Zimmerman poursuivit Martin. Ceci est un fait. Martin aurait pu courir, je suppose, mais tout homme noir sait que sauf si on se trouve sur un terrain de foot, une piste athlétique, ou un terrain de basket, courir est suspect et pourrait se terminer par une balle au dos. L’autre choix était de demander à cet inconnu ce qu’il faisait, mais les confrontations peuvent elles aussi être dangereuses – surtout sans témoins et sans arme aucune à part son portable et ses poings. La loi de la Floride n’obligea pas Martin de se reculer, mais ce n’est pas clair s’il a tenté de le faire ou non. Il savait, tout de même, qu’il était en danger imminent.
Où était la NRA sur le droit de Trayvon Martin de « tenir ses positions » sur le terrain ? Que s’est-il arrivé à leur position de principe ? Soyons clairs : les Trayvon Martin de ce monde n’ont jamais eu ce droit parce que le « terrain » n’a jamais été considéré comme permis à eux. Sauf si les gens noirs peuvent prodigieusement sortir une documentation officielle faisant preuve qu’ils ne soient pas cambrioleurs, violeurs, dealers, proxénètes ou prostituées, envahisseurs, on présume qu’ils sont « en train de mal faire ». (Dans la période avant la Guerre Civile, telle documentation s’appellait « papiers de la liberté). Comme Wayne LaPierre, président exécutif de la NRA, a succinctement expliqué la position de son association, « La seule chose qui stoppe un méchant avec un flingue, c’est un bon type avec un flingue. » Trayvon Martin étaient un méchant, ou au moins en avait l’air et le comportement. Dans notre moment soi-disant post-raciale, où rien que de discuter ouvertement du racisme est considéré comme un acte impolitique, sinon raciste en lui-même, nous apprenons et réapprenons constamment des codes raciales. Le monde sait que les hommes noirs sont criminels, qu’ils peuplent nos geôles et prisons, qu’ils s’entretuent pour des bagatelles, que même les personnages célèbres parmi nous sont en train de mal faire. Le profilage racial (la « chasse au faciès » à l’américaine) de Zimmerman étai donc justifié, et (les avocats de) la défense a employé de façon constante des stéréotypes raciales, et a mis en jeu les connaissances raciales pour faire de la victime le prédateur et faire du prédateur la victime. En bref, c’était Trayvon Martin, et non pas George Zimmerman, qu’on a mis devant le parquet. On l’a accusé des crimes qu’il a pu commettre et de ceux qu’il aurait commis s’il avait vécu au-delà de ses dix-sept ans. On l’a accusé d’employer la force mortelle contre Zimmerman, sous la forme d’un trottoir et de sa prouesse athlétique naturelle.
La transformation réussie de George Zimmerman à une victime de la violence noire et prédatrice était évidente non seulement dans le verdict mais dans l’étonnant langage Orwellien qu’ont utilisé Marc O’Mara et Don West, les avocats de la défense, dans l’entretien après le verdict. West fut enragé que quiconque ait même eu l’audace de poursuivre l’affaire en justice – suggérant que l’assassinat d’un teenager non armé ne nécessite que personne soit tenu responsable. Lorsqu’on demanda à O’Mara s’il croyait que le verdict aurait été différent si son client avait été noir, il répond : « Les choses auraient été différentes pour George Zimmerman s’il était noir pour cette raison : il n’aurait jamais été inculpé d’un crime. » Autrement dit, les hommes noirs peuvent tuer de façon indiscriminée, sans peur de poursuites judiciaires parce qu’il n’y a pas d’organisations de droits civils (organisations antiracistes, de la lutte pour les « Civil Rights » de l’époque de Martin Luther King Jr.) pour faire pression pour qu’ils soient tenus responsables.
Et pourtant, il serait une erreur de placer le verdict aux pieds de la défense pour son utilisation sans scrupules de la race, ou de reprocher le parquet d’avoir évité la race, ou le jury de son insensibilité, ou même le lobby des armes à feu d’avoir créé les conditions qui ont fait de l’assassinat de jeunes hommes noirs l’homicide justifiable. Le verdict ne m’a pas surpris, ni la plupart de mon entourage, parce que nous sommes déjà passés par là. Nous étions là avec Latasha Harkins et Rodney King, avec Eleanor Bumpurs et Michael Stewart. Nous étions là avec Anthony Baez, Michael Wayne Clark, Julio Nunez, Maria Rivas, Mohammed Assassa. Nous étions là avec Amadou Diallo, les « Central Park Five », Oscar Grant, Stanley « Rock » Scott, Donnell « Bo » Lucas, Tommy Yates. Nous étions là avec Angel Castro Jr., Bilal Ashraf, Anthony Starks, Johnny Gammage, Malice Green, Darlene Tiller, Alvin Barroso, Marcillus Miller, Brenda Forester. Nous étions déjà là avec Eliberto Saldana, Elzie Coleman, Tracy Mayberry, De Andre Harrison, Sonji Taylor, Baraka Hall, Sean Bell, Tyisha Miller, Devon Nelson, LaTanya Haggerty, Prince Jamel Galvin, Robin Taneisha Williams, Melvin Cox, Rudolph Bell, Sheron Jackson. Et Jordan Davis, tué à Jacksonville, Floride, pas longtemps après Trayvon Martin. Son assassin, Michael Dunn, vida son revolver vers la 4X4 stationnée dans laquelle étaient Davis et trois amis parce qu’ils ont refusé de baisser leur musique. Dunn invoque « Stand Your Ground » dans sa défense.
La liste est longue et profonde. Uniquement en 2012, les policiers, vigiles, ou autojusticiers sont pris la vie à 136 hommes et femmes noirs non armés – dont au moins 25 tués par des autojusticiers. Dans dix de ces cas, les tueurs n’étaient pas inculpés, et la plupart de ceux qui l’ont été ont soit évité la condamnation, ou ont accepté une inculpation réduite en échange d’avoir plaidé coupable. Et je n’ai pas inclus ici la règne de terreur qui donna au moins 5.000 lynchages légaux aux Etats-unis, ni les nombreux assassinats politiques – des militants politiques à quatre fillettes noires allant à leur école de catéchisme à Birmingham il y a cinquante ans.
L’essentiel à comprendre, c’est que Trayvon Martin n’allait jamais trouver la justice, non pas parce que le système a échoué, mais parce qu’il a bien fonctionné. Martin est mort et Zimmerman est libéré parce que toutes notre fondement politique et légal est construit sur une idéologie du colonialisme de peuplement – une idéologie dans laquelle la protection des droits des blancs à la propriété étaient toujours sacrosaints ; dans laquelle les prédateurs et menaces envers ces privilèges étaient presque toujours noirs, marrons, et rouges ; et dans laquelle l’objectif même du pouvoir policier était de discipliner, surveiller, et circonscrire les populations ainsi rendues menaçantes au privilège et à la propriété blancs. Ceci était le norme légal pour les Africain-Américains et autres groups racialisés dans les Etats-unis, bien avant l’avènement d’ALEC ou de la NRA. Nous étions rendus propriété sous l’esclavage, et un danger pour la propriété une fois libres. Et pendant ce moment bref dans les années 1860 et 1870, lorsque les anciens esclaves participèrent à la démocratie, tinrent les offices politiques, et insistèrent sur les droits politiques, c’était les citoyens (blancs) bien armés qui ont démis des gouvernements dans le Sud du pays, qui ont assassiné les dirigeants politiques noirs, qui ont arraché aux noirs presque tous les droits de la citoyenneté (le suffrage, le droit de habeas corpus, droit à la libre parole et la libre association., etc.), et transformèrent un peuple entier dans des prédateurs. (Pour la preuve, il suffit de lire les faits divers de n’importe quel journal urbain des premières décennies du vingtième siècle. Ou encore de regarder l’émission toute nouvelle et toute chaude, « Orange is the New Black » (série Netflix qui a lieu dans une prison pour femmes, où les détenues portent des vêtements oranges pour plus facilement être repérées lors d’une évasion)).
Si nous n’engageons pas cette histoire, nous continuerons à croire que le système n’a besoin que d’être légèrement modifié, ou que la faute reste aux pieds d’une culture fanatique des armes à feu ou d’une groupuscule bizarre de l’extrême-droite . Nous manquerons ainsi de voir le caractère quotidien de ces meurtres ; selon les données rassemblées par le Malcolm X Grassroots Movement, une personne noire est tuée par l’état ou par la violence sanctionnée par l’état toutes les 28 heures. Et nous manquerons de voir que cette histoire de la violence ordinaire est devenue un composant central du combat des drones et des assassinats ciblés. Que sont les frappes paraphées sinon le meurtre routine et justifié de jeunes hommes qui pourraient être des membres d’al-Qaeda, ou qui pourraient un jour commettre des actes de terrorisme ? Ce n’est autre qu’une sorte de profilage racial high-tech.
A la fin, nous devrions pouvoir empêcher un nouveau tragédie comme celle de l’école de Sandy Hook – et les 7,7 millions de dollars qui se sont versés sur Newtown pour les victimes suggère une vraie volonté de faire tout ce que nous pouvons pour protéger les innocents. Mais, malheureusement, le procès de Trayvon Martin nous rappelle une fois de plus que nos enfants noirs et marrons doivent prouver leur innocence chaque jour. Nous ne pouvons pas changer la situation simplement en trouvant la bonne stratégie légale. Sans que nous faisons face à tout le système de la justice pénale et de l’incarcération en masse, il y aura beaucoup plus de Trayvon Martins, ainsi qu’une crainte constante qu’un de nos enfants pourra être le prochain. Autant que nous continuons à soutenir et défendre un système conçu pour protéger le privilège, la propriété, et la dignité personnelle des blancs, et pour rendre les noirs et les marrons prédateurs, criminels, clandestins, et terroristes, nous continuerons à assister à des obsèques et aux ¬manifestations ; à regarder en silence stupéfaite pendant qu’encore un policier ou encore un autojusticier se voit exonéré après avoir pris une jeune vie ; à autoriser notre gouvernement à tuer des civils dans notre nom ; et hériter une société dans laquelle nos prisons et geôles deviennent les institutions les plus importantes et les plus diverses du pays.
Robin D.G. Kelley, qui enseigne à l’Université de Californie à Los Angeles, est l’auteur du remarquable biographie Thelonious Monk : The Life and Times of an American Original (2009) et dernièrement Africa Speaks, America Answers : Modern Jazz in Revolutionary Times (2012).
Traduit de l’anglais par Nat Godley, Alverno College, Milwaukee, WI, USA
source : http://www.counterpunch.org/2013/07/15/the-us-v-trayvon-martin/