À regarder les choses naïvement, on pourrait croire à la fable : un grand journaliste se met, humblement, au service d’un petit imam de banlieue pour l’aider à porter, seul contre tous, la voix de la résistance depuis l’« intérieur de l’islam » contre les dangereux islamistes. En réalité, c’est tout l’inverse : le grand journaliste se sert du petit imam comme d’un marchepied pour poursuivre, de concert avec l’ensemble des autres barons médiatiques et sur le mode désormais classique du déni préventif (« Je ne suis pas islamophobe, j’ai un ami musulman »), l’interminable croisade que nos élites médiatiques et politiques mènent depuis plus de deux décennies contre un « islam imaginaire », à la fois fantasmé et manichéen [3] .
Car en la matière, David Pujadas n’en est pas à son coup d’essai, ni à son premier livre. Il y a dix-huit ans déjà, il publiait un ouvrage, La Tentation du jihad, dans lequel il racontait avec son co-auteur « Ahmed Salam » (pseudonyme d’Amirouche Laïdi, dont on reparlera plus loin) à peu près la même chose, « avant qu’il ne soit trop tard » : que la France était gangrenée par l’« islam radical » des banlieues, que les valeurs de la République étaient en danger, qu’il fallait construire d’urgence un « islam de France » compatible avec les valeurs de la République, etc. Si ce livre, publié juste après les attentats en France revendiqués par les groupes islamiques armés (GIA) algériens, est alors passé inaperçu – Pujadas n’étant encore qu’un modeste présentateur de télévision -, il apparaît a posteriori comme un des éléments d’une entreprise inaugurale de désinformation sur l’islam conduite par TF1 entre 1993 et 1995, main dans la main avec le ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua. Un des principaux vecteurs de ce travail d’intoxication, car on peut difficilement le qualifier autrement, était la très influente émission « Le Droit de savoir », alors pilotée par Charles Villeneuve.
Les « news à l’américaine » de Charles Villeneuve
Travaillant depuis la fin des années 1980 pour TF1, chaîne privatisée en 1987 au profit du groupe Bouygues, le jeune David Pujadas apparaît au début des années 1990 comme un journaliste prometteur. Formé à l’école de journalisme de Paris, le CFJ, il est parfaitement en phase avec l’idéologie professionnelle du moment. Dans son livre Vous subissez des pressions ?, publié en 2009, il se souvient, nostalgique :
« Jeune reporter à TF1 au début des années 1990, j’avais été repéré et sollicité par Charles Villeneuve qui avait créé, avec d’autres, “Le Droit de savoir”. Une belle émission d’investigation, à l’époque franchement innovante. […] L’émission et le souffle qui l’habitait m’offrirent une bouffée d’oxygène. Charles Villeneuve nous ouvrait son carnet d’adresses et s’amusait autant que les reporters : “Vas-y au scalpel, aimait-il dire. Pas de commentaires, pas de parlotte, on démonte une mécanique.” Cette idée me séduisait. J’étais déjà allergique au moralisme et à la commisération qui masquent souvent la faiblesse d’une enquête [4]. »
En fait de « belle émission d’investigation », « Le Droit de savoir » restera dans les annales comme une des plus impressionnantes machines de propagande jamais produite par la télévision française. Pierre Péan et Christophe Nick ont raconté dans leur livre TF1, un pouvoir comment se préparaient les émissions de TF1, en particulier « Le Droit de savoir » [5] . L’idée principale consistait à traiter l’information comme un film de fiction : « Les héros de nos reportages sont les acteurs de leur propre vie, expliquait par exemple une note de service destinée aux journalistes de TF1. Il faut qu’ils sachent la jouer avec authenticité et conviction. Quand ce n’est pas le cas, on leur fait recommencer jusqu’à ce qu’ils soient bons. Et s’ils sont mauvais, on n’hésite pas, on les change. On en prend d’autres. » Charles Villeneuve appelait cela les « news à l’américaine ».
Armée de cette méthode « franchement innovante » et s’appuyant sur les sondages d’opinion, la direction de TF1 entendait répondre aux « attentes » des téléspectateurs et coller au plus près de leurs « préoccupations ». Elle entendait surtout maintenir son hégémonie dans un paysage audiovisuel français secoué par une concurrence inédite, les préoccupations commerciales rejoignant dans les faits les objectifs politiques de la chaîne, fortement marquée à droite. Alors que la Mitterrandie, minée par les « affaires », était en fin de course et que l’extrême droite poursuivait son ascension, TF1 cherchait en particulier à accompagner le basculement conservateur de la société française. L’intitulé des émissions du « Droit de savoir » diffusées à cette période témoigne de cette ambition et du ton tapageur du programme : L’Argent sale des politiques (1990), L’Immigration clandestine (1991), Scandale du sang : où est passé l’argent ? (1991), Tricheurs du chômage (1991), La Peine de mort en question (1991), Faut-il légaliser la drogue ? (1992),Qui a tué l’agriculture ? (1992), Les Francs-maçons (1992), L’Intégration en perdition (1993), La Dérive des banlieues (1994), etc.
Dans cette atmosphère de surenchère droitière et de course à l’audimat, Charles Villeneuve cherche alors à « faire un truc pour montrer le danger intégriste » en France. Il sollicite d’abord Guilaine Chenu, journaliste à TF1, et Guillaume Malaurie, qui travaille à l’époque à L’Événement du Jeudi. Mais le résultat ne satisfait pas Villeneuve, qui trouve le reportage « chiant ». Décision est donc prise de récupérer les images pour fabriquer un reportage plus « dramatisant », au grand dam de Chenu et Malaurie. « Votre travail était mauvais, leur assène Villeneuve. Nous sommes les producteurs, nous avons le droit de vous couper ! » Et le même de clarifier sa philosophie du journalisme : « Les news à l’américaine, ça veut dire qu’on démontre ce qu’on cherche [6]. »
L’« islam » version Pasqua
De fait, Charles Villeneuve a une idée précise de ce qu’il « cherche ». Alors que la tension monte en Algérie, suite à l’interruption par l’armée du processus électoral qui allait donner la victoire au Front islamique du salut (FIS) en janvier 1992, il veut mettre en image un islam menaçant et proliférant, dangereux pour la « sécurité publique » et incompatible avec les « valeurs de la République ». Ancien parachutiste, expert en théories « contre-subversives » et intervenant régulier à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) [7] , Villeneuve entend en d’autres termes lancer une offensive, médiatique et préventive, contre la supposée « guerre » que les « intégristes » algériens s’apprêteraient à engager contre la France.
Pour ce faire, il n’hésite pas à prendre conseil auprès de son ami Charles Pasqua, deux fois ministre de l’Intérieur (1986-1988 et 1993-1995) et très proche des militaires qui tiennent le pouvoir à Alger. Interviewé en 2005 sur les méthodes de Villeneuve, Guillaume Malaurie expliquait : « Je me souviens très bien de Villeneuve appelant Pasqua. Villeneuve appelle toujours Pasqua : “Allô, Charles ?” Pasqua était très influent. » Tellement influent, témoigne le journaliste, que Charles Villeneuve lui demandait de le guider vers les mosquées les plus « représentatives » [8] …
C’est dans ce climat que David Pujadas se penche, pour « Le Droit de savoir », sur l’« islam ». Plus flexible que Chenu et Malaurie, il se rapproche de deux jeunes « beurs », comme on les appelle à l’époque, qui vont lui servir pendant des mois de « fixeurs » et de conseillers pour approcher – et dénoncer – la « nébuleuse intégriste » qui selon eux contamine les cités : Rachid Kaci et Amirouche Laïdi, respectivement président et secrétaire d’une association baptisée Democratia, affirmant « militer pour l’intégration » [9] . Le fameux carnet d’adresses de Charles Villeuneuve n’aura pas été inutile : loin d’être de simples militants associatifs, ces deux jeunes gens originaires de Suresnes font partie de la « Pasqua connexion » des Hauts-de-Seine. Derrière sa fonction de président de Democratia qui lui sert de carte de visite, Rachid Kaci travaille, entre 1992 et 1995, pour l’Office départemental HLM des Hauts-de-Seine dirigé par Didier Schuller et présidé par le député-maire RPR de Levallois-Perret, Patrick Balkany. Avec son ami Amirouche Laïdi, plus discret, Kaci soutient activement Didier Schuller dans son ascension politique (élu conseiller régional sur la liste de Charles Pasqua en mars 1992, Schuller deviendra conseiller général dans les Hauts-de-Seine en 1994 et rêvera de prendre aux socialistes la mairie de Clichy en 1995. Les « affaires » l’en empêcheront).
C’est donc avec ses nouveaux « amis », dont il ne révélera jamais l’obédience pasquaïenne, que David Pujadas va participer à ce qui ressemble fort à une opération d’intoxication. Pour Charles Pasqua, revenu place Beauvau à la faveur des législatives de mars 1993, l’opération vise plusieurs buts : derrière la mise en cause de l’« islam des banlieues », il s’agit d’orienter l’opinion publique dans un sens favorable aux généraux algériens (dont se méfie Alain Juppé, alors au Quai d’Orsay), qui ont grand besoin du soutien militaire et diplomatique français pour combattre le FIS, de stigmatiser les élus de gauche des Hauts-de-Seine considérés comme des gêneurs (dans un département riche en finances occultes et en magouilles multiformes) et de dérouler le classique argumentaire sécuritaire et anti-immigrés sur lequel misent tous ceux qui veulent chasser sur les terres électorales du Front national – l’élection présidentielle de 1995 est alors dans toutes les têtes.
Les Pasqua boys des Hauts-de-Seine : une belle (dé)monstration
Le 20 octobre 1993, Pujadas signe ainsi pour « Le Droit de savoir », un étrange reportage intitulé Les « Beurs », la montée de l’islam « social ». Ce jour-là, Charles Pasqua est l’invité d’honneur de l’émission. Appuyant les propos du ministre de l’Intérieur, le court reportage de Pujadas « démontre », selon les méthodes « innovantes » de Charles Villeneuve, la terrifiante progression de l’« intégrisme » musulman « partout en banlieue ». Pour parvenir à cette conclusion, Pujadas ne se contente pas des techniques éprouvées des « news à l’américaine » (témoignages anonymes, montage au « scalpel », musique « dramatisante », etc.). Il se penche sur une série d’associations musulmanes de banlieue. Sous couvert d’action sociale, explique Pujadas à l’unisson avec les Renseignements généraux et les « experts ès sécurité » (comme Jean-Charles Pellegrini [10] ou Xavier Raufer [11]), ces associations prépareraient des attaques coup-de-poing et seraient en connexion avec les représentants du FIS algérien en France.
De bien mystérieuses associations… Basées dans les Hauts-de-Seine pour nombre d’entre elles et installées – très providentiellement – dans des villes tenues par la gauche, elles se livreraient à d’étonnantes « chasses aux dealers » (action « sociale » censée amadouer les élus de gauche) mais se prépareraient, derrière ce paravent, à lancer des opérations de « guérilla urbaine » (une cache d’armes aurait même été retrouvée). Si rien ne prouve – malgré les allégations et le montage au « scalpel » – que ces associations ont de réelles connexions avec le FIS, ni même que des armes ont effectivement été retrouvées, certaines d’entre elles sont semble-t-il animées – mais le téléspectateur n’en est pas informé – par des jeunes gens que Rachid Kaci et Amirouche Laïdi semblent, pour certains, connaître depuis longtemps [12]… C’est du reste à Rachid Kaci, présenté comme un courageux militant de « l’intégration et [de] la laïcité », que Pujadas tend son micro pour tirer la morale politico-sécuritaire de l’affaire, accuser les élus (de gauche) de laxisme et de collusion avec les « intégristes » et appeler les « pouvoirs publics » à « prendre conscience de la gravité du problème [intégriste] ». De retour en plateau, Charles Pasqua ne peut que se réjouir d’une si parfaite (dé)monstration.
Intéressante coïncidence : quatre jours après la diffusion de cette émission, trois agents consulaires de l’ambassade de France sont kidnappés à Alger dans une opération revendiquée par les GIA. Mais on apprendra plus tard que celle-ci avait en réalité été orchestrée – en coordination avec les réseaux Pasqua – par les services algériens [13], spécialistes en coups tordus, pour criminaliser le FIS et convaincre le gouvernement français de s’engager totalement, ici et là-bas, dans la lutte contre les « groupes armés » islamistes algériens. Alors que les « barbus » algériens font mécaniquement l’ouverture des journaux télévisés suite à cet enlèvement, Charles Pasqua profite de l’occasion pour lancer, le 9 novembre 1993, à grands renforts médiatiques, un spectaculaire coup de filet contre les représentants du FIS en France… Dès le lendemain, David Pujadas retourne, pour le journal de 13 heures, interviewer Rachid Kaci, qui dénonce à nouveau les municipalités, « notamment sur Nanterre », chef-lieu communiste des Hauts-de-Seine, et à « Clichy », ville PS sur laquelle lorgne Didier Schuller, où les élus « jouent avec le feu avec ces intégristes musulmans [14] ».
Ainsi donc, tout est lié : la gauche, par laxisme, laisse les intégristes prospérer dans les banlieues de France, faisant ainsi le jeu des islamistes algériens lancés dans une guerre antifrançaise en Algérie.
« Propagande islamiste »
S’il apparaît comme un pionnier dans la dénonciation télévisuelle de l’influence de l’« islamisme » algérien dans les banlieues françaises, David Pujadas n’est pas le seul, entre 1993 et 1995, à mettre en image une conception très pasquaïenne de l’islam en France. Loin de là. Nombreux sont les journalistes de TF1 qui profitent comme lui du « carnet d’adresses » de Charles Villeneuve et diffusent les « analyses » très orientées des Pasqua boys des Hauts-de-Seine. Tandis que les opérations « antiterroristes » se multiplient entre 1993 et 1995 et alors que la tension monte autour de l’islam de France, les autres chaînes de télévision, sans doute poussées par la concurrence et jalouses des enquêtes de TF1, se mettent au diapason, s’alignant progressivement sur la ligne éditoriale de la première chaîne de France.
Dans ce climat de tension grandissante, David Pujadas poursuit sa traque des islamistes. À la rentrée 1994, alors que Charles Pasqua vient d’expulser vers le Burkina Faso une vingtaine d’exilés algériens réputés proches du FIS (« affaire de Folembray [15] ») et tandis que se développe une nouvelle « affaire de voile islamique » (lancée par François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale), Pujadas et ses amis pasquaïens s’intéressent à un nouveau problème : la diffusion « clandestine », dans les banlieues françaises, de « milliers » de cassettes vidéos faisant la « propagande » du FIS. Ce grave danger, que Rachid Kaci dénonce sur les ondes [16], est mis en image dans un reportage cosigné par David Pujadas et Amirouche Laïdi, pour le journal de 20 heures de TF1. Pour mieux illustrer le propos et pour bien montrer à quel point ces dangereuses images pénètrent les fragiles cerveaux de banlieue, les deux compères ont invité « Omar, vingt-huit ans, Français, chômeur et membre d’une association musulmane de la banlieue nord » à commenter anonymement des images (lesquelles, selon lui, n’ont rien de scandaleux).
« Omar » s’appelle en réalité Nouari Khiari. C’est un personnage déroutant : connaissance suresnoise de longue date de Rachid Kaci et d’Amirouche Laïdi, membre d’une des associations stigmatisées par Pujadas en octobre 1993, il a connu un parcours qu’il avoue lui-même n’être pas très « linéaire [17] », passant alternativement de l’« islam radical » au Front national [18]… Retrouvé plusieurs années plus tard, il expliquera comment a été préparé ce reportage : c’est Amirouche Laïdi qui lui aurait demandé de se procurer ces cassettes – d’ailleurs en vente libre à Barbès -, avant de l’inviter à venir les commenter anonymement… dans les studios de télévision du groupe Bouygues ! Correspondant manifestement parfaitement à la conception « fictionnelle » de l’information chère à TF1 (utiliser de bons « héros » pour « démontrer ce que l’on cherche » [19] ), le même Nouari Khiari apparaîtra quelques semaines plus tard, sous son vrai nom cette fois, dans un autre « reportage » du « Droit de savoir » pointant un autre « scandale », lui aussi soulevé quelques semaines plus tôt par Rachid Kaci : l’infiltration des musulmans de banlieue… sur les listes électorales !
Une fois de plus, toujours grâce aux fameuses méthodes des « news à l’américaine », ce sont tous les musulmans de France, et singulièrement ceux de « banlieues », qui sont stigmatisés comme des agents potentiels de la « contagion islamiste », même lorsque leur engagement politique se résume à exercer leurs droits électoraux… À quelques mois de la présidentielle de 1995, la droite dure, pasquaïenne ou lepéniste, peut se frotter les mains.
1995, déjà : la « tentation du jihad »
1995 est toutefois une mauvaise année pour Pasqua et ses amis. L’affaire Schuller-Maréchal, baptisée « Pasquagate » par la presse, met fin à la carrière politique de Didier Schuller et marque le début d’une longue série de mises en cause judiciaires pour Charles Pasqua. Elle met aussi du plomb dans l’aile d’Édouard Balladur, battu à la présidentielle par Jacques Chirac. Mais 1995 est également une année difficile sur le front du terrorisme et de l’antiterrorisme. Au cœur de l’été, une meurtrière campagne d’attentats est lancée en France par les mystérieux Groupes islamiques armés (GIA) algériens. Alors que le nouveau gouvernement français est réputé moins favorable que le précédent aux militaires algériens (Alain Juppé, devenu Premier ministre, s’est toujours opposé à la ligne Pasqua), nombreux sont les analystes qui se sont, immédiatement et dans les années suivantes, interrogés sur l’instrumentalisation des GIA par les services algériens dans ces attentats [20].
Quoi qu’il en soit, cette campagne d’attentats, dont certains relèvent alors le caractère fortement « médiatique », les explosions ayant systématiquement lieu « juste avant les journaux télévisés » [21], est l’occasion d’une incroyable surenchère médiatique. Le président Jacques Chirac lui-même s’en inquiète et tape du poing sur la table au journal de 13 heures de France 2 :
« L’extraordinaire dérive médiatique, sans équivalent dans aucun pays du monde, qui a caractérisé ces attentats, a sans aucun doute dépassé tous les espoirs que les terroristes pouvaient mettre dans leur entreprise de déstabilisation de la société française. C’est un fait : je ne juge pas, je constate. […] Chacun dans la vie doit assumer ses responsabilités. Et je ne suis pas sûr que, de ce point de vue, nous soyons dans une situation tout à fait satisfaisante [22]. »
Une telle mise en garde ne semble pourtant pas inquiéter outre mesure les journalistes des grands médias, qui continuent sur leur lancée. Quelques semaines après cette forte déclaration présidentielle et l’exécution de Khaled Kelkal, présenté comme le principal responsable des attentats, David Pujadas (passé à LCI, la chaîne d’information continue du groupe Bouygues) et Amirouche Laïdi publient leur livre La Tentation du jihad. Sans doute renforcés dans leurs convictions par le profil de Kelkal (un « jeune de banlieue » passé de la délinquance au djihadisme), les deux auteurs développent le même argumentaire que dans leurs reportages télévisés, recyclant les mêmes « héros » et les mêmes anecdotes (en changeant de temps à autre, pour la convenance du récit, les noms et les dates). Comme sur TF1, c’est toute une jeunesse de banlieue qui, « tentée » par le « jihad », est mise en cause comme un vivier de terroristes potentiels. Et comme sur TF1, le « laxisme » de la gauche est mis en cause, parfois lourdement, parfois d’une façon presque subliminale qui amène le lecteur à voir une continuité logique entre le « progressisme » et l’« islamisme » :
« Nanterre n’est pas seulement le chef-lieu des Hauts-de-Seine, l’une des dernières villes communistes au cœur du département le plus riche de France, c’est aussi un baromètre qui annonce, avec un peu d’avance, les grands mouvements socioculturels à venir. C’est d’ici que sont parties, en Mai 68, les premières révoltes étudiantes. C’est encore là, dans ces grandes cités qui s’étirent à l’ouest de Paris, aux noms si bucoliques – Pâquerettes, Marguerites, Canibous, Fontenelle, Chemin-de-l’Isle -, que perceront les premières manifestations d’un islam radical [23]. »
Pour contrer cet « islam radical », il faut, expliquent Pujadas et Laïdi, instaurer un « islam de France » capable de contrer l’« intégrisme ». S’inspirant des thèses néo-orientalistes et manichéennes de certains universitaires, comme Gilles Kepel, les deux auteurs développent ainsi l’argumentaire, devenu très classique depuis vingt ans, d’une « guerre à l’intérieur de l’islam », sorte de « choc des civilisations » par procuration dans lequel les « bons » musulmans, qu’il faut promouvoir, soutenir et « encadrer », doivent lutter contre les « méchants islamistes » – ennemis de l’Occident, de la République laïque, de la modernité, etc. Une bataille « à l’intérieur de l’islam » qui a pour but, sans surprise, comme le souligne explicitement la conclusion du livre, de « nous » protéger : « À défaut de pouvoir donner une place à tous les beurs [sic], donnons au moins un cadre et une reconnaissance à leur religion. Sinon, elle grandira sans nous. Et peut-être contre nous… »
Comme si rien ne s’était passé en France depuis deux décennies, on retrouve exactement le même argumentaire dans le livre signé par Pujadas en 2013 avec Hassan Chalghoumi. Là encore, le livre se termine par un appel à un « islam de France », comme si les musulmans de France, ne donnant manifestement pas (encore ?) satisfaction, comptaient pour du beurre [24]. Et là encore, David Pujadas rend hommage à ceux qui « se battent » pour « nous ». Pourquoi avoir écrit ce livre avec Hassan Chalghoumi, s’interroge-t-il en introduction : « Parce que [les] musulmans ne peuvent pas rester des spectateurs immobiles. Parce que la France doit reconnaître ceux qui se battent pour ses valeurs. Parce que nous avons besoin que se lèvent d’autres Chalghoumi [25] ».
Épilogue : du « bon » ou du « mauvais » journalisme
Le 30 août 2002, David Pujadas est l’invité de Jean-Marc Morandini sur RMC Info. L’ancien journaliste de TF1 et de LCI est depuis quelques mois présentateur du journal de 20 heures de France 2. Un auditeur décroche son téléphone et interrompt l’échange cordial entre les deux journalistes vedettes. « Nouari, bonjour. Vous nous appelez des Hauts-de-Seine », annonce Morandini. Il s’agit de Nouari Khiari, le « Omar » qui a servi à Pujadas et Laïdi à (dé)montrer l’influence de la « propagande islamiste » sur TF1 en 1994 (en 1995 on retrouvera dans La Tentation du jihad une citation de « Omar »… dans la bouche d’un certain « Djamel »).
« Salut David, je crois qu’on se connaît personnellement… », lance l’auditeur des Hauts-de-Seine. David Pujadas : « Moui, je vois… » « Ouais, tu vois très très bien… », insiste Khiari, avant de dénoncer les méthodes du journaliste quelques années plus tôt : « Je me souviens de la première fois où tu es venu chez moi avec ton équipe de caméras, un peu à la James Bond, pour essayer de filmer et d’avoir à tout prix un sujet qui faisait un peu sensation. » Évoquant un « reportage sur l’islam dans les banlieues [pour lequel] un ami de David Pujadas, qui s’appelle Amirouche [26], lui avait donné soi-disant un bon filon », Nouari tente d’expliquer aux auditeurs de RMC Info comment « on » lui avait fait acheter des cassettes vidéo islamistes et comment il fut décrit comme un quasi-terroriste par TF1, une « image créée » par et pour la télévision « qui ne correspondait pas à la réalité », selon lui. Pressé par Jean-Marc Morandini, qui s’impatiente à l’écoute de ce récit trop confus, Khiari se fait plus direct : « Je voulais savoir si cette manière de travailler sur TF1, qui me paraissait un peu nauséabonde, était toujours celle qu’il exploitait sur la chaîne publique ? Est-ce que sa vision des choses – de la société en tout cas – a complètement changé en passant du privé au public ? »
« Évidemment qu’elle n’a pas complètement changé… Euh… Euh… Je ne renie évidemment rien de ce j’ai fait sur TF1 », répond un David Pujadas décontenancé, qui ajoute : « Je suis un peu surpris de la façon dont tu relates les faits. On s’était revu plusieurs fois après. Et je crois qu’on avait noué… Enfin, on avait des relations qui n’étaient pas du tout celles-là. On ne t’a jamais forcé à faire quoi que ce soit. » Profitant de l’impossibilité pour Nouari Khiari d’en dire davantage, il enchaîne : « Tu sais, Nouari, le journalisme, c’est pas privé ou public, c’est du bon ou du mauvais journalisme. […] Être accrocheur, ça fait partie de ce métier. […] Ça ne tombe pas comme ça dans la main, l’info : il faut souvent aller la chercher et ça ne fait pas plaisir à tout le monde. » Reste à savoir, pourrait-on se demander, comment on « va chercher l’info » et à qui « ça ne fait pas plaisir ».
« Est-ce qu’il y a des pressions ? », poursuit David Pujadas. « Oui, il y a des pressions, mais il y a des pressions tout le temps. » Et le journaliste, expliquant en filigrane et à juste titre que TF1 n’est pas moins soumise au pouvoir politique que France 2, de donner un exemple : « Le témoignage de Nouari, à la limite, c’est pareil : [il y a des] pressions dans un certain sens pour qu’on fasse un certain type de reportages et pas d’autres types de reportages. » Le journaliste se gardera bien de préciser aux auditeurs de RMC Info le « sens » dans lequel allaient ses propres reportages sur l’islamisme quand Charles Pasqua était ministre de l’Intérieur et chouchou du « Droit de savoir »…
Thomas Deltombe, 6 mars 2013
Auteur de L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte, Paris, 2005 (édition de poche : La Découverte, Paris, 2007).
Notes :
[1] David PUJADAS, Vous subissez des pressions ?, Flammarion, Paris, 2009, p. 139
[2] Voir par exemple : « Manuel Valls en quête de l’islam modéré auprès de l’imam de Drancy », Le Monde, 6 février 2013. Hassan Chalghoumi est très vivement critiqué sur le Web et, parfois, également dans la « grande presse (cf. « Hassen Chalghoumi, un imam si parfait », Le Figaro, 4 mars 2013).
[3] Croisade que j’ai analysée dans mon livre L’Islam imaginaire, op. cit. Je reprends dans cet article certaines des informations issues de l’enquête que j’avais menée pour écrire ce livre.
[4] David PUJADAS, Vous subissez des pressions ?, op. cit., p. 106 et p. 237.
[5] Pierre PEAN et Christophe NICK, TF1, un pouvoir, Fayard, Paris, 1997
[6] Ibid., p. 442
[7] À vingt ans, il s’était engagé à l’École nationale de sous-officier d’active (voir Jérôme THOREL, Attentifs ensemble, La Découverte, Paris, 2013).
[8] Entretien avec l’auteur, 3 mars 2005.
[9] Selon les statuts de cette association déposés à la préfecture des Hauts-de-Seine le 1er mars 1991.
[10] Jean-Charles PELLEGRINI, Le FIS en France : mythe ou réalité ?, Éditions n° 1, Paris, 1992.
[11] Xavier RAUFER, « France : les sous-marins du FIS », L’Express, 29 avril 1993.
[12] La principale association en cause, l’Association suresnoise d’arts martiaux (ASAM), était d’ailleurs domiciliée dans la même rue de Suresnes que l’association Democratia. La première a changé de domiciliation le 6 mars 1991, cinq jours après la création de la seconde. Amirouche Laïdi et Rachid Kaci connaissent très bien Nouari Khiari, secrétaire de l’ASAM jusqu’à cette date. Amirouche Laïdi affirme en revanche ne pas bien connaître le président de cette association, Mohamed Mehenni, qu’il n’aurait rencontré que « deux ou trois fois » (entretien avec l’auteur, 29 avril 2005).
[13] Sur cette « affaire Thévenot », du nom des agents consulaires français enlevés, voir Lounis AGGOUN et Jean-Baptiste RIVOIRE, Françalgérie, crimes et mensonges d’États, La Découverte, Paris, 2004, chapitre 18.
[14] Journal de 13 heures, TF1, 10 novembre 1993.
[15] Voir « Quand l’islamisme devient spectacle », Le Monde diplomatique, août 2004 (www.monde-diplomatique.fr/2004/08/DELTOMBE/11466)
[16] Par exemple dans le journal de 13 heures de France 2, le 1er septembre 1994.
[17] Entretien avec l’auteur, 8 février 2005.
[18] En 1995, on le retrouvera également à la mosquée de Paris, interviewé dans le rôle du parfait musulman « intégré », dans l’émission islamique du dimanche matin de France 2 à l’occasion de la visite d’Éric Raoult dans cette institution (« Connaître l’islam », France 2, 29 octobre 1995).
[19] Comme me le confirmera Amirouche Laïdi en 2005 : « Les journalistes qui travaillaient pour le “Droit de savoir”, on leur imposait des synopsis. L’histoire était écrite avant. » (Entretien avec l’auteur, 29 avril 2005).
[20] Voir Lounis AGGOUN et Jean-Baptiste RIVOIRE, Françalgérie, crimes et mensonges d’États, op. cit., chapitre 23.
[21] Comme le relève par exemple le journal de 20 heures de France 2 le 18 août 1995
[22] Journal de 13 heures de France 2, 5 septembre 1995.
[23] David PUJADAS et Ahmed SALAM, La Tentation du jihâd, J.-C. Lattès, Paris, 1995, p. 89.
[24] Hassan CHALGHOUMI et David PUJADAS, « Avant qu’il ne soit trop tard », Cherche Midi, Paris, 2013, p. 89-115. La dernière partie de La Tentation du Jihad s’intitulait elle aussi : « Pour un islam de France » (p. 201-214).
[25] Ibid., p. 19.
[26] Le 15 décembre 2004, dans un numéro de Télérama consacré au manque de diversité ethnique à la télévision, David Pujadas rendra hommage à « [son] ami » Amirouche Laïdi. Ce dernier, devenu conseiller municipal UMP de Suresnes, animait en effet – et anime toujours – une association pour la promotion des « minorités visibles », dont David Pujadas est l’un des parrains (Club Averroes, ).