L’impression globale qu’on peut retenir de cette discussion est que cette identité nationale est menacée par les vagues « récentes » d’immigration d’Afrique, en dépit de quelques tentatives de faire remarquer que les gens dont on parle — les Arabes et les Noirs, comme le dit Elisabeth Lévy avec l’air fanfaron d’une audacieuse qui tord le cou à la langue de bois — sont dans leur plus grande majorité des citoyens français, nés en France, de parents également nés en France. Non, tout cela ne leur enlève pas la qualité d’étrangers, cela leur vaut au contraire le qualificatif surréaliste « d’immigrés de la seconde –ou troisième — génération ». « Immigré » est donc une caractéristique génétique qui se transmet par le sang ? Euh, oui… non ! Pas tout le temps ! Sarkosy n’est jamais traité (pas plus que des milliers d’autres Zélensky, Lopès et Moreno, d’ascendance polonaise, portugaise ou espagnole) d’ « immigré de la deuxième génération ». Ce qui se transmet « par le sang », la qualité d’immigré, dépend donc de l’origine du « sang ». Car dès le début, le débat sur l’identité française se situe franchement, carrément, dans l’optique suggérée par l’intitulé du ministère ; ce n’est pas seulement, comme on le lit sur un immense écran sur le plateau, la burqa qui « est contradictoire avec l’identité nationale » ; c’est toute cette immigration-là qui s’oppose à cette identité nationale-ci.
Nous apprenons ainsi que bien que tous les sangs soient rouges, ils ne comportent pas tous le même potentiel d’assimilation à léguer à ceux qu’ils irriguent pour les siècles des siècles. Car pour la majorité des débatteurs (faiblement contredits par moments par Voynet et encore plus faiblement par Le Bras), et conformément aux déclarations du ministre Besson, le « modèle français d’intégration » est en fait un modèle d’assimilation, qui exige que les personnes étrangères par nationalité ou par hérédité se « dépouillent » comme le dit le philosophe Eric Zemmour, de toute trace de leur identité ou culture antérieure, et se « soumettent » à l’identité ou à la culture française. C’est ce qu’auraient fait, prétend-on, les immigrés non nationaux précédant les « vagues » néfastes, mais aussi les immigrés de l’intérieur. Car Yvan Rioufol n’admet même pas les cultures régionales ; quand on lui parle d’identité bretonne, ou corse, sa bouche se tord. Il est pour une France Eraserhead : non seulement l’identité française doit l’emporter sur toute autre identité ou appartenance, mais elle doit effacer la première. On ne comprend plus : n’est-ce pas le patriote Jean-Pierre Pernaud en personne qui inlassablement, au journal télévisé de TF1, nous abreuve de spécificités régionales, le dernier maréchal-ferrand du Puy de Dôme, le dernier souffleur de verre du Béarn, le dernier farci poitevin (touillé avec les mains jusqu’aux coudes) ? Chaque jour voit une province française et une façon de faire régionale célébrée. Comment concilier ces éloges avec le jacobinisme effréné de nos invités ? En soulignant que ces coutumes sont en voie de disparition (et pour certaines, ce n’est pas dommage). Mais d’autres spécificités restent menaçantes : pas de « sujet » sur les Antilles, la Réunion, encore moins sur les façons d’être apportées (ou pas) par les Africains ; ces dernières ne sont pas de charmantes façons archaïques, de touchantes photos de famille ; elles n’apparaissent que dans des reportages inquiétants sur les ennemis de l’extérieur ; la parenté supposée de nos concitoyens dits « de papier » avec ces terroristes expliquerait bien des choses, et réciproquement…
Comment peut-on être français ?
Le racisme se lie avec l’obsession française de la conformité : le citoyen est « universel » disent les idéologues républicanistes; ce qu’il faut traduire par le dicton militaire : « je ne veux voir qu’une seule tête ». Heureusement, ce danger a été écarté dans l’hexagone profond. Ce n’est pas le dernier locuteur du dernier parler normand qui mettra en danger l’unité, que dis-je, « l’unicité » de la France. Jusqu’où iront ces tentatives d’homogénéisation, qui utilisent le vocable étrange : « unicité », pour signifier en réalité l’exigence d’uniformité ?
Mais d’un autre côté, que peuvent ces tentatives contre l’émergence permanente de nouvelles façons de faire, de penser, de danser, de chanter, et même de parler, qui n’étaient pas là hier, mais le sont aujourd’hui ? Que faire contre le passage du temps, contre l’évolution de la société française, qui change, comme tous les groupes humains ont changé, changent et changeront ? Et comment ne changerait-elle pas, cette société française, sauf à être morte ? Et que nous proposent nos invités pour lui éviter d’être emportée par le fleuve impétueux de l’histoire ?
De nous arrimer à une histoire qui a été paradoxalement figée, arrêtée dans le temps, « L’Histoire de France » républicaine ; dans une version (très) abrégée par E. Lévy, qui comme son mentor Alain Finkielkraut, fait une fixette sur Clovis (sans le nommer, ça rendrait l’examen de françitude trop facile) mais en mentionnant sans relâche le mot de code « Reims ». Reims, quoi Reims ? Les championnats de première division ? Mais non voyons : « le sacre de Reims ». Ah le sacre de Reims ! Sacré sacre, va ! Où serions-nous sans toi ! Qu’importe qu’il n’ait jamais eu lieu, comme le démontre Suzanne Citron dans Le mythe national ; ce qui compte, c’est que nos immigrés et leurs descendants en parlent de façon compulsive, qu’ils sachent que c’est cela qui les distingue, en bien, de leurs propres ancêtres ; ce qui compte, c’est qu’ils imitent Finkielkraut, qui « l’a fait sien ». A quoi répond l’exigence de cette démarche pathétique, borderline, qui semble issue d’un croisement Katmandou 68- Profiler 2007 ?
Sinon au sentiment obscur des anciens colonisateurs qu’il coule dans les veines de certains de nos concitoyens « de papier » un sang impur dont, à défaut de le répandre dans nos sillons (comme le prescrit l’hymne national mais le proscrivent les conventions internationales), il faut exorciser les effets, par exemple par une identification magique à un événement lui-même imaginaire ?
N’est-ce pas pour cela que Fadela Amara ne peut pas prononcer une seule phrase sans répéter trois fois, comme une prière, l’expression « les valeurs de la république » ?
Mais alors, quelles sont-elles, ces valeurs « éternelles » ? Le sont-elles, d’ailleurs, éternelles ? Dans le « lévaleurdelarépublique » d’Amara figure l’égalité des sexes ; Hervé le Bras signale timidement qu’elle n’aurait pas été considérée comme faisant partie de l’identité française, mais au contraire comme contrevenant à cette identité il y a seulement 64 ans. Personne ne remarque en revanche qu’il s’agit d’une injonction, pas d’une réalité de la société française, et qu’attribuer le refus de cette injonction à la seule population d’origine africaine, quand il est le fait de la majorité des Français, c’est se moquer du monde. A part cet ajout tardif, qui ne fut accepté que pour introduire une nouvelle ligne de partage entre vrais Français et vrais barbares, et à condition que la dite égalité ne reste qu’un vœu pieux, toutes les pierres de l’identité française appartiennent à un passé qui s’arrête aux portes du 20è siècle : Reims (sacre de), Montaigne, Molière, Renan, et puis, plus rien… Seuls les grands noms qui permettent depuis des lustres le cocorico, que Fadela Amara a insisté pour pousser en direct live. Là où les autres auraient peut-être été plus circonspects, elle nous a ressorti tous les clichés nationalistes qui nous font ressembler aux Soviétiques de l’époque Lyssenko : la France a tout inventé, si, si, la liberté, la bombe atomique, l’égalité, l’électricité, la fraternité, le TGV, la laïcité, l’eau tiède…
Dominique Voynet a été la seule à tenter d’apporter un peu de réalisme à ce débat — on est en 2009, pas en 600, et puis on est aussi en Europe, il faudrait que les jeunes apprennent les beautés non seulement de la littérature française, mais aussi de la littérature polonaise, anglais, espagnole, et d’autres. Elisabeth Lévy, qui estime que la France possède « l’une des plus belles littératures du monde », trouve inutile d’aller voir ailleurs. (Remarquez que, entre Montaigne et littérature polonaise, l’identité a l’air d’être circonscrite au domaine littéraire). Et quand Voynet dit que la France est perçue comme arrogante par le reste du monde, Lévy fait un geste qui signifie : « Que nous importe le reste du monde ? ». Oui, c’est vrai. Si les gens qui veulent venir en France, ou y rester, doivent commencer par s’arracher la peau, comme on a vu, c’est que cette peau n’a rien à nous apporter. Mais rien. Car nous sommes les meilleurs du monde, depuis longtemps, depuis toujours en fait, et ce n’est pas difficile, car nous sommes aussi seuls au monde (grâce à Lévy qui a balayé de la mappemonde toute cette humanité inutile et étrangère, inutile parce qu’étrangère). Cette petite assemblée voit clairement comme un atout ce que le reste du monde, s’il existait, verrait comme un handicap — non pas être seuls au monde, mais se croire seuls au monde. Et quand Voynet propose que l’identité française soit définie comme le projet d’avenir que les citoyens construisent en commun, les autres participants se regardent, gênés, devant cette référence malvenue, presque impolie, au futur. Nous avons un si beau passé ! Restons-y.
Christine Delphy