Depuis la fin du printemps arabe, les pays du Golfe se sont engagés dans de nouvelles avenues politiques, galvanisés par des agendas et des récits élaborés par l’Occident. Les Émirats arabes unis, par exemple, se sont fermement établis en tant que satellites autoritaires des politiques américaines au Moyen-Orient en menant le processus de « normalisation » avec Israël. L’Arabie Saoudite, sous la nouvelle direction de Muhammad Bin Salman, connaît actuellement une imposition agressive des idéaux libéraux.
Les deux pays ont adopté l’idée selon laquelle la dissension politique, lorsqu’elle trouvait son origine dans la foi, était une forme d’ « extrémisme » nécessitant des mesures de répression. Leur emprise sur les opposants politiques s’est considérablement resserrée.
Sous la direction de Bin Salman, 311 prisonniers d’opinion ont été emprisonnés de manière arbitraire, certains d’entre eux ayant été torturés. Les Émirats arabes unis ont refusé de libérer au moins 41 prisonniers politiques qui avaient pourtant fini de purger leur peine l’année dernière.
Le Comité onusien contre la torture, qui examinait les Émirats arabes unis pour la première fois en juillet 2022, a exprimé « sa préoccupation concernant les informations reçues qui décrivaient une pratique généralisée de la torture et d’autres mauvais traitements contre les défenseur·e·s des droits humains et les personnes accusées d’atteintes à la sécurité de l’État ».
La portée de ces politiques ne se limite cependant pas aux seules affaires intérieures : elles visent également à influencer l’Europe. Les Émirats arabes unis les ont incluses dans leur stratégie diplomatique, réussissant ainsi à encourager les politiques islamophobes françaises.
La diplomatie saoudienne semble encore plus ambitieuse. Elle est apparue clairement le 13 mars lorsque la Ligue islamique mondiale, une institution créée par le Royaume en 1962, a ratifié à Londres sa controversée « Charte de La Mecque » et a établi une institution représentative pour les communautés musulmanes européennes – notamment un « comité pour la fatwa et l’orientation religieuse ».
Selon le Dr. Asim Qureshi, la charte cherche à « centraliser l’autorité vers une gestion étatique de la religion » et à normaliser « l’oppression des musulmans dans le monde ».
Cette Ligue qui prétend représenter le « véritable islam » organise depuis 2019 des réunions avec plusieurs « savants de palais » européens pour promouvoir sa charte et établir des liens institutionnels. La cérémonie de ratification s’est déroulée devant un panel soigneusement sélectionné comprenant ces personnalités.
Prôner la soumission à la suprématie occidentale
Sans surprise, le message politique de la charte s’articule autour de principes clés popularisés par les décideurs politiques occidentaux, soutenant ainsi un discours islamophobe global. La charte nie tout grief légitime mettant en évidence la responsabilité des États occidentaux dans le développement de l’islamophobie. Ce phénomène est imputé au comportement des musulmans : « Les sentiments, les paroles et les actes anti- musulmans sont en partie dus à la méconnaissance de l’Islam, de son aspect civilisationnel unique, ainsi que de ses nobles objectifs. À ce titre, il est nécessaire de commencer par informer les non-musulmans et les musulmans eux-mêmes afin de les aider à se débarrasser de leurs préjugés, de combattre sans équivoque les idéologies qui font mentir la Charia afin de justifier des idéologies déviantes. »
En conséquence, elle s’oppose à toute intervention dans les affaires intérieures des pays à travers « l’imposition de fatwas », offrant ainsi une couverture religieuse aux politiques islamophobes des États européens. Elle impose aux musulmans de devenir des « citoyens loyaux » – c’est-à-dire dociles. En promouvant un récit politique et religieux trompeur, l’Arabie Saoudite commande aux musulmans européens de se soumettre à la suprématie occidentale.
A travers ce document, le Royaume s’engage dans un accord diplomatique avec l’Europe. En échange de son blanc-seing religieux, il se voit accorder une légitimité politique et la cécité européenne concernant la répression draconienne qu’il met en place contre ses opposants. L’autorité interne et la réputation des deux parties s’en trouvent renforcées. L’entente mutuelle est très avantageuse.
La France en première ligne islamophobe
La France, comme à son habitude en matière d’islamophobie, s’est impliquée dans ce projet. Deux grands relais des intérêts français ont été invités au lancement de la charte : Chemseddin Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris, et Ghaleb Bencheikh, directeur de la Fondation de l’Islam de France, tous deux renommés pour leur assujettissement à l’Etat et ses politiques islamophobes. À travers le discours de Hafiz, l’État a chaleureusement accueilli la charte et promu la laïcité française, un concept historiquement utilisé pour restreindre la liberté des musulmans de pratiquer leur religion et d’exprimer leur désaccord politique.
La charte de La Mecque – rédigée en 2019 – a probablement inspiré la charte française des imams publiée en 2021. Comme le rappelle Hafiz – les deux textes ont le « même but » : « affronter le péril de l’ignorance et de l’amalgame qui règne autour de l’islam et pousse à le concevoir comme une religion incompatible, si ce n’est dangereuse, pour la France. »
La juxtaposition des concepts de « compatibilité » et de « danger » indique le raisonnement politique sous-jacent aux chartes saoudienne et française. Les croyances et pratiques islamiques traditionnelles qui ne s’alignent pas sur la vision de l’État doivent être progressivement marginalisées et prohibées. Ce processus de criminalisation est ensuite approuvé par des “savants de palais” tels que Hafiz ou Bencheikh. Ce qui reste du message islamique, désormais privé de sa portée politique, est qualifié d’ « islam des Lumières » – une expression utilisée par Macron en 2020 – ou d’ « islam modéré » – une expression utilisée par Muhammad bin Salman en 2017.
La Charte de la Mecque n’est rien d’autre qu’un outil diplomatique employé par un régime autoritaire afin d’encourager l’islamophobie européenne et légitimer sa propre tyrannie.
Ironiquement, elle est à l’image de ce qu’elle prétend combattre dans son avant-propos : un message qui déforme consciemment l’islam afin d’atteindre des objectifs politiques.
Rayan Freschi
Traduction d’un article publié en anglais sur Middle East Eye, le 5 avril 2023
Rayan Freschi est chercheur à CAGE et auteur du rapport “We are Beginning to Spread Terror”: The State-Sponsored Persecution of Muslims in France, qui couvre en détail la répression sans précédent de l’islam et des musulmans en France sous le gouvernement d’Emmanuel Macron.