Comment Haiti a abattu l’esclavage et ouvert la voie à la liberté dans le monde atlantique

Les puissances esclavagistes européennes telles que la Grande Bretagne, la France et les Etats-Unis sont souvent désignées comme les acteurs principaux de l’entrée dans l’ère abolitionniste, en occultant le rôle crucial d’Haïti et des luttes des esclaves eux-mêmes. Dans cet article publié à l’occasion du 220e anniversaire de l’indépendance haitienne, Marlène Daut, professeure en études diasporiques africaines à l’université de Yale, rappelle que Haïti a été la première nation à abolir l’esclavage de manière définitive et appelle à une réévaluation de l’histoire pour reconnaître l’importance de cette révolution dans l’établissement du consensus contemporain contre l’esclavage.

Haïti a été la première terre colonisée dans les Amériques. C’est là aussi que les Européens ont commencé à réduire en esclavage des Amérindiens et des Africains captifs. Mais la première abolition permanente de l’esclavage a également eu lieu en Haïti, en 1804, il y a 220 ans ce mois-ci. Une telle abolition ne s’est produite dans le reste des Amériques que plus tard, beaucoup, beaucoup plus tard.

La victoire radicale d’Haïti face aux colonisateurs et aux esclavagistes français, qui a ouvert la voie à l’interdiction de l’esclavage partout dans le monde atlantique, n’est pas le souvenir que l’on garde aujourd’hui de l’abolition. Au contraire, les récits conventionnels de la fin de l’esclavage dans les Amériques mettent généralement l’accent sur les idées des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France en matière de droits de l’homme. Le récit populaire sur l’esclavage et de l’abolition commence généralement par la colonisation des Caraïbes et des Amériques par des Européens blancs d’Espagne et du Portugal, qui remplacent les populations indigènes par des Africains captifs qu’ils forcent à effectuer des travaux pénibles en tant qu’esclaves. L’histoire se poursuit avec l’essor des plantations soutenues par les Anglais, les Français et les Néerlandais et l’avènement du racisme scientifique. Dans ces récits, les pamphlets et les conférences abolitionnistes aboutissent à l’interdiction du commerce international des esclaves en Grande-Bretagne et aux États-Unis, ouvrant l’ère de l’abolition et conduisant finalement à la guerre de Sécession, qui a mis fin à l’esclavage.

Cette histoire conventionnelle (et terriblement déformée) de l’abolition est circulaire (les Européens blancs et leurs descendants américains ont établi l’esclavage uniquement pour le détruire) ; presque magique (d’un trait de plume, quelques hommes blancs ont bouleversé 400 ans d’esclavage) ; préétablie (l’abolition n’aurait pas pu se produire autrement) ; évangélique (grâce à Dieu et à Abraham Lincoln) ; et justifie la gratitude, et non la réparation (les descendants des esclaves ont de la chance d’être libres). Ce récit simplifie à l’extrême et déforme la réalité. Oui, il y a eu des abolitionnistes, des révolutionnaires, des législateurs et des philanthropes impliqués dans l’abolition, mais Haïti et les Haïtiens sont le plus souvent exclus de l’histoire de l’abolitionnisme, de ses lieux d’émergence et de la manière dont nous sommes passés de l’esclavage à l’abolition.[1]

Haïti a été fondé par des Africains anciennement esclaves de la colonie française de Saint-Domingue (nom indigène : Ayiti), qui se sont débarrassés du joug français lors de la Révolution haïtienne (1791-1804). Haïti est alors devenue la première nation à abolir définitivement l’esclavage, trois décennies avant la Grande-Bretagne, plus de quatre décennies avant la France et plus de six décennies avant les États-Unis. Voyons maintenant quelques exemples de la manière dont cette histoire est ignorée, voire carrément rejetée, dans les récits habituels sur la manière dont le monde est passé de l’esclavage à l’abolition.

Dans un article récent publié dans le New York Review of Books, Sean Wilentz qualifie le sentiment antiesclavagiste de la période précédant l’indépendance des États-Unis de « révolution antiesclavagiste à l’intérieur de la révolution américaine ». À l’époque, les Africains étaient beaucoup plus nombreux que les Européens blancs qui les réduisaient en esclavage dans toute l’Amérique. Plus encore, Wilentz déclare qu’« avant le milieu du dix-huitième siècle », l’esclavage était « presque incontesté partout dans le monde », sauf, reconnaît-il, « par les personnes réduites en esclavage ». Se référant aux quelques maigres pamphlets antiesclavagistes de l’époque, Wilentz déclare ensuite que c’est la Révolution américaine qui a « remis en question les anciennes hypothèses sur la servitude humaine » et « créé les premières campagnes politiques et les premiers mouvements antiesclavagistes de l’histoire moderne ». D’un trait, Wilentz efface la résistance antiesclavagiste bien antérieure des indigènes américains et des premiers Africains captifs, en la privant de son importance.

La vérité est que la révolution américaine n’a en rien fait progresser l’abolition mondiale. Au contraire, c’est la résistance constante des peuples qu’ils réduisaient en esclavage qui a conduit les colons nord-américains à remettre en question « l’idée ancienne » selon laquelle des êtres humains ne devraient jamais asservir d’autres êtres humains.  Ce n’est qu’en suggérant que les idées, les sentiments et les actions des Africains noirs et des indigènes américains n’ont pas d’importance que l’on peut dire que la simple existence d’une opinion antiesclavagiste parmi les premiers Américains blancs « s’est avérée être le début de la destruction de l’esclavage, non seulement dans les États-Unis naissants, mais dans l’ensemble du monde atlantique »[2]. En réalité, les changements radicaux et effectifs dans l’opinion publique blanche sur l’esclavage en Europe occidentale et aux États-Unis n’ont eu lieu qu’après l’apothéose noire en Haïti qui a inauguré l’ère de l’abolition en 1804.

C’est une ignorance similaire de la destruction matérielle de l’esclavage par la révolution haïtienne qui permet à l’ancien colonisateur du pays, la France, de proclamer une autre bêtise tout aussi évidente : que la France est devenue le premier pays, en 2001, à déclarer l’esclavage « crime contre l’humanité ». Parce que le système scolaire français métropolitain n’enseigne pas la Révolution haïtienne, le journal le plus important de France, Le Monde, a pu récemment claironner : « Pour la première fois, dans une loi solennelle, une nation a qualifié la traite négrière et l’esclavage de “crimes contre l’humanité” ». Son auteur, Julien Vincent ignorait manifestement qu’Haïti avait déjà déclaré l’esclavage crime contre l’humanité en 1807, soit près de deux siècles auparavant.[3]

Ces représentations erronées de longue date ont des conséquences. Le 21 août 2023, Nick Buckley, candidat à la mairie de Manchester, tweete une image du drapeau britannique portant en majuscules les mots suivants : « La Grande-Bretagne a mis fin à la traite internationale des esclaves. Personne d’autre ne l’a fait. Nous l’avons fait. Un peu de gratitude s’impose ». Buckley tweete, vlogue et blogue sur ce mensonge depuis au moins le 10 novembre 2021, date à laquelle il a déclare : “Plus je lis sur l’esclavage, plus je me rends compte que je ne sais rien”. Il ajoute : « Les Britanniques ont une histoire étonnante et fière en matière de lutte contre l’esclavage. Pas seulement en Grande-Bretagne, mais en banissant sa pratique dans la plupart du reste du monde »[4]. Si Buckley s’était intéressé à l’histoire de l’esclavage d’un point de vue intellectuel plutôt qu’idéologique, il aurait appris que la Grande-Bretagne n’a aboli le commerce des esclaves qu’en 1807, trois ans après l’abolition totale de l’esclavage en Haïti – dont l’existence en tant qu’État indépendant et exempt d’esclavage a joué un rôle déterminant dans la décision du Parlement de légiférer sur l’interdiction – et que les Britanniques n’ont eux-mêmes aboli totalement l’esclavage qu’en 1833/1834.

Malgré leur entrée tardive dans l’ère de l’abolition, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne se sont historiquement attribués la destruction finale de la traite transatlantique et l’élimination de l’esclavage – au nom de l’amour des droits de l’homme, entre autres – qu’ils auraient été les premiers à instaurer. L’historien trinidadien Eric Williams dénonce ce fait dès 1944, dans son ouvrage révolutionnaire Capitalisme et esclavage, lorsqu’il a écrit à propos des « humanitaires » qui auraient contribué à « mener l’assaut qui a détruit le système esclavagiste antillais et libéré les Noirs » : « Leur importance a été gravement et grossièrement exagérée par des hommes qui ont sacrifié l’érudition à leurs sentiments et qui, comme les scolastiques d’autrefois, ont fait passer la foi avant la raison et les preuves.[5]» Dans le cas haïtien, il faut souligner que les révolutionnaires ont été le fer de lance de la fin de l’esclavage par leurs actes physiques avant de légiférer sur l’abolition dans le nouvel Etat qu’ils ont proclamé en 1804. Les « humanitaires » qui ont contribué à faire de la Grande-Bretagne le premier pays européen à légiférer sur l’abolition de la traite en 1807 n’ont donc fait que prendre la suite des révolutionnaires haïtiens.

Pour bien comprendre l’importance du rôle inaugural et largement passé sous silence d’Haïti dans la définition des libertés modernes que le monde considère aujourd’hui comme acquises – en mettant l’esclavage hors la loi et en déclarant que l’esclavage et la traite des esclaves étaient des crimes contre l’humanité – il faut se défaire de l’idée que les Africains du Nouveau Monde étaient de simples auto-stoppeurs sur l’autoroute du progrès, avançant en ordre dispersé sur la voie à sens unique qui a conduit le monde de l’esclavage à la liberté. La révolution haïtienne, longtemps exclue des récits traditionnels sur l’ère de l’abolition, en était en fait le cœur.

Une leçon d’histoire s’impose.

Commençons par un retour en arrière, au moment de l’arrivée de Christophe Colomb en 1492 sur l’île d’Ayiti (rebaptisée La Española, ou Hispaniola, par la couronne espagnole). Avant l’arrivée des Espagnols, les premiers habitants d’Ayiti vivaient dans cinq principautés principales s’étendant sur plus de 75 000 kilomètres carrés : Magua, Marien, Maguana, Xaragua et Higuey[6]. Il n’y a jamais eu de coexistence pacifique entre les Espagnols et les Ayitiens, car Colomb et ses envahisseurs européens ont immédiatement fait la guerre aux indigènes pour avoir résisté à leur domination.

Un chef cacique nommé Caonabo, qui régnait sur Maguana, mena l’une des plus ardentes oppositions. Mais en 1496, les Espagnols capturèrent Caonabo et tentèrent de le déporter en Espagne. Bien que Caonabo soit mort sur le bateau avant d’atteindre l’Europe, l’esprit de liberté des Ayitiens n’a pas disparu avec lui. Quelques années plus tard, les Espagnols ont arrêté sa femme, la reine cacique de Xaragua, Anacaona. Elle avait refusé de devenir la concubine d’un fonctionnaire espagnol. En réponse, les Espagnols l’exécutèrent avec plusieurs centaines de Xaraguas[7].

En 1519, le neveu d’Anacaona, Enriquillo, s’enfuit dans les montagnes. Après avoir amassé des armes, il convainc des centaines d’autres Ayitiens, ainsi que des dizaines d’Africains réduits en esclavage, de le suivre. Enriquillo mena une guerre de 14 ans contre les Espagnols, établissant un État marron dans les montagnes de Bahoruco (l’actuelle République dominicaine). La rébellion d’Enriquillo ne pris fin que lorsqu’il accepta un « traité de paix » douteux. Bien que la brève soumission d’Enriquillo en 1533 (il mourut un an plus tard) ait marqué la fin symbolique de l’opposition indigène, sa défaite n’a pas marqué la fin de l’histoire de la résistance antiesclavagiste et anticoloniale sur l’île d’Ayiti. En fait, ce n’était que le début.

Il y a toujours eu une rébellion parallèle des esclaves africains.

En 1501, le roi et la reine d’Espagne adoptent une loi autorisant le transport d’Africains captifs vers La Española pour les réduire en esclavage. Le nombre d’Africains nouvellement arrivés qui tentaient de s’échapper ou de faire la guerre grandissait à la même vitesse que le nombre de ceux que les Espagnols acheminaient de force sur l’île[8].

La plus grande révolte armée de certains des premiers Africains de l’île s’est produite en 1521 dans une plantation appartenant au gouverneur de la colonie de l’époque, Diego Colón, fils de Christophe Colomb. Le lendemain de Noël, dans ce qui est devenu la rébellion de Noël, les Africains réduits en esclavage par Diego se joignent à ceux d’une plantation voisine et prennent les armes. Ils attaquent leurs maîtres et mettent le feu à plusieurs plantations. Leurs actions n’ayant pas déclenché de rébellion générale, ils se retirent dans les montagnes. Lorsque Diego apprend leur tentative de libération, il rassemble ses troupes et les jette à la poursuite des rebelles. Ses troupes battent et tuent la plupart de ces combattants de la liberté.[9]

L’essentiel est que les Européens n’ont pu réduire considérablement les populations autochtones des Amériques que par la violence de la guerre, et qu’ils n’ont pu instaurer et maintenir la traite transatlantique des esclaves et l’esclavage qu’en rejetant purement et simplement et en réprimant vicieusement les protestations contre leurs actions.

Mais la violence européenne à l’encontre des Amérindiens et des Africains captifs n’est qu’un aspect de l’histoire.

L’autre aspect, moins souvent évoqué, révèle que les personnes réduites en esclavage ont agi avec persévérance pour se libérer. Nous pourrions parler des Africains captifs qui se jetaient en masse, et parfois en se tenant la main, dans la mer depuis les navires négriers, par exemple, ou du fait que le marronnage, le fait de s’échapper de l’esclavage, était répandu, ce qui a conduit à l’apparition d’importantes communautés de marrons dans les Amériques. Les premières rébellions et autres tentatives de résistance à l’esclavage et au colonialisme sur l’île d’Ayiti (ainsi qu’à Cuba, en Jamaïque et ailleurs) démontrent que l’opposition au colonialisme et à la traite transatlantique de la part des populations asservies par les Européens était bien plus complexe et nuancée que ce qui est généralement décrit dans les récits européens sur leur « colonisation » du soi-disant Nouveau Monde.

Nous pouvons transposer cette perspective à l’époque de la révolution haïtienne.

En 1697, les Français s’emparent de la partie occidentale de La Española, la rebaptise Saint-Domingue et, en l’espace d’un siècle seulement, transportent de force 900 000 Africains captifs pour en faire leurs esclaves. Le sucre était roi à Saint-Domingue et a valu à la colonie la réputation de « perle des Antilles ». Les colons français blancs de Saint-Domingue soumettaient les Africains qu’ils réduisaient en esclavage à certaines des tortures les plus cruelles du monde atlantique. Les esclavagistes brûlaient et enterraient leurs captifs vivants, leur coupaient les membres, les oreilles et d’autres parties du corps, les saignaient à mort et les clouaient aux murs et aux arbres, tout en les soumettant au marquage systématique au fer rouge et à d’autres mutilations destinées à signifier leur condition[10].

L’un des premiers récits les plus célèbres de la résistance des esclaves aux répressions coloniales françaises est celui d’un esclave fugitif nommé François Makandal. Les colons blancs l’accusent d’avoir utilisé du poison, ainsi qu’un vaste réseau d’esclaves fugitifs (ou marrons), pour semer les germes de la rébellion à Saint-Domingue dans les années 1750. Après sa capture en janvier 1758, les autorités coloniales françaises ordonnent que Makandal soit brûlé vif sur le bûcher, un acte qui n’est que l’une des nombreuses exécutions retentissantes de chefs marrons au cours du dix-huitième siècle. Les conteurs locaux racontent qu’au moment où les fonctionnaires coloniaux ont allumé le feu, Makandal s’est transformé en moustique et s’est envolé. L’évasion d’un esclave en marronnage était l’ultime défi au pouvoir esclavagiste, que ce soit dans la vie ou dans la mort.

Même sans rébellion violente, les Africains asservis dans la colonie ont résisté à l’esclavage d’innombrables façons. Les marrons de l’île, par exemple, attaquaient et dévastaient les récoltes depuis 1719, en particulier dans la région du Sud-de-Cap.[11] Leur résistance remet en cause l’idée (répétée dans de nombreux manuels et par de nombreux journalistes) selon laquelle les esclavagistes n’étaient que des « hommes de leur temps », qui ne devraient pas être soumis à « ce mode vertueux qui consiste à juger hier en fonction du cadre idéologique d’aujourd’hui[12] ». Les Africains captifs et les indigènes américains étaient eux aussi des gens de leur temps. En leur temps, bien avant l’arrivée des abolitionnistes blancs ou des législateurs européens, des hommes, des femmes et des enfants amérindiens et africains, victimes de la violence des Blancs européens, ont très clairement dénoncé l’esclavage et le colonialisme, y ont résisté et y ont mis fin pour eux-mêmes.

Cette opposition constante à l’esclavage a couvé sur l’île de Saint-Domingue pendant près de trois siècles.

Finalement, une flamme plus importante s’est allumée le 14 août 1791, dans une forêt du nord appelée Morne Rouge, lorsqu’un groupe d’esclaves a comploté clandestinement la révolution. Leur complot s’est transformé littéralement en incendie moins de deux semaines plus tard, le 23 août, lorsque les esclaves ont commencé à brûler des plantations et des champs de canne à sucre dans toute la plaine du Nord. À la mi-septembre 1791, plus de 1 500 plantations de café et de sucre avaient été détruites et, à la fin de l’année, entre 40 000 et 80 000 esclaves étaient en rébellion ouverte.

En 1793, le célèbre Toussaint Louverture avait pris de l’importance et son armée avait réussi à obtenir la libération officielle de tous les esclaves de Saint-Domingue. Au début du siècle, Louverture a même fait de l’île une colonie semi-autonome. Mais en 1799, un général français nommé Napoléon Bonaparte prend le pouvoir en France et se donne pour mission de se débarrasser de Louverture afin de pouvoir rétablir l’esclavage.

Fin 1801, Bonaparte envoie son beau-frère, le général Charles Victor Emmanuel Leclerc, avec 30 000 soldats français sur les côtes de Saint-Domingue. Arrivée à la fin du mois de janvier 1802, cette expédition militaire est la plus importante jamais entreprise depuis la France. Leclerc et son armée, qui compte finalement plus de 60 000 soldats, mènent une campagne meurtrière et génocidaire contre les habitants noirs de l’île. Les Français utilisent, outre des armes plus conventionnelles, des chambres à gaz flottantes, des pendaisons, des noyades et des chiens.

Pourtant, les tentatives françaises de rétablir l’esclavage se heurtent à une résistance farouche. Le général Henri Christophe, futur roi d’Haïti, ira jusqu’à brûler la principale ville portuaire de la colonie, Cap-Français, pour empêcher l’occupation militaire française.

Les choses prennent une tournure dramatique en juin 1802, lorsque l’armée française piège Toussaint Louverture lors d’une réunion. Les Français l’arrêtent ensuite et le déportent en France. En avril 1803, les geôliers français de Louverture déclarent l’avoir trouvé mort dans la cellule où ils lui avaient refusé des soins médicaux et l’avaient laissé mourir de faim[13]. La nouvelle de la terrible disparition de Louverture ne fit qu’encourager les révolutionnaires, désormais dirigés par le général Jean-Jacques Dessalines, anciennement asservi, à se battre pour « l’indépendance ou la mort ». Les révolutionnaires haïtiens, qui ont adopté le nom d’Armée Indigène, triomphent des forces françaises lors de la célèbre bataille de Vertières, le 18 novembre 1803. Ils déclarent leur indépendance préliminaire de la France une dizaine de jours plus tard, le 29 novembre.

Le 1er janvier 1804, les révolutionnaires haïtiens officialisent leur indépendance et changent le nom de l’île de Saint-Domingue en son appellation indigène Ayiti (Haïti en orthographe française moderne). « Ce n’est pas assez d’avoir chassé les barbares qui ont ensanglanté notre terre pendant deux siècles », annonce Dessalines dans le célèbre discours qu’il prononce lors de la présentation de la Déclaration d’indépendance haïtienne, le jour de l’an. « Ce n’est pas assez d’avoir mis un frein aux factions toujours renaissantes qui se jouaient tour à tour du fantôme de liberté que la France exposait à vos yeux : il faut, par un dernier acte d’autorité nationale, assurer à jamais l’empire de la liberté dans le pays qui nous a vus naître ; il faut ravir au gouvernement inhumain qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de nous réasservir, il faut enfin vivre indépendants ou mourir.[14] »

Un an plus tard, en mai 1805, Haïti (devenu un empire sous Dessalines, qui adopte le titre de Jacques Ier) voit sa première constitution ratifiée. Les articles 2 et 3 inscrivent dans le droit constitutionnel l’interdiction fondatrice de l’esclavage et de la traite négrière : « L’esclavage est à jamais aboli » et « L’égalité devant la loi est incontestablement reconnue[15] ».

Bien que Dessalines ait été assassiné par des membres de sa propre armée en octobre 1806, toutes les constitutions ultérieures de l’ancienne Haïti ont réitéré l’interdiction de l’esclavage. En mai 1807, l’homme d’État et journaliste haïtien Juste Chanlatte a modifié la trajectoire de la pensée politique mondiale en déclarant que l’esclavage était un « crime contre l’humanité ». Dans un article rédigé pour le journal officiel du nord d’Haïti, le Journal officiel de l’État de Hayti, Chanlatte écrit à propos des inventeurs espagnols et portugais de la traite transatlantique des esclaves : « C’était un peuple féroce qui osait enseigner aux autres à tolérer un tel crime de lèse-humanité ![16] ».

Aujourd’hui, il est établi que l’esclavage est mauvais et inhumain. Il est si bien établi, en fait, qu’il est facile d’oublier que les Européens qui se sont enrichis en réduisant les Africains en esclavage dans les Amériques ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour prolonger l’esclavage, en dépit de la résistance des Africains et des Amérindiens à leur domination. Le fait que l’État du Vermont ait pris des mesures manifestement incomplètes pour abolir l’esclavage en 1777 et que, dans une version antérieure de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, Thomas Jefferson se soit insurgé contre les maux de l’esclavage tout en proposant à peine son abolition, démontre la détermination totale des fondateurs des États-Unis à préserver le système esclavagiste[17].

En effet, dans les années 1780, alors qu’il rédigeait la Constitution américaine, le Congrès a affirmé ne pas être habilité à abolir ou à limiter l’esclavage avant 1808, année de la proposition d’interdiction du commerce international des esclaves[18]. La république américaine était fondée sur des principes visant à préserver l’esclavage aussi longtemps que possible, ce qui contrastait fortement avec Haïti, fondée sur des principes visant à défendre et à répandre la liberté.

L’indépendance d’Haïti a obligé les pays de l’hémisphère à ne pas se contenter d’épouser des idéaux antiesclavagistes, mais à prendre des mesures matérielles pour parvenir à une émancipation immédiate.

En 1816, le vénézuélien Simón Bolívar a demandé le soutien d’Haïti dans sa guerre d’indépendance contre l’Espagne. En réponse, le président haïtien de l’époque, Alexandre Pétion, offre une aide matérielle et économique – argent, munitions, armes et soldats – mais seulement si Bolívar accepte d’abolir l’esclavage. En 1819, Bolívar a fondé l’éphémère État de la Grande Colombie (qui comprend aujourd’hui le Venezuela, la Bolivie, la Colombie, l’Équateur, le Pérou et le Panama). En 1821, les personnes réduites en esclavage dans la Grande Colombie de Bolívar ont obtenu leur liberté, grâce à l’insistance et à l’aide du gouvernement haïtien.

Par la suite, la vague d’abolitions déclenchée par la révolution haïtienne n’a cessé de monter, jusqu’à ce qu’elle devienne une vague irrépressible.

Le Mexique a commencé à abolir progressivement l’esclavage en 1821, immédiatement après sa propre guerre d’indépendance contre l’Espagne, pour parvenir à une émancipation totale en 1829. En 1833, un an après la grande révolte des esclaves jamaïcains de 1831-32, également connue sous le nom de « guerre baptiste », la Grande-Bretagne abolit l’esclavage (avec une mise en œuvre complète en 1838). La France a définitivement aboli l’esclavage dans le cadre de la Révolution française de 1848. La plupart des pays d’Amérique du Sud ont ensuite mis fin à l’esclavage en 1850, et les Pays-Bas ont déclaré l’abolition en 1863. Les États-Unis ont suivi le plus directement la voie de la révolution haïtienne, en ne parvenant à une émancipation unilatérale qu’au terme d’une guerre longue et sanglante, de 1861 à 1865. Jamais plus la lutte pour mettre fin à l’esclavage (ou le préserver) n’atteindra la même intensité. Après le tsunami haïtien, l’abolition de l’esclavage venait éroder les côtes des rivages de Porto Rico (1873), de Cuba (1886) et du Brésil (1888).

Ce long intervalle ne prouve pas que le message de la révolution haïtienne, qui prônait la liberté pour tous, quelle que soit la couleur de la peau, était inefficace. Au contraire, il met en évidence la détermination obstinée, raciste et violente du reste du monde atlantique – les peuples et leurs gouvernements nationaux – à préserver l’esclavage le plus longtemps possible, du fait de l’exemple profond donné par Haïti.

D’autres dirigeants du monde atlantique auraient pu suivre l’exemple d’Haïti et mettre fin à l’esclavage immédiatement après la révolution haïtienne.

Au lieu de cela, la plupart ont tenu bon, jusqu’à ce que la contradiction d’une nation noire libre dans l’hémisphère occidental submerge leurs propres colonies et États-nations de rébellions d’esclaves, menaçant de les diviser par une révolution et une guerre civile. Ignorer ou rejeter l’importance de la façon dont les Haïtiens ont ouvert l’ère de l’abolition avec leur guerre pour l’indépendance, un événement historique qui n’était pas du tout inévitable, c’est faire fi de l’histoire.

En 1998, l’UNESCO a fait du 23 août la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, en l’honneur de la révolution haïtienne, qui a officiellement débuté ce jour-là en 1791[19].Mais l’occasion se présente et disparaît généralement, comme en 2023 et 2022, et toutes les années précédentes, avec seulement une mention en passant, si tant est qu’elle soit remarquée, par les médias grand public.

Ce manque de reconnaissance n’est malheureusement pas surprenant. Alors que le monde contemporain s’accorde presque universellement à reconnaître que l’esclavage est moralement répréhensible et odieux, la manière dont ce consensus s’est formé reste marquée par des silences commodes sur Haïti.

En 1945, la Charte de Nuremberg, dont les auteurs n’ont pas reconnu le précédent créé par Haïti, a déclaré que l’esclavage était un « crime contre l’humanité ». Cette déclaration a été réitérée par la Cour internationale de justice en 2001, l’année même où la France a adopté tardivement la loi Taubira reconnaissant la même chose[20]. Aucune des deux chartes n’a fait référence ou ne s’est référée à Haïti non plus. Aujourd’hui, alors que certains hommes politiques aux États-Unis se battent pour empêcher toute discussion honnête sur la race et le racisme dans les salles de classe, la manière dont nous enseignons l’histoire de l’esclavage et de l’abolition est devenue plus que jamais une question électorale brûlante[21]. Ce n’est pas le moment de continuer à déformer les faits. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un plus grand nombre de discussions honnêtes, et non d’un nombre moindre.

Mon espoir en 2024, et pour chaque année à venir, est que ceux qui écrivent sur l’abolition de l’esclavage n’éludent pas ou ne passent pas sous silence la révolution haïtienne et ses précurseurs dans la résistance des Ayitiens et des Africains asservis du début des temps modernes. Ce ne sont pas les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France qui ont été les premiers à mettre fin à l’esclavage. C’est Ayiti/Haïti. Ce simple fait place Haïti à l’avant-garde de l’un des plus grands et des plus vastes mouvements de défense des droits de l’homme au monde, ce qui devrait être enseigné dans toutes les salles de classe. Les premiers abolitionnistes étaient les esclaves eux-mêmes.

Marlene L. Daut


[1] Xiaoyue Zheng, “The Haitian Revolution: A Glimpse into Historical Studies,” Colby College, ST 132 Continuing Revolutions, November 29, 2016.

[2] Sean Wilentz, “The Revolution Within the American Revolution,” New York Review of Books, October 23, 2023.

[3] Lauren Collins, “The Haitian Revolution and the Hole in French High-School History,” New Yorker, December 3, 2020; Nick Slater, “Why US Schools Don’t Teach the Haitian Revolution,” New Thinking, March 14, 2023; Julien Vincent, “Slavery Money: Understanding the Debate on a Historical Compensation.” Le Monde (July 24, 2023).

[4] Nick Buckley, “Britain & Slavery: A Forgotten History,” Nick Buckley Substack, November 19, 2021

[5] Eric Williams, Capitalism and Slavery (University of North Carolina Press, 1944), 178.

[6] Jean Louise, Baron de Vastey, Le Système colonial dévoilé (Imprimerie Royale, 1814), 4–6.

[7] Vastey, Le Système, 8 note 1.

[8] Voir “The Early Trans-Atlantic Slave Trade: Nicolas Ovando,” in African Laborers for a New Empire: Iberia, Slavery, and the Atlantic World, ainsi que Alex Borucki, David Eltis, et David Wheat, “Atlantic History and the Slave Trade to Spanish America,” American Historical Review (2015)

[9] Émile Nau, Histoire des Caciques d’Haïti (Port-au-Prince: T. Bouchereau, 1855)

[10] Vastey, Le Système, 36–37.

[11] Gabriel Debien, “Marronage in the French Caribbean,” Maroon Societies: Rebel Slave Communities in the Americas, ed. Richard Price. (Baltimore: The Johns Hopkins University Press, 1979), 109.

[12] Ta-Nehisi Coates, “The Myth of Jefferson as ‘a Man of His Times,’” Atlantic, December 2, 2012.

[13] Marlene L. Daut, “The Wrongful Death of Toussaint Louverture.” History Today 70 (June 6, 2020): 28-39

[14] “The Haitian Declaration of Independence,” in Slave Revolution in the Caribbean 1789–1804: A Brief History with Documents, edited by Laurent Dubois and John Garrigus (Bedford / St. Martin’s, 2016). 

[15]Constitution du 20 mai 1805,” Digithèque MJP. 

[16] Juste Chanlatte, “Avis,” Gazette royale d’Hayti, May 7, 1807.

[17]Vermont 1777: Early Steps Against Slavery,” National Museum of African American History and Culture, Washington, DC, accessed March 22, 2023; Julian Boyd, “Declaring Independence: Drafting the Documents, Jefferson’s ‘original Rough draught’ of the Declaration of Independence,” US Library of Congress, Washington, DC, accessed March 22, 2023

[18]Benjamin Franklin’s Antislavery Petitions to Congress,” February 12 and 15, 1790, National Archives of the United States, Washington, DC, accessed March 24, 2023.

[19] International Day for the Remembrance of the Slave Trade and its Abolition

[20] David Weissbrodt and Anti-Slavery International, “Abolishing Slavery and its Contemporary Forms,” Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights (United Nations, 2002); Frederic Ange Toure, “The Day France Recognized Slavery as a Crime against Humanity,” Le Journal de l’Afrique, May 10, 2021.

[21] Matt Papaycik and Forrest Saunders “Florida’s governor signs controversial bill banning critical race theory in schools,” WPTV, April 22, 2022

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