L’hétérogénéité des pratiques préfectorales, l’arbitraire du processus de sélection des candidats, l’attitude tatillonne de certaines préfectures, toutes ces disparités font craindre que le projet de transférer aux préfectures la décision finale ne marque la fin de l’égalité de traitement en la matière.
La loi du 24 juillet 2006 a modifié profondément l’article 21-19 du code civil en ne permettant plus à certaines catégories d’étrangers de bénéficier de la dispense de stage de cinq ans pour demander leur naturalisation ou leur réintégration à la nationalité française. Il s’agit de l’enfant mineur resté étranger bien que l’un de ses parents ait acquis la nationalité française, du conjoint et de l’enfant majeur d’une personne qui acquiert ou a acquis la nationalité française, et surtout du ressortissant ou ancien ressortissant des territoires et des États sur lesquels la France a exercé soit la souveraineté, soit un protectorat, un mandat ou une tutelle. Autrement dit, tous les ressortissants des pays ex-colonisés (Maghreb, Afrique noire et ex- Indochine) doivent résider en France cinq années avant de pouvoir déposer une demande de naturalisation. Et compte tenu de la difficulté pour obtenir une carte de séjour ou de résident, la sélection des demandes de naturalisation s’opère brutalement. Puisque l’écrasante majorité des demandes provient de ces pays, la réforme a plus que décuplé le nombre de demandes jugées irrecevables au motif de la condition de stage (article 21-17) (1). Ce changement n’est qu’un des multiples obstacles législatifs à la naturalisation des étrangers en France.
Alors que la politique de naturalisation se durcit au niveau législatif, d’autres types d’obstacles, liés aux pratiques administratives, font de la demande de naturalisation un véritable parcours du combattant (2).
Ces obstacles sont difficilement quantifiables statistiquement parce que la mesure statistique ne prend pas en compte tout le travail de sélection des dossiers effectué par les agents de l’administration des étrangers. Néanmoins, la méthode de l’enquête ethnographique au sein des préfectures permet de comprendre comment ces obstacles bureaucratiques se créent, se perpétuent et participent à la logique de domination de l’État sur les candidats à la nationalité française.
Jusqu’à aujourd’hui, le processus de décision en matière de naturalisation s’effectue à deux niveaux : celui du bureau des naturalisations en préfecture qui reçoit, traite et émet un avis sur le dossier et celui de la sous-direction des naturalisations qui est chargée de la décision finale. Depuis 2007, la sous-direction des naturalisations, devenue sousdirection de l’accès à la nationalité française, est passée dans le giron du ministère de l’immigration. Le processus de décision risque d’être complètement bouleversé en raison du projet de suppression du second niveau de décision. Comme en matière de carte de séjour, chaque préfecture aurait le pouvoir d’accorder ou non la nationalité française.
De nombreux chercheurs (3) et associations de soutien des immigrés (4) craignent que l’égalité de traitement soit battue en brèche par l’hétérogénéité des pratiques préfectorales. En effet, avant la décision in fine de la sous-direction, c’est au niveau des préfectures que l’on peut observer l’arbitraire du processus de sélection des candidats. Celui-ci s’opère en trois temps : le retrait et le dépôt du dossier, le traitement administratif et l’entretien d’assimilation.
L’organisation de la distribution des dossiers varie considérablement d’une préfecture à l’autre, ce qui introduit une importante inégalité de traitement. Il existe principalement deux modes de distribution : par courrier et par retrait en préfecture. Le premier est le plus égalitaire : n’importe quel étranger peut demander un dossier, mais les échanges de courrier pour rassembler toutes les pièces peuvent s’avérer fastidieux à la fois pour le demandeur et pour l’administration. Ainsi, certains dossiers peuvent faire plusieurs allers-retours entre l’administration et le demandeur qui ne réussit pas à envoyer un dossier complet dont le nombre de pièces est impressionnant. Beaucoup de temps est perdu à rassembler les éléments du dossier, ce qui peut demander plus d’une année. Ce temps n’est pas pris en compte dans le délai légal de dix-huit mois dans lequel l’administration a l’obligation de prendre sa décision. C’est la date du dépôt complet et non la date de retrait du dossier qui est prise en compte.
Dans les préfectures où le nombre de demandes est important, la méthode par courrier conduit à l’amoncellement de centaines de dossiers sur les bureaux des agents et au retard dans le traitement des dossiers complets. Certaines d’entre elles ont alors décidé d’utiliser des méthodes alternatives, comme la distribution hebdomadaire d’un nombre restreint de dossiers ou l’externalisation de la constitution du dossier à des associations partenaires. Ces dernières signent une convention avec la préfecture qui délègue cette partie ingrate du travail administratif et ne reçoit que des dossiers complets.
Contingentement et exclusion
La distribution contingentée est plus problématique, parce qu’elle conduit à l’exclusion de nombreux candidats potentiels. Par exemple, une grande préfecture ne distribuait que cent dossiers de demandes de naturalisation une fois par semaine. Conséquence prévisible du contingentement : la file d’attente est complètement bondée, mais pour avoir la chance d’obtenir un dossier, il faut faire partie des cent premiers et arriver au plus tard à 4 heures du matin. Toutes les personnes qui ne peuvent se déplacer pour tenir la file, en raison de leur vie professionnelle ou familiale, sont de fait exclues de la possibilité de demander la nationalité française. Dans le département en question, selon une estimation basse, environ 200 personnes par semaine sont exclues des chances d’avoir un dossier à cause du dispositif en lui-même, soit environ 8 800 candidats potentiels par an pour environ 4 400 demandes traitées par l’administration. Donc la moitié des candidats potentiels sont soit exclus, soit entravés dans leur démarche en étant obligés de venir plusieurs fois faire la queue devant la préfecture.
La constitution du dossier est aussi un moment éprouvant pour le demandeur dont l’administration exige un savoir administratif qu’il ne maîtrise souvent pas. Dans la méthode du contingentement, chaque dossier distribué dans le même département donne droit à un rendez-vous… un an après parfois ! Et si, au moment du rendez-vous, il manque des pièces, soit l’agent est assez aimable pour « caser » le demandeur entre deux rendez-vous la semaine suivante, soit un autre rendez-vous doit être pris plusieurs mois après. Les plus touchés par ce genre de dispositif sont les femmes non qualifiées et parfois analphabètes. Sans l’aide d’un membre de l’entourage ou d’une association, ces étrangers sont condamnés au va-et-vient avec l’administration, qui les perçoit souvent comme de « mauvais dossiers » et des individus « pas bien assimilés » puisqu’ils ne sont pas capables de se conformer aux exigences bureaucratiques.
Une fois le cap du retrait et du dépôt du dossier franchi, une autre série d’obstacles s’élève dans l’évaluation du dossier et surtout dans l’application des critères de sélection des demandeurs. Les lois, circulaires et décrets sont nombreux en matière de naturalisation, mais une certaine marge de manoeuvre existe toujours pour les agents intermédiaires de l’État qui, en interprétant certaines dispositions selon leur ethos professionnel et les ordres de la hiérarchie, contribuent à consolider une véritable « jurisprudence bureaucratique » (5). Cette marge de manoeuvre peut être à l’avantage comme au désavantage du candidat, mais il faut souligner une certaine dilatation des exigences bureaucratiques dans certaines préfectures dans un sens restrictif.
Par exemple, la stabilité de la résidence en France est prise en compte dans l’évaluation du dossier puisque la demande est irrecevable si la résidence principale est à l’étranger. Mais, pour évaluer cette stabilité, certaines préfectures utilisent un autre indicateur : celui du nombre d’allers-retours entre la France et le pays d’origine ainsi que la durée des séjours à l’étranger. Alors que pour de nombreux bureaux des naturalisations, il n’existe aucun contrôle des voyages du candidat (photocopies des pages intérieures du passeport), d’autres considèrent que, même s’il satisfait aux autres critères, le fait de séjourner plus de six mois à l’étranger est un motif d’irrecevabilité.
De même, le niveau de revenu exigé peut varier considérablement. Certaines préfectures ajournent une demande si le requérant, dont le conjoint est au chômage, ne dispose pas d’un revenu supérieur ou égal au Smic. D’autres n’ajournent pas. Le seuil de revenu nécessaire peut varier, par exemple, entre 610 € et le Smic pour un couple. Un demandeur ayant acquitté ses impôts après plusieurs majorations peut être ajourné ou accepté selon la préfecture. On pourrait multiplier ainsi de suite les petits détails bureaucratiques qui font basculer le processus de décision vers un ajournement ou une irrecevabilité. Ces exigences variables sont la preuve de la dimension à la fois contrainte (par le droit) et arbitraire (par les pratiques) du processus de décision.
La dernière étape pour le candidat est le moment de l’« entretien d’assimilation ». Celui-ci est plus ou moins formel et plus ou moins long en fonction de l’organisation interne du bureau des naturalisations et de la « tradition » du bureau. Certains préfets y accordent une importance particulière en raison de la dimension symbolique de l’évaluation de l’assimilation. Les agents sont alors considérés comme les gardiens de la frontière nationale dont la tâche principale est de débusquer les étrangers « indignes » d’être français.
L’entretien peut ne consister qu’à évaluer le « degré d’assimilation linguistique » du candidat, mais il est le plus souvent aussi le moment de vérification des pièces du dossier, ce qui permet une nouvelle fois d’évaluer la maîtrise du savoir administratif du candidat. Pour mesurer l’assimilation linguistique, les agents de l’État disposent d’une grille d’évaluation indiquant une échelle de communication à quatre niveaux : impossible, très difficile, difficile et possible. Là encore, les indicateurs d’une bonne assimilation linguistique sont considérablement variables d’un bureau à l’autre, et même d’un agent à l’autre. Cer tains sont très « libéraux » et n’exigent pas beaucoup des candidats : une simple conversation sous forme de questions-réponses est suffisante pour valider le test. D’autres sont beaucoup plus exigeants et conçoivent l’entretien comme une véritable mise à l’épreuve psychologique. Alors que la loi prévoit que l’assimilation linguistique doit être évaluée selon la « condition » du candidat et que l’on ne prend en compte que la langue, certains chefs de bureau ou agents introduisent l’exigence de la lecture et de l’écriture. Malgré les dispositions législatives, de nombreuses pratiques administratives sont vraiment abusives : obligation de lire un texte en français (d’une phrase du dossier de naturalisation à un poème de Jean de La Fontaine…), obligation d’écrire (du simple nom à une phrase complète), etc. Qu’elles soient ou non prises en compte dans l’avis de la préfecture, ces pratiques peuvent transformer l’entretien en une sorte d’examen scolaire éprouvant, surtout pour les étrangers, en particulier les femmes, non qualifiés.
En observant directement les entretiens, on se rend compte que le niveau de langage dépend de la relation entre agent et candidat, plus précisément de l’écart en termes de capital social et culturel. Autrement dit, plus candidat et agent sont semblables socialement et culturellement, plus l’entretien a tendance à bien se passer. Dans le cas contraire, il existe des effets de censure chez le candidat lorsque l’interaction est fortement dissymétrique. Aux effets de la domination bureaucratique s’ajoutent ceux de la domination culturelle et sociale, et l’agent enregistre le produit de cette interaction dans le procèsverbal d’assimilation. Par ailleurs, depuis l’invention du contrat d’accueil et d’intégration pour l’obtention d’une carte de séjour, de nouveaux documents administratifs sont apparus pour valider l’assimilation linguistique des étrangers (notamment l’« attestation de compétences linguistiques »). Les agents de l’État ont tendance à exiger des étrangers récents ces documents et certains juristes de l’administration des naturalisations proposent d’exiger légalement ce type de diplômes aux nouveaux candidats. Avec la nouvelle législation sur l’entrée et le séjour des étrangers, la sélection linguistique s’opère maintenant bien avant la demande de naturalisation.
Le « bon » et le « mauvais » hijab
Un autre type d’obstacle, plus politique celui-là, touche particulièrement les femmes musulmanes portant le hijab (6). Alors que la jurisprudence du Conseil d’État dispose que le port du hijab, contrairement au niqab (7), ne constitue pas un « défaut d’assimilation » pouvant motiver une décision de rejet, une circulaire de 2000 a introduit une distinction entre « foulard traditionnel » et « voile » supposé être le signe d’appartenance à un islam « fondamentaliste ». Les agents des naturalisations sont censés savoir distinguer le bon du mauvais hijab… Certains s’y prêtent volontiers, sans savoir vraiment comment s’y prendre, d’autres refusent catégoriquement de le prendre en compte dans le procès verbal d’assimilation.
Mais, depuis le vote de la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école publique, plusieurs interprétations restrictives de la circulaire sont observées. Par exemple, certains chefs de bureau demandent aux femmes de retirer leur hijab en entrant dans la salle d’entretien, et un refus de leur part est interprété comme un défaut d’assimilation. Lorsque l’agent d’accueil est une femme, il arrive qu’on demande à un agent homme d’entrer dans le bureau pour tester la réaction de la candidate découverte. Dans quelques préfectures, on demande aux femmes portant le hijab, alors même qu’elles sont naturalisées, de le retirer au moment de la cérémonie de remise du décret de naturalisation. Cas extrêmement rare mais significatif, on observe dans un bureau des naturalisations la production de statistiques fondées sur la religion : les agents ajoutent, sur la feuille d’appel des nouveaux naturalisés, les mentions « V » (voile) ou « F » (foulard) à côté du nom des femmes naturalisées portant le hijab. Nul ne sait en quoi ces statistiques peuvent être utiles à la hiérarchie qui en a fait la demande, mais elles reflètent bien l’état d’esprit d’hostilité vis-à-vis de certaines candidatures.
Pour conclure, il faut souligner que la marge de manoeuvre des agents de l’État permet l’existence d’obstacles bureaucratiques qui peuvent se révéler très décourageants pour les candidats potentiels. Le contexte politique actuel exacerbe la logique de suspicion envers les étrangers et contribue ainsi à orienter ces marges de manoeuvre dans un sens restrictif pour les candidats à la naturalisation. Comme le souligne A. Sayad, « la suspicion qui colle à l’immigré n’est pas seulement une affaire de perception (…), de réactions incontrôlées, purement subjectives et donc totalement arbitraires ; elle est aussi une réalité objective, inscrite dans les faits et, plus que cela, consacrée par le droit » (8). La suspicion n’est donc pas seulement liée à la personnalité des agents ; elle est constitutive de la construction des critères de naturalisation et des pratiques administratives. En fonction des contextes politiques, cette réalité est plus ou moins favorable aux candidats à la naturalisation. Par exemple, entre 1945 et les années 1970, les autorités font preuve d’un relatif libéralisme dans l’octroi de la nationalité française. Depuis le début des années 2000, on constate que les mêmes marges de manoeuvre qui permettaient une politique de naturalisation libérale peuvent servir une politique de restriction.
Abdellali Hajjat
Doctorant en sociologie à l’EHESS – Centre Maurice Halbwachs – Équipe ETT
In « Plein droit », 79, décembre 2008, « Français : appellation contrôlée »
Notes
(1) Rapport annuel de la Sous-direction des naturalisations. Année 2006, p. 85.
(2) Voir les travaux d’Alexis Spire (Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Raisons d’Agir, 2008 ; Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France [1945-1975], Grasset, 2005, « L’asile au guichet. La dépolitisation du droit des étrangers par le travail bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 169, 2007/4) et de Didier Fassin et Sarah Mazouz (« Qu’est-ce que devenir français ? La naturalisation comme rite d’institution républicain », Revue française de sociologie, vol. XLVIII, n° 4, octobre-décembre 2007).
(3) Voir « Appel contre une naturalisation arbitraire », La Croix, 27 février 2008.
(4) Voir le communiqué de l’UCIJ, « L’Ucij condamne la réforme gouvernementale des procédures de naturalisation et soutient la lutte des fonctionnaires de Rézé », 14 avril 2008 ; Laetitia Van Eeckhout, « Élus, agents et spécialistes de l’immigration s’inquiètent d’un projet de réforme des procédures de naturalisation », Le Monde, 29 juin 2008.
(5) Selon l’expression d’Alexis Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, 2008, p. 25.
(6) Les termes « voile » et « foulard » étant trop connotés politiquement, on utilise ce terme dans son étymologie première : « ce qui recouvre ».
(7) Le hijab est un voile couvrant les cheveux et laissant le visage découvert alors que le niqab ne laisse que les yeux apparents.
(8) Abdelmalek Sayad, « La naturalisation, ses conditions sociales et sa signification chez les immigrés algériens », GRECO 13 Migrations internationales, n° 3, 1981, (1re partie « La naturalisation comme aboutissement “naturel” de l’immigration »), p. 35.