I.
Le Covid-19 est finalement le monstre à la porte. Les chercheurs travaillent nuit et jour pour caractériser l’épidémie, mais ils sont confrontés à trois défis majeurs. Premièrement, la pénurie ou l’indisponibilité durables de kits de tests a éteint tout espoir d’endiguement. D’ailleurs, elle empêche toute estimation précise de paramètres clés tels que le taux de reproduction, la taille de la population infectée et le nombre d’infections bénignes. Le résultat est un fouillis de chiffres.[1]
Deuxièmement, comme les grippes annuelles, ce virus mute alors qu’il se répand dans des populations avec des compositions par âges différentes, et acquiert des immunités. Le type de virus que les Américains ont le plus de probabilité d’attraper est déjà légèrement différent de celui de l’épidémie initiale à Wuhan. Une nouvelle mutation pourrait être anodine ou modifier la distribution actuelle de sa virulence qui augmente avec l’âge, avec des bébés et des jeunes enfants exposés à un faible risque d’infection grave, tandis que les octogénaires sont confrontés au danger mortel d’une pneumonie virale.
Troisièmement, même si le virus demeure stable, mutant faiblement, son impact sur des cohortes de moins de 65 ans peut radicalement varier dans les pays pauvres et au sein de groupes très pauvres. Prenons l’expérience globale de la grippe espagnole en 1918-1919, estimée avoir tué 1 à 2% de l’humanité. Contrairement au coronavirus, elle était plus mortelle chez les jeunes adultes, ce qui a souvent été expliqué comme résultant du fait que leur système immunitaire relativement plus solide sur-réagissait à l’infection en libérant des « tempêtes cytokinaires » mortelles contre les cellules pulmonaires. Le virus H1N1 originel a trouvé notoirement une niche privilégiée dans les camps militaires et dans les tranchées sur les champs de bataille où il faucha des dizaines de milliers de jeunes soldats. L’échec de l’offensive printanière allemande de 1918, et donc l’issue de la guerre, a été décrit comme résultant du fait que les Alliés, contrairement à leurs ennemis, pouvaient réapprovisionner leurs armées tombées malades avec des troupes américaines récemment arrivées. Il est rarement reconnu, cependant, que pas moins de 60% de la mortalité globale est survenue dans l’ouest de l’Inde, où les exportations céréalières vers la Grande-Bretagne et les pratiques brutales de réquisition ont coïncidé avec une grande sécheresse. Il en résulta des pénuries alimentaires qui conduisirent des millions de pauvres au bord de la famine. Ils ont été victimes d’une sinistre synergie entre la malnutrition, qui a éliminé leur réaction immunitaire face à l’infection, et une pneumonie bactérienne et virale endémique. Dans un autre cas, en Iran sous domination britannique, des années de sécheresse, de choléra et de pénuries alimentaires, suivies par une vaste épidémie de malaria, a pré-conditionné la mort, selon les estimations, d’un cinquième de la population.
Cette histoire — en particulier les conséquences méconnues des relations entre malnutrition et infections — devrait nous alerter sur le fait que le Covid-19 pourrait emprunter une trajectoire différente et bien plus meurtrière dans les bidonvilles d’Afrique et d’Asie du Sud. Le menace pesant sur les pauvres au niveau global a été presque totalement ignorée par les journalistes et les gouvernements occidentaux. Le seul article publié qu’il m’ait été donné de lire sur le sujet avance qu’en raison du fait que la population urbaine d’Afrique de l’Ouest est la plus jeune du monde, la pandémie ne devrait avoir qu’un impact modéré. Au vu de l’expérience de 1918, il s’agit là d’une extrapolation insensée. Personne ne sait ce qu’il adviendra dans les prochaines semaines à Lagos, Nairobi, Karachi ou Calcutta. La seule certitude est que les pays riches et les classes les plus aisées vont se concentrer sur leur propre sauvetage, jusqu’à l’exclusion de toute solidarité internationale et de toute aide médicale. Les murs ne vaccinent pas : pourrait-il y avoir un modèle plus maléfique pour le futur ?
II.
D’ici un an, nous pourrons peut-être regarder en arrière le succès de la Chine dans sa maîtrise de la pandémie, mais avec horreur l’échec des États-Unis (je formule l’hypothèse héroïque selon laquelle l’annonce de la Chine concernant la diminution rapide de la transmission du virus est plus ou moins exacte). L’incapacité de nos institutions à garder la boîte de Pandore fermée, bien sûr, n’est gère une surprise. Depuis 2000, nous avons vu des défaillances à répétition dans le domaine des soins de santé de pointe.
La saison grippale de 2018, par exemple, a submergé les hôpitaux à travers les États-Unis, révélant une choquante pénurie de lits après vingt ans de diminution, guidée par le profit, des capacités d’accueil et d’hospitalisation (une autre version de la gestion des stocks dite « juste-à-temps »). Les fermetures d’hôpitaux privés et caritatifs, et la pénurie de soins infirmiers, pareillement imposées par la logique de marché, ont dévasté les services de santé dans les communautés les plus pauvres et dans les zones rurales, transférant la charge aux hôpitaux publics sous-financés et aux cliniques militaires pour les vétérans. Les services d’urgence dans de telles institutions sont déjà incapables de s’en sortir avec les infections saisonnières, comment le pourront-ils avec une surcharge imminente de cas critiques ?
Nous sommes aux premiers stades d’un Katrina médical. Malgré des années de mises en garde au sujet de la grippe aviaire et d’autres pandémies, les stocks d’équipements de première urgence tels que les masques respiratoires ne sont pas suffisant pour faire face à l’inattendu déluge de cas critiques. Des syndicats infirmiers en Californie et dans d’autres états veillent à ce que nous comprenions les graves dangers d’un stock inadéquat de matériel de protection essentiel, comme les masques N95. Encore plus vulnérables parce qu’invisibles sont les centaines de milliers de travailleurs faiblement rémunérés et surmenés, et les personnels des maisons de retraite.
Les maisons de retraite et l’industrie des soins assistés qui encadrent 2,5 millions d’Américains âgés — la plupart sous le [système d’assurance-santé] Medicare — ont longtemps été un scandale national. Selon le New York Times, un chiffre incroyable de 380 000 patients en maison de retraite meurent chaque année, en raison de négligences infrastructurelles dans des procédures basiques de contrôle des infections. Beaucoup de ces maisons — particulièrement dans les états du Sud — trouvent moins onéreux de payer des amendes pour des violations sanitaires que d’embaucher du personnel supplémentaire et de lui fournir une formation appropriée. Désormais, comme l’exemple de Seattle nous en alerte, des dizaines, peut-être des centaines d’autres maisons de retraite vont devenir des zones à risque pour le coronavirus, et leurs employés au salaire minimum vont choisir rationnellement de protéger leurs propres familles en restant à la maison. Dans un tel cas, le système peut s’effondrer et nous ne devrions pas nous attendre à ce que la Garde nationale vide les bassins hygiéniques des patients en maison de retraite.
L’épidémie a instantanément révélé une flagrante division de classe dans le domaine de la santé : ceux qui disposent de bonnes couvertures santé, qui peuvent également travailler ou enseigner depuis chez eux, sont confortablement isolés, à la seule condition qu’ils respectent prudemment les mesures de protection. Les employés du service public et les autres groupes de travailleurs syndiqués avec une couverture correcte auront à faire un choix difficile entre revenu et protection. Dans le même temps, les millions de travailleurs du tertiaire faiblement rémunérés, les employés de ferme, les travailleurs occasionnels non-couverts, les chômeurs et les sans-abris seront jetés aux loups. Même si Washington surmonte finalement le fiasco des tests et fournit un nombre adéquat de kits, les non-assurés auront encore à payer les médecins et les hôpitaux pour l’accomplissement de ces tests. Globalement, les factures médicales des familles vont exploser, alors que dans le même temps des millions de travailleurs perdent leur job et leur assurance fournie par l’employeur. Pourrait-il y avoir un cas plus important, plus urgent, motivant un Medicare pour Tous ?
III.
Mais la couverture universelle est seulement la première étape. Il est désolant, c’est le moins que l’on puisse dire, que ni [Bernie] Sanders ni [Elizabeth] Warren n’aient souligné l’abandon par Big Pharma [l’ensemble des plus grands laboratoires pharmaceutiques] de toute recherche et de tout développement de nouveaux antibiotiques et antiviraux. Sur les dix-huit plus grosses entreprises pharmaceutiques, quinze ont totalement déserté le terrain. Les médicaments pour le cœur, les sédatifs toxicomanogènes et les traitements pour l’impuissance masculine sont les leaders en termes de profit, contrairement à ceux qui sont destinés aux infections hospitalières, aux maladies émergentes et aux maladies tropicales traditionnelless. Un vaccin universel pour la grippe — c’est-à-dire, un vaccin qui vise les zones immuables des protéines de surface du virus — a été une possibilité pendant des dizaines d’années, mais jamais une priorité lucrative. Alors que la révolution des antibiotiques subit un coup d’arrêt, d’anciennes maladies vont réapparaître à côté de nouvelles infections et les hôpitaux vont devenir des charniers. Même Trump peut pester opportunément contre les coûts aberrants des prescriptions, mais nous avons besoin d’une vision plus ambitieuse nous conduisant à briser les monopoles pharmaceutiques et à nous préooccuper de la production publique de médicaments vitaux (c’était le cas autrefois : durant la Seconde guerre mondiale, l’armée a engagé Jonas Salk et d’autres chercheurs pour développer le premier vaccin). Comme je l’ai écrit il y a maintenant quinze ans dans mon livre The Monster at Our Door: The Global Threat of Avian Flu :
« L’accès aux médicaments vitaux, incluant les vaccins, les antibiotiques et les antiviraux, doit être un droit humain, valable universellement et gratuitement. Si les marchés ne peuvent fournir les efforts nécessaires pour produire à faible coût ces médicaments, alors les gouvernements et les organisations à but non-lucratif doivent prendre la responsabilité de leur fabrication et de leur distribution. La survie des pauvres doit, en tout temps, être prise en compte comme une plus haute priorité que les profits de Big Pharma. »
La pandémie actuelle élargit le débat : la globalisation capitaliste apparaît maintenant comme étant non-viable biologiquement en l’absence d’une infrastructure de santé publique véritablement internationale. Mais une telle infrastructure n’existera pas tant que les mouvements populaires n’auront pas brisé le pouvoir de Big Pharma et de la santé à but lucratif.
Mike Davis
Traduit de l’anglais par Rdr Cahen
[1] Il y a, cependant, des données plus fiables concernant l’impact du virus sur certains groupes dans quelques pays. C’est tout à fait effrayant. L’Italie, par exemple, signale un vertigineux taux de mortalité de 23% chez les plus de 65 ans ; en Grande-Bretagne ce chiffre atteint 18%. La « grippe du corona », que Trump salue d’un geste d’adieu, représente une menace sans précédent pour les populations gériatriques, avec un nombre de morts potentiel se chiffrant en millions.