Posant comme nécessaire la dignité de nos cultures afin d’obtenir l’égalité, j’ai, dans un précédent article, pointé l’infantilisation et la ségrégation culturelle que portait notre condition de minorité. Une fois fait ce constat, il importe de penser une stratégie pour en sortir. Dans ce présent article, je tente d’analyser les stratégies politiques entreprises pour nous maintenir dans cette condition comme pour nous en sortir. Je me focalise sur un paradoxe, l’hégémonie de la République comme référence à la fois du camp de ceux qui souhaitent nous maintenir dans cette condition comme du camp de ceux qui luttent pour nous en sortir.
La plupart des mouvements des quartiers, des immigrations de colonisés et de leurs descendants, contre le racisme dont la négrophobie et l’islamophobie, bref les mouvements réels des colonisés de la République invoquent, en effet, la « République » à tout bout de champ. Ils les invoquent à un rythme et une intensité inconnues de tous les autres mouvements sociaux. Cette pratique d’exception de notre part se fonde, non sans ironie, sur l’idée que lorsqu’il s’agit des minorités le fait d’exception supplante la règle universelle.
La République réelle, un État d’exception
La République que nous vivons n’est pas la même que pour eux. Celle que nous vivons est une République d’exception. A notre contact, elle devient coloniale. La République, pour eux, signifie démocratie. Or pour nous, et ce depuis la colonisation, elle n’a pas cessé d’être le nom de l’Empire. La laïcité qui protège la liberté de leurs cultes oppresse les nôtres. La police nationale les protège mais qui nous protège de la police ? La nationalité française leur confère des droits de citoyens tandis qu’elle nous impose des devoirs de sujets : « La France aime-la ou quitte la ! » L’intégration pour eux c’est le refus de l’exclusion, pour nous c’est l’oppression et l’acculturation. Le « vivre ensemble » et la mixité « sociale » pour eux c’est la fraternité, pour nous c’est une accusation de communautarisme à chaque fois que nous nous retrouvons à plus de 2 non-souchiens. L’éducation nationale qui leur enseigne la grandeur de leurs cultures, nous enseigne la honte des nôtres. L’égalité hommes-femmes et le planning familial pour eux c’est la libération des femmes et le congé de paternité, pour nous c’est le contrôle de notre supposée trop forte natalité et le mépris à l’égard de nos hommes présumés violeurs-voleurs-voileurs. La liste des vécus différenciés et clivants de cette République pourraît être rallongée à n’en plus finir.
La République entre gentil et méchant flic
La République coloniale, entendant nos révoltes et nos exigences de dignité et d’égalité, qui sonnent à ses oreilles comme autant d’appels à l’émeute et à la rébellion, songe à nous préparer des solutions dans le cadre bien compris de ses intérêts. C’est ainsi que, majoritairement, la contestation de cette norme d’origine coloniale s’appuie sur les aspects dits positifs de cette même République. La légitimation de l’ordre, comme l’appel à sa réforme, fonctionne autour du couple Républicain, de la bonne ou de la mauvaise République. Quand il s’agit de « paix sociale », du Front National aux diverses associations de l’immigration post-coloniale, le discours nous concernant s’articule de façon hégémonique autour du couple du gentil et du méchant flic. Cette métaphore du couple de keufs s’impose à nous, les mineurs, comme seul discours autorisé. Pour les souchistes, la bonne République c’est le méchant flic. Pour les minorités « issus de » la diversité, comme ils disent, ça devrait être le gentil flic. Mais le gentil flic, fait tout autant partie de la Police républicaine coloniale que le méchant flic. Or lorsqu’il s’agit de répressions ou de violences policières, l’intérêt de l’indigène est fondamentalement contradictoire avec celui de la Police. Si nous nous soulevons, ça ne doit pas être pour nous soumettre, à la première occasion, de nouveau à la République sous prétexte qu’elle aura arborée le visage du gentil flic. Ce gentil flic qui, ne l’oublions pas, garde quand-même la matraque à portée de main.
Le syndrome de Stockholm des « enfants » de la République
Quand il s’agit de la question sociale et non simplement sécuritaire, ce couple Républicain se met à nous faire la leçon sur : le « vivre ensemble républicain » et la « mixité sociale » contre le « communautarisme », le « on peut tous y arriver, il faut s’en donner les moyens et refuser la victimisation », le « soyez reconnaissants, regardez ceux qui sont restés au Bled » et le « tout le monde est raciste, les Noirs et les Arabes autant que les Blancs », tous les trois, contre la « victimisation ». En niant la dignité de nos parents, il pense avoir remplacé notre père et notre mère. Il nous affuble du sobriquet d’enfants de la République. Nous sommes les mineurs de la République, n’oubliez-pas ! Le discours sur le couple républicain se comprend différemment selon que l’on s’identifie souchien ou indigène. Du point de vue souchien, la sévérité du père c’est la justice et l’indulgence de la mère de la faiblesse. Sévérité paternelle devenant méchanceté, et indulgence maternelle, compassion pour l’indigène aliéné. D’abord apparaît le père. Son paternalisme est une injonction à l’assimilation ou à la disparition, en somme la négation de notre humanité ou la mort de notre personnalité. Deviens identique à nous ou disparais de ma vue. D’un côté c’est la mort en tant qu’individu, et de l’autre la mort en tant que collectif. La France, notre foyer parental, aime la ou quitte la ! Certains atteints du syndrome de Stockholm, prennent leurs kidnappeurs, cette famille Thénardier, comme parents adoptifs. Ils se mettent, alors, à révérer le père colonisateur, certaines fantasment sur le mâle souchien, d’autres le servent fidèlement, tous y sont soumis. À cela, nous répondons par la fugue, le rejet viscéral et entier de leur injonction et par l’affirmation de notre fierté identitaire. Pour éviter une nouvelle fugue, la mère Thénardier, c’est-à-dire l’autorité maternaliste républicaine, se prenant au jeu de la mission civilisatrice, reconditionne sa propre culture périmée dans un emballage folklorique estampillé Islam des lumières ou «Métis, plus beaux enfants du monde». Nombreux sont ceux qui, pris dans un fantasme incestueux, s’y laissent prendre. Ils convoitent la mère Thénardier et rêvent de prendre la place de son mari dans son lit. À cette dernière ruse, nous répondons par l’amour de nos mères et nos sœurs, c’est-à-dire de nos religions et de nos couleurs. Nous sommes les enfants de nos parents, de nos pères et de nos mères, et non pas de la République. C’est à eux seuls que nous devons qui nous sommes, et ce sont eux nos modèles d’adultes.
Une seule République, la nôtre !
La réponse naïve à ce constat serait d’appliquer, à la réalité, l’idéal républicain en lieu et place de cet état d’exception. Or, nous l’avons vu, c’est également au nom de la République que nous sommes maintenus dans cette triste et tragique condition de minorité. Pour répondre à ce paradoxe est souvent avancée une République autre, plus authentique, plus proche de l’esprit originel de la loi, et qui aurait été pervertie par un quelconque lobby, communauté, ou groupe d’intérêts complotant dans l’ombre contre l’intérêt général. De là, émerge l’idée qu’il existerait ainsi deux Républiques : celle que nous subissons et une autre meilleure, sans être parfaite, que eux vivent. Or au cours de cet article, j’ai tenté de montrer que cette dernière n’était que le pôle humaniste du couple République : le gentil flic et la mère Thénardier. Ces deux Républiques ne forment donc qu’une seul couple policier et Thénardier. Ainsi si nous subissons la République, y compris son pôle humaniste, au lieu de bénéficier de la protection et de l’amour qu’elle accorde, c’est tout simplement qu’elle les accorde à d’autres que nous. Ne pas le reconnaître s’apparente à un déni de réalité qui, loin de provenir de l’ignorance, de la compromission ou de la perméabilité à l’idéologie intégrationniste est en réalité le fruit d’une incapacité à prendre en compte le rapport de force réel. Refuser de partir d’un nous (noirs, arabes, musulmans, de quartier etc.) et un eux (blanc, De Souche, catho-laïque, de centre ville ou des pavillons) en prétextant un nous universel idéal, c’est refuser de voir que ce dernier, un nous rêvé, n’est majoritaire que parmi le premier nous, le nous particulier ! Or à trop croire à cette République idéale, nous oublions un peu vite que dans la réalité, le nous Républicain abstrait universel et neutre est le même que le nous particulier blanc, de souche, catho-laïque et vraiment pas de quartiers… Ce sont eux qui, aujourd’hui, définissent ce qui est républicain de ce qui ne l’est pas. Reconduire un projet politique dont nous ne sommes pas les héros, mais les sous-fifres, c’est reconduire notre position de minorité au sein même d’une lutte qui prétend nous en émanciper.
Au regard de ce que je viens d’exposer, il est crucial que les mouvement réels des colonisés de la République soient dirigés par et pour eux-mêmes. Cela vaut aussi bien pour les partisans d’une République inclusive que pour ceux de l’option décoloniale. Cela signifie s’autoriser à défendre nos propres valeurs et notre propre idéal comme étant l’intérêt général. D’une façon qui pourra sembler à certains paradoxale, une meilleure République plus universelle ne pourra émerger que de nos luttes assumant leur particularité.