des armes (Arms Control and Disarmament Agency), qu’ils devraient se préoccuper de cette menace potentielle envers leur stratégie de dissuasion, en tant qu’arme de première frappe. Ils prétendirent que cela était en rapport avec les missiles iraniens, mais oubliez ça.

Prenons les propos d’Obama, le conseiller à la sécurité d’Obama James Jones, ancien commandant des marines, a déclaré être favorable à une extension de l’OTAN au sud et à l’est, une plus grande extension de l’OTAN, et d’en faire une force d’intervention. Et le chef de l’OTAN, Hoop Scheffer, a expliqué que l’OTAN doit prendre ses responsabilités pour assurer la sécurité des pipelines et des routes maritimes, que l’OTAN doit être garant de l’approvisionnement en énergie de l’ouest. Eh bien cela ressemble à une guerre sans fin, alors voulons-nous que l’OTAN existe, voulons-nous qu’il existe une alliance militaire occidentale qui prenne en charge ces opérations, sans même prétendre défendre qui que ce soit ? Eh bien je pense que c’est une très bonne question ; je ne vois pas pourquoi cela devrait exister. Ce que je veux dire c’est qu’il se trouve qu’il n’existe aucune autre alliance militaire qui lui soit comparable, et s’il devait y en avoir une, je m’y opposerais également. Donc je pense que la première question à se poser est, à quoi tout cela rime-t-il, pourquoi même devrions-nous discuter de l’OTAN, existe-t-il une seule raison pour laquelle elle devrait exister ?

Michael Dranove : Nous avons vu de grandes manifestations autour du globe, dans des pays où nous ne les attendions pas. Vous pensez que c’est une résurgence de la gauche à l’ouest ? Ou pensez-vous que ce n’est rien ?

Noam Chomsky : C’est vraiment difficile à dire. Je veux dire qu’il existe certainement des signes en ce sens, également aux États-Unis, d’ailleurs nous avons eu des occupations d’usine (sitdown strike) il n’y a pas très longtemps, ce qui représente une action militante importante au sein du monde du travail. Ce type d’action, qui a commencé à se pratiquer à une échelle significative dans les années 30, menaçait très sérieusement les dirigeants et les propriétaires, parce que l’occupation représente la dernière étape avant la prise de contrôle de l’usine et son fonctionnement auto-géré se débarrassant de tout l’appareil hiérarchique, en faisant probablement du meilleur travail. C’est pourquoi c’est une idée terrifiante, et la police fut appelée etc. Eh bien une action de ce type a eu lieu aux États-Unis à la Republic Windows and Doors Factory, difficile à croire, je veux dire ces choses sont simplement difficiles à prédire, elles peuvent surgir, et prendre des proportions importantes, elles peuvent aussi s’éteindre ou être récupérées.

Michael Dranove : Obama a dit qu’il allait réduire de moitié le budget. Pensez-vous que c’est un peu une réminiscence à la Clinton, juste avant qu’il décide à instituer la réforme de l’aide sociale, consistant essentiellement à détruire la moitié du système ; pensez-vous que Obama se dirige dans cette voie ?

Noam Chomsky : Rien dans son budget ne laisse penser qu’il pourrait en être autrement. Je veux dire qu’il n’a pas dit grand chose à propos de cela, à propos du système d’aide sociale, mais il a en effet indiqué qu’ils allaient reconsidérer le système de sécurité sociale. Eh bien il n’y a rien de spécial à reconsidérer en matière de sécurité sociale, le système est en bonne forme sur le plan financier, probablement dans la meilleure forme de son histoire, il est garanti pour les décennies à venir. Aussi longtemps que les baby boomers sont dans le coin, le système sera parfaitement adapté. Donc ce n’est pas pour eux, contrairement à ce qui a été dit. S’il existe un problème à long terme, ce qui est certainement le cas, de petits ajustements devraient faire l’affaire.

Donc pourquoi évoquer la sécurité sociale ? Si c’est un problème, il s’agit vraiment d’un tout petit problème. Je pense que ce qui pousse à en parler, c’est que la sécurité sociale est considérée comme une vraie menace par les pouvoirs centraux, pas en raison de ce qu’elle fait, très efficiente avec des coûts administratifs bas, mais pour deux raisons. L’une de ces raisons est qu’elle vient en aide à la mauvaise population. Elle aide principalement les gens pauvres et les inadaptés etc., et ça c’est déjà pas bien, même si cela passe par un impôt dégressif. Mais je pense qu’une raison plus profonde est que la sécurité sociale est basée sur une idée que les pouvoirs centraux trouvent extrêmement dérangeante, c’est-à-dire la solidarité, le souci de l’autre, la communauté, etc.

L’idée fondamentale à la base de la sécurité sociale est que nous nous préoccupons de savoir si la veuve handicapée de l’autre côté de la ville a de quoi manger. Et ce genre d’idée doit être extirpée de la tête des gens. Si les gens sont attachés à la solidarité, le secours mutuel, l’entraide, etc., c’est dangereux parce que ça pourrait les conduire à s’intéresser à d’autres choses. Comme par exemple, et c’est bien connu, que le marché ne propose pas beaucoup de choix, qui sont aujourd’hui des choix cruciaux. Ainsi par exemple, le marché vous permet aujourd’hui de choisir entre plusieurs marques de voiture. Mais un marché ne vous permet pas de décider « je ne veux pas de voiture, je veux un système de transport public ». Ce n’est tout simplement pas un choix disponible sur le marché. Et la même chose est vraie sur un large éventail de sujets importants sur le plan social, comme aider la veuve handicapée là-bas de l’autre côté de la ville. C’est ce que les communautés décident, ce dont la démocratie s’occupe, ce qui fait l’objet de la sécurité sociale et du secours mutuel, et construire des institutions par le peuple pour le peuple. Et cela menace directement le système de domination et le droit de contrôle, c’est pourquoi le système de sécurité sociale est constamment attaqué même si les justifications avancées ne méritent pas qu’on s’y arrête.

Il existe d’autres questions sur le budget ; le budget est considéré comme redistributif, et en effet à la marge il l’est, mais dans la mesure où il l’est, c’est en augmentant légèrement le taux d’imposition des très riches. Les 2% les plus riches, et l’augmentation est vraiment marginale. Donc c’est légèrement redistributif, mais il y a d’autres manières d’être redistributif, qui sont plus efficaces, par exemple permettre aux travailleurs de se syndiquer. C’est bien connu que là où les travailleurs sont autorisés à se syndiquer, et la plupart le souhaitent, cela mène à des augmentations de salaires, de meilleures conditions de travail, des bénéfices etc., ce qui est redistributif et contribue à organiser les travailleurs en force politique. Et au lieu d’être atomisés et séparés ils travaillent en principe ensemble, non pas que les êtres humains fonctionnent aussi merveilleusement, mais au moins c’est un pas dans cette direction. Et toute une législation a été élaborée qui pourrait permettre cette syndicalisation, le Employee Free Choice Act en faveur de laquelle Obama s’est prononcé. Mais il n’y a rien dans le budget pour elle, de fait il n’y a rien dans le budget, autant que je puisse m’en rendre compte, qui traite de cette question de l’amélioration de la syndicalisation, qui représente un but de redistribution efficace.

Et d’ailleurs on en débat en ce moment, c’était ce matin dans les journaux, Obama accusé par les démocrates, et de fait particulièrement par les démocrates, de promettre trop. Eh bien en fait il n’a pas promis autant que cela, ce qui serait vraiment stimulant. Je veux dire que n’importe qui aurait essayé de s’en sortir en variant un peu ses effets. Et c’est la même chose avec le renflouage que vous êtes en droit d’apprécier ou non, mais n’importe quel Président aurait fait la même chose. Ce qui lui est reproché c’est qu’il en rajoute sur la réforme du système de santé, qui va s’avérer très onéreuse, encore des milliards de dollars, et que ce n’est pas le moment de faire ça. Et en effet, pourquoi la réforme du système de santé devrait être onéreuse ? Eh bien cela dépend du choix effectué. Si la réforme conforte le système privatisé, en effet, ça va être très onéreux parce que c’est un système désespérément inefficace, il est très coûteux, ses coûts administratifs sont bien plus importants que ceux de Medicare, le système géré par le gouvernement. Donc cela revient à maintenir un système que nous savons être inefficient, avec de faibles résultats, mais qui représente de grands bénéfices pour les compagnies d’assurance, les institutions financières, l’industrie pharmaceutique etc. Donc ça peut économiser de l’argent, la réforme du système de santé peut être une méthode de réduction des déficits. C’est-à-dire en passant à un système efficace qui offre à chacun une couverture santé, mais peu de personnes parlent en faveur d’un tel changement, ses promoteurs se tiennent dans les marges et ses principaux promoteurs ne sont pas inclus dans les groupes qui en discutent.

Et si vous regardez tout cela, fait après fait, beaucoup de questions de ce type surgissent. Prenez la question de la syndicalisation à nouveau, cela ne concerne pas directement le budget mais prenons un exemple. Obama, il y a quelques semaines, a souhaité faire montre de solidarité envers le mouvement des travailleurs, enfin… avec les travailleurs davantage qu’avec le mouvement ouvrier. Et il s’est rendu dans une usine de l’Illinois, une usine qui appartient à Caterpillar. Cette visite a soulevé des protestations, de groupes de défenseurs des droits humains, de groupes religieux, et d’autres, parce que Caterpillar a joué un rôle dans la destruction de ce qui restait de la Palestine. Cela représentait de vraies armes de destruction massive, donc il y a eu des manifestations mais il s’y rendit. Il y a cependant un point plus fondamental qui n’a pas été souligné, ce qui permet d’illustrer le degré atteint par notre endoctrinement idéologique. Ce que je veux dire c’est que Caterpillar a été la première entité industrielle à avoir recours aux jaunes, des briseurs de grèves, pour casser une importante grève. C’était dans les années 80, Reagan avait déjà montré la voie avec les contrôleurs aériens, mais c’était la première fois qu’une industrie manufacturière employait ce moyen. Cela n’avait plus été fait depuis des générations. De fait, c’était illégal dans tous les pays industrialisés excepté dans le régime d’apartheid d’Afrique du sud. Mais cela représentait la contribution de Caterpillar à la destruction des syndicats par l’emploi de jaunes, parce que si vous faites appel à des jaunes, adieu les grèves, pour parler franchement, ou toute autre forme d’action des travailleurs. Donc c’est l’usine à laquelle s’est rendu Obama. C’est possible qu’il ignorait tout de l’affaire, parce que le niveau d’endoctrinement dans notre société est si profond que la plupart des gens ignorent ce genre de chose. Cela dit je pense que c’est instructif, si vous estimez nécessaire d’agir pour la redistribution, vous n’allez pas dans une usine qui est entrée dans l’histoire du mouvement ouvrier en violant le principe qui dit que vous n’avez pas le droit de briser des grèves par des jaunes.

Michael Dranove : Je vis en Géorgie, et beaucoup de gens soutiennent l’ultra-droitier libertarien Ron Paul. Ils sont extrêmement cyniques. Y-a-t-il une possibilité pour les gens de gauche de les atteindre ?

Noam Chomsky : Je pense que ce que vous avez à faire est de leur demander pourquoi ils soutiennent le libertarien Ron Paul ? Je ne pense pas que cela ait grand sens, mais néanmoins il y a derrière tout cela des sentiments qui font sens. Par exemple le sentiment que le gouvernement est notre ennemi. C’est un sentiment très répandu, et de fait il a été produit par la propagande.

Donc bientôt ce sera le 15 avril, et des gens dans votre quartier vont acquitter leur impôt sur le revenu. La façon dont ils vont considérer ce geste, et la façon dont ils ont été dressés à le faire est qu’il existe une sorte de puissance extraterrestre, disons de Mars, qui vole l’argent que nous avons difficilement gagné et le donne au gouvernement. Bon d’accord, ce serait vrai dans un État totalitaire, mais dans une démocratie vous devriez voir les choses tout à fait différemment. Vous devriez vous dire « super, on est le 15 avril, nous allons tous contribuer à réaliser les projets que nous avons tous ensemble initiés pour le bénéfice de tous ». Mais cette idée est encore plus effrayante que celle de sécurité sociale. Cela signifie que nous aurions une véritable démocratie, et aucun centre où le pouvoir est concentré entre quelques mains ne voudra jamais que cela se réalise, pour des raisons parfaitement évidentes. Donc oui des efforts sont fournis, et des efforts plutôt couronnés de succès pour que les gens voient le gouvernement comme un ennemi, et non comme le représentant d’une collectivité qui agit pour des buts communs décidés en commun, ce qui devrait arriver en démocratie. Et c’est ce qui se passe dans une certaine mesure dans de véritables démocraties, comme la Bolivie, le pays le plus pauvre d’Amérique du sud. C’est ce genre de choses qui est en train plus ou moins de se passer là-bas. Mais c’est très éloigné de ce qui se passe ici chez nous.

Eh bien je pense que les supporters de Ron Paul pourraient être séduits sur cette base-là, car ils sont aussi contre les interventions militaires, et nous pourrions leur demander « d’accord, mais pourquoi ? ». Est-ce pour leur propre sécurité, souhaitent-ils être plus riches ou quelque chose comme ça ? J’en doute, je pense que les gens sont inquiets parce qu’ils estiment que nous avons détruit l’Irak etc. Donc je pense qu’il existe beaucoup de points communs qui pourraient être exploités, même si ce à quoi ils arrivent, pour le moment, a l’air très différent. Cela a l’air très différent parce que c’est basé sur des doctrines rigides. Mais ces doctrines ne sont pas gravées dans la pierre. Elles peuvent être vaincues.

SOURCE : Wikinews

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