El hamdulillah ma bqash isti3mar fi bladna / tkesser sif edholm fi l’hrob helkuh esh-shej3an (Louange à Dieu : plus de colonialisme dans notre pays ! Brisé le sabre des forces obscures anéanti dans des guerres menées par les braves…)
Cheikh el hadj Mohamed el Anqa
C’est lors de la longue période allant de la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 1960-1970, que s’opéra en Afrique du Nord et au Moyen-Orient d’importantes mutations sociales et culturelles accompagnant le processus historique de décolonisation.
L’histoire de la musique arabe témoigne des nombreux bouleversements qu’ont connus ces pays. Formellement, d’un point de vue musicologique bien sûr, mais aussi – et c’est ce que nous désirons évoquer ici – en ce qui concerne les thèmes abordés par les différents artistes ayant choisi de s’engager aux côtés des forces de libération.
Chants apologétiques explicites (dont l’interprétation a pu présenter de réels dangers à certaines époques) ayant joué un rôle majeur dans les processus de mobilisation, ou oeuvres plus métaphoriques (où le message nationaliste insinué visait à secouer des parties de l’être que le conditionnement idéologique colonialiste visait à laisser dans l’ombre), les formes de l’engagement ont pu prendre des formes multiples. Sans compter bien sûr les nombreux artistes qui se sont aussi parfois engagés physiquement dans les combats armés.
Effegh a ya jrad tamurt iw (Sauterelles, quittez mon pays)
Slimane Azem
Du Maroc à l’Irak, les chants explicitement patriotiques ont été très nombreux, surtout lors des différentes guerres qui ont opposés les colonisés à leurs oppresseurs. Mais c’est la sensibilisation aux thèmes révolutionnaires présents aussi dans l’oeuvre d’artistes majeurs connus également pour leurs succès dans d’autres registres qui permet peut-être de mesurer la profondeur de l’adhésion des peuples aux idées anticolonialistes.
Le cas algérien est emblématique, puisque très tôt, l’administration coloniale s’est employée à censurer systématiquement dans tous les journaux, mais aussi dans les pièces de théâtre et les chansons en arabe et en berbère, tous les mots propres à désigner la révolution (« thawra », « Jihad »…), ainsi que les expressions employées par les révolutionnaires eux-mêmes dans leur rhétorique (« Allah u akbar », « Subhan Allah »…). Du coup, la chanson est-elle rapidement devenue un enjeu majeur de la lutte idéologique poussant les artistes à affiner leur rhétorique.
Le grand poète-chanteur algérien de langue berbère Slimane Azem compare très tôt la colonisation à une invasion de sauterelles.
Alors que pendant la guerre de libération, un groupe réuni autour de Sadaoui Salah et Kamal Hamadi enregistre clandestinement en France une version de « Min Jibalina », que Hssissen ou Ahmed Wahbi forment des troupes officielles pour le FLN, Ali Ma3chi, principal artiste responsable du premier enregistrement de ce qui devint l’hymne national algérien « Qassaman », engagé dans la lutte armée, est exécuté après avoir été torturé par l’armée coloniale en 1958.
Au Moyen-orient, un des plus grands musiciens du XXe siècle, Sayed Darwish (auteur compositeur de l’hymne égyptien) a consacré une bonne partie de son oeuvre au répertoire anticolonialiste.
Très tôt, les hommages directs ou indirects à Sa3d Zaghlul (militant nationaliste de la révolution de 1919 exilé par les Anglais) se sont multipliés. Un auteur majeur comme Ahmad Shawqi (dont Mohamed Abdelwahab a chanté de nombreux poèmes) lui a consacré des textes magnifiques; dans un autre genre, même des chanteurs populaires comme Abd al-Latif al Banna ont tenu a rendre des hommages plus cachés en plein milieu de chants légers, voire polissons, comme « erkhi es-setara » (tire le rideau) de 1925 où le chanteur joue avec le mot « Sa3diyin » signifiant à la fois bon-vivants mais aussi partisans de Sa3d Zaghlul.
Galbi tfeker 3orban Rahala… (Mon coeur se souvient des Arabes nomades…).
Aïssa ben Allal chanté par Khelifi Ahmed
Le PIR avait déjà évoqué le rôle qu’un militant révolutionnaire anticolonialiste comme Mohamed Boudia avait pu jouer dans la conscientisation de certains artistes – en rappelant par exemple l’influence qu’il exerça sur un groupe aussi emblématique que Nass al Ghiwane.
De manière générale, ce militant comprit très tôt l’importance du développement de cultures arabes s’inscrivant dans un processus de revivification de patrimoines extrêmement riches que les colons cherchaient à anéantir.
M. Hachelaf, un des plus grands éditeurs arabes du XXe siècle établi en France, nous a rapporté que Mohamed Boudia était en fait en étroite relation avec l’ensemble des artistes arabes conscientisés qui sont à un moment ou à un autre de leur carrière passés par la France, les encourageant systématiquement à s’engager d’une manière ou d’une autre dans ce travail de résistance intellectuelle et de revalorisation symbolique. Car toute oeuvre visant à faire assumer et aimer sous quelque forme que ce soit, un aspect de l’ethos arabe ou berbère traditionnel (compromettant ainsi le développement du monstre anthropologique que le conditionnement colonial visait à créer), avait en soi une valeur subversive.
C’est ainsi qu’on peut qualifier de décolonial l’art d’un Abdelhamid Ababssa (qui a selon M. Hachelaf rencontré et fréquenté assidûment Mohamed Boudia dans les années cinquante) attaché à glorifier la noblesse de l’âme bédouine arabe en la présentant comme un élément primordial de notre identité (à l’époque du « tajdid » (le renouveau), le « qadim » (l’ancien) se définit chez de nombreux auteurs comme l’envers de ce qui a pourri, un archétype éternel intime persévérant dans l’indivis, quelque chose qui fut grand et qui demeure lié à l’Absolu).
Dans ce sens, nous devons citer au Maroc le cheikh Ben Abd al Salam el Brihi, Abdelkrim Raïs ou Ben Mohamed el ukili. En Tunisie, Khmeyes Ternan ou un artiste comme Mohamed Jamoussi qui a joué un rôle majeur non seulement dans la résistance culturelle que constituait son art mais aussi de par ses activités de formateur d’autres artistes originaires de toute l’Afrique du nord qui ont travaillé à répandre après lui, cette culture que les colons percevaient comme une contre-culture (Cherif Kheddam, Ammouche Mohand ou Kamel Hamadi). Citons de même les Irakiens Ahmad Zaydan, Osman al-Mawsili ou Mohamed al-qabanji, les Saoudiens Hassan Jawa et Ibrahim Samman, les Syriens Ali Darwish, Fakhri al Barudi ainsi que les Libanais G. Faraj, ou Tawfiq Bacha.
Hatgan ya rayt ya khuana ma ruhtesh London wala Baris (ça rend fou ô mes frères, j’aurais aimé ne pas être allé à Londres et à Paris)
Mahmud Bayram al Tunssi chanté par Zakaria Ahmed
La critique du colonialisme a souvent pris la forme d’une dénonciation moraliste des normes et des valeurs que cherchaient à imposer les colons. Et c’est essentiellement dans le genre satirique que s’est développée cette veine: il s’agissait de moquer dans des registres burlesques ou héroï-comiques ce que les dominants tenaient à valoriser fièrement: leur culture, leur moeurs, leur vision du monde…
Le célèbre poète égyptien Mahmud Bayram al Tunssi, connu pour ses textes chantés par Um Kalthum, a consacré au début du XXe siècle une chanson comique visant à dénoncer avec une ironie acerbe, l’inhumanité des métropoles occidentales tout en glorifiant (par une rhétorique du retournement des valeurs symboliques) les quartiers populaires égyptiens.
Hatgan-zakaria ahmed par marksman73
En Algérie, bien avant Sadaoui Salah, Mohamed Mazouni ou Ahmed Saber spécialisés dans les études de moeurs comiques, Rachid Ksentini a jeté les bases de la critique sociale décoloniale.
Mais ces critiques pouvaient aussi emprunter des accents plus pathétiques, nostalgiques de voix pleurant la disparition de moments qui ne reviendront plus, écartés par des envahisseurs destructeurs de cultures, de sensibilités et d’imaginaires. Citons dans cette veine les textes de Boutaleb Benyekhlef chantés notamment par Blaoui el Houari ou Ahmad Saber.
F’Sabra u Chatila, al majzara al kbira… (à Sabra et Chatila, une grande boucherie…)
Nass el Ghiwane
Le thème anticolonialiste arabe par excellence depuis plusieurs décennies demeure bien sûr la Palestine. De nombreux artistes de tout le monde arabe ont interprété des hommages à ce pays colonisé avec la complicité de toutes les puissances occidentales.
Le chanteur le plus emblématique reste sûrement Marssil Khalifa interprétant les textes du grand poète Mahmud Darwish.
Mais d’autres artistes majeurs ont bien sûr régulièrement apporté leur contribution à l’enrichissement de ce répertoire: une des plus belles oeuvres évoquant cette question reste certainement ce chant écrit par le poète syrien Nizar Qabbani, composé par Mohamed Abdelwahab et interprété par Um Kalthum: asbaha 3andi al-an bunduqiya (maintenant j’ai un fusil).
Au Maroc, les groupes Jil Jilala et bien sûr Nass al Ghiwan ont interprété des chansons figurant parmi les plus marquantes consacrées à la Palestine. Dans le cadre d’une oeuvre inscrite dans la construction d’une culture nationale marocaine authentique (passant par l’emploi d’une langue populaire ancienne ainsi que par l’utilisation d’instruments et de techniques de chant traditionnels quasiment oubliés, largement méprisés par les tenants du « jadid » et auxquels ces artistes se sont attachés à redonner leurs lettres de noblesse) « Intifada », « Palestine » ou « Sabra et Chatila »…
Nass elghiwane sabra chatila par enlil78
… en évoquant clairement des faits politiques concrets, en dénonçant sans détour les différentes complicités et surtout en clamant haut et fort dans une langue familière extrêmement touchante une solidarité fondée sur une communauté de destin, imposent l’idée que l’être marocain réel, dans son intimité, ne peut que se sentir concerné par le sort d’autres arabes subissant le joug colonial.
C’est à peu près la même logique que nous retrouvions dans un texte d’Ahmad Shafiq Kamel (Watan al Akbar) mis en musique par Mohamed Abdalwahab et interprété par un groupe d’artistes arabes pour constituer l’hymne de la République arabe unie.
El Watan El Akbar – All Arabic Stars par nice_
Après avoir explicitement défini la nation arabe « de Marrakech au Bahreïn » (deuxième couplet interprété par Sabah) comme anticolonialiste (dans un couplet consacré à l’Algérie et interprété par Warda) et anti-impérialiste (dans un couplet consacré au Liban interprété par Fayda Kamal), et l’identité arabe comme une identité noble (couplets 4 et 6 interprétés par Chadia et Najat Essaghira), en lutte, agressée de toutes parts et décidée à vaincre, le dernier couplet interprété par Abdelhalim Hafez conclut:
« Fi Filistin (…) hatkemmel lek huriyatek » (En Palestine s’achèvera ta libération) affirmant ainsi le lien indéfectible unissant l’arabité à la cause palestinienne – la première ne pouvant se réaliser pleinement que par la victoire de la seconde. Que le timbre magnifique de la voix d’al 3andalib al assmar (le rossignol brun), familier de tous les Arabes, propre à toucher le coeur de notre coeur, nous rappelle ainsi clairement que notre sort, celui de tous les Arabes, est lié à celui de nos frères Palestiniens, voilà qui constitue une des plus belles contributions artistiques que la chanson pouvait apporter à la lutte anticolonialiste.
Faysal Riad, membre du PIR