Il est paradoxal de constater que cette « départementalisation », selon le mot forgé par Aimé Césaire en 1946 lorsqu’il était rapporteur du projet de loi qui transforma la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion en départements, ne fasse pas débat : pendant la courte campagne ; la classe politique mahoraise et métropolitaine a été quasi unanime à se réjouir de la victoire annoncée du « oui ». Or, Aimé Césaire lui-même avait depuis longtemps compris que ce processus, « ruse de l’histoire » chargée de « détruire la colonisation » et de « donner le salaire des Français », était porteur des déceptions et du malaise identitaire que les grèves des dernières semaines ont rappelés.
Même si l’histoire de la colonisation des Comores est différente dans sa chronologie et ses logiques de celle des Antilles, il serait étonnant que la départementalisation apporte dans l’océan Indien les solutions aux maux qu’elle fut impuissante à résorber dans les Caraïbes.
Les quatre îles principales de l’archipel des Comores (Mayotte, Grande Comore, Mohéli et Anjouan) sont progressivement et successivement devenues des protectorats, puis des colonies françaises, entre 1841 et 1912. Longtemps rattachées administrativement à la « Grande île » voisine (Madagascar), elles ne faisaient pas partie des « joyaux de l’empire » et firent l’objet de peu d’attentions administratives et politiques. L’exploitation économique de l’archipel était mineure au regard de son importance maritime et stratégique.
Quand la France dut abandonner sa dernière base militaire à Madagascar (Diego-Suarez, 1973), les Comores devinrent un des enjeux cruciaux d’une « Françafrique » se constituant sur les décombres de l’ancien empire colonial. C’est alors, au cours d’une tardive « décolonisation », que la « volonté » des populations fut instrumentalisée au service d’intérêts stratégiques.
En 1974, à l’inverse de ceux des autres îles des Comores, les habitants de Mayotte votèrent contre l’indépendance. En dépit de liens étroits et de communes racines historiques et culturelles, les rapports politiques entre les quatre îles étaient ponctués de rivalités diverses, accentuées au début des années 1970 par les enjeux de prééminence liés au tardif processus de « décolonisation ». Le décompte par île n’aurait cependant pas dû avoir d’incidences : en droit international, les référendums d’autodétermination devaient en effet s’effectuer dans le cadre des frontières coloniales.
De ce fait, entre 1975 et 1995, l’Assemblée générale des Nations Unies adopta une vingtaine de résolutions réaffirmant la « souveraineté de la République fédérale islamique des Comores sur l’île de Mayotte ». À partir du milieu des années 1990, face à la désagrégation de l’Union des Comores, dans laquelle les services français ont joué un rôle décisif – que l’on se rappelle les coups d’État successifs fomentés par Bob Denard et ses sbires -, l’ONU a mis ses critiques en sourdine. La souveraineté française sur Mayotte n’a pourtant jamais été explicitement reconnue au plan international mais la partition de l’archipel était devenue possible. Le gouvernement français ne manqua pas de saisir cette occasion : alors que pendant vingt ans la circulation entre les îles de l’archipel était restée libre, la France chercha, à partir de 1995, à « boucler » les entrées à Mayotte.
Elle le fit d’abord par l’instauration du « visa Balladur », quasiment impossible à obtenir ces dix dernières années depuis l’une des îles des Comores indépendantes, puis par la militarisation des côtes mahoraises. Il s’agit d’empêcher la circulation des habitants des autres îles, interdits de séjour sur un sol qu’ils considèrent comme le leur et sur lequel ils ont, bien souvent, des attaches nombreuses. Au cours des cinq dernières années, les effectifs de la police et de la gendarmerie, épaulés par trois radars et quatre vedettes, ont presque triplé.
La force des liens familiaux et économiques multiséculaires est cependant telle que ni les refus de visa, ni les poursuites en mer ne peuvent empêcher les échanges. Les soixante-dix kilomètres qui séparent l’île d’Anjouan de celle de Mayotte sont ainsi devenus un des principaux cimetières marins de la planète : entre 3 000 et 6 000 personnes y auraient perdu la vie depuis 1995.
Pour les Comoriens présents sur le sol mahorais, l’accès à un droit au séjour est extrêmement rare même lorsqu’ils vivent sur place depuis bien longtemps. Leur vie s’apparente à celle de « sans-papiers » souvent exploités, victimes de graves discriminations, notamment pour l’accès à l’éducation et aux soins. Chaque année depuis 2006, au mépris de toutes les règles de droit, ce sont plus de 16 000 personnes (comoriennes pour la plupart) dont plus de 2 000 mineurs, qui ont été expulsées après avoir été traquées et enfermées dans des conditions qualifiées « d’indignes de la République » tant par la Commission nationale de déontologie de la sécurité que par la Défenseure des enfants.
Le processus de départementalisation est souvent perçu comme la possibilité d’introduire l’égalité des droits et de mettre fin à la législation et aux pratiques d’exception. Les adaptations locales vont pourtant vider la départementalisation d’une grande partie de sa substance en matière de droits nouveaux. Le « Pacte pour la départementalisation de Mayotte » est explicite à ce sujet : l’introduction de droits nouveaux et de prestations sociales sera progressive. Les minima sociaux seront plafonnés à un niveau qui ne pourra pas, dans un premier temps, dépasser 25 % de celui en vigueur dans l’Hexagone.
Cette période de transition est justifiée par l’argument selon lequel la « départementalisation ne doit pas conduire à une déstabilisation de l’économie et de la société mahoraises ». Les étapes vers le nouveau statut de l’île, conduites à marche forcée depuis 2000, ont pourtant déjà profondément déstabilisé la société mahoraise. La départementalisation risque d’aggraver ce processus, en particulier auprès des résidents qui continuent de se référer à la seule justice des cadis (juges coutumiers de droit musulman) et se défient des administrations dirigées par des expatriés symboles d’un pouvoir lointain et étranger. La « déstabilisation » de l’île est aussi le fruit d’une situation coloniale vieille de 160 ans et dont il est permis de se demander si la départementalisation vient la parachever ou l’infléchir.
Au sujet de la guerre menée à Mayotte contre les « non mahorais », le « Pacte pour la départementalisation » est à nouveau très clair : « les règles de droit de l’entrée, de l’éloignement et du séjour sur le territoire national, spécifiques à Mayotte, ne sauraient être affectées par la départementalisation ». Yves Jego, secrétaire d’État à l’Outre-mer, répète depuis plusieurs mois que la départementalisation de Mayotte devra avoir pour contrepartie « davantage de fermeté dans la lutte contre l’immigration clandestine ». De son côté, le préfet de l’île, Denis Robin, en appelle au « civisme » des Mahorais, en affirmant que « l’efficacité de (la politique actuelle) ne peut reposer uniquement sur l’État. Les Mahorais doivent apporter leur concours à cette politique par une attitude civique et responsable ». De tels propos risquent d’apparaître comme des encouragements à la chasse aux « non Mahorais » et ne peuvent qu’aggraver les tendances xénophobes et les crispations identitaires.
Le Pacte pour la départementalisation parle « d’inventer un nouvel avenir qui inscrira pleinement Mayotte dans sa géographie » et rappelle que le « développement passe en partie par des échanges avec les îles de l’océan Indien ». Or, le processus de départementalisation, dénoncé par l’Union des Comores, entrave et complique les évolutions et les coopérations institutionnelles. Comment envisager un avenir harmonieux sans l’abolition du si meurtrier « visa Balladur », sans le respect du droit à la circulation au sein de l’archipel des Comores et des droits fondamentaux de tous ? À défaut, la départementalisation sera avant tout une nouvelle étape dans le harcèlement policier et militaire d’une partie de la population de Mayotte, indûment considérée comme « étrangère ».
Post-scriptum
Cet article a été publié initialement sous forme de tribune le 28 mars 2009 par Rue 89
Emmanuel Blanchard est chercheur au Centre d’histoire sociale du 20e siècle ; Marie Duflo est secrétaire générale du GISTI (groupe d’information et de soutien des immigrés)
SOURCE : les mots sont importants