Le musulman cachemiri désirant la libération (Azadi) du Cachemire a historiquement fait face à deux types de réponses.
D’abord, celle des libéraux indiens (et des libéraux en général), qui pathologisent ce désir et le traitent comme une anomalie devant être expliquée, prise en charge et corrigée. Il est fait l’hypothèse que quelque chose a dû causer ce désir chez le musulman cachemiri, désormais perçu comme un malade. Diverses explications causales apparaissent, telles que a) il désire la libération parce qu’il est au chômage ou pauvre, b) il désire la liberté parce que l’armée l’a battu ou en raison des politiques répressives de l’État, ou c) il a été endoctriné ou trompé par le Pakistan. Le désir de libération des musulmans cachemiri est ainsi rendu pathologique. Il ne l’aurait pas voulue, dit-on, si tel ou tel événement de sa vie ne s’était pas produit. Pour le libéral, ce dont le cachemiri a besoin, c’est donc d’un confinement et d’un traitement thérapeutiques. La théorisation libérale soutient ainsi que si ce musulman cachemiri était correctement traité, la pathologie du désir d’Azadi disparaîtrait et qu’il recouvrerait sa santé. La santé ici désigne un état où le Cachemiri se sentirait appartenir à l’Inde, un sentiment d’appartenance naturel qui aurait été supposément rompu par les forces aliénantes de la pauvreté ou d’une expérience amère de la torture aux mains des forces armées indiennes.
Ensuite, il y a la réponse du nationaliste hindou, qui au lieu de préconiser un confinement thérapeutique, met l’accent sur des mesures punitives et sur l’emprisonnement. Un Cachemiri désirant l’azadi n’est pas un patient qui aurait besoin de l’empathie libérale, mais un criminel, un traitre, qui doit être violemment discipliné et puni. Le Cachemiri est considéré comme irrécupérable, au-delà de toute possibilité de traitement et de guérison. Les deux points de vue sont déshumanisants, bien que la perspective libérale soit plus condescendante car elle implique que le musulman cachemiri ne serait pas conscient de son propre désir réel. Le nationaliste hindou, de son côté, reconnaît que le Cachemiri vise la libération et le punit pour cette raison précise, reconnaissant que les routes, l’emploi ou la tolérance ne changeront rien. Cependant, ces deux points de vue se rejoignent dans leur caractérisation de la libération anticoloniale comme un problème qui doit être nié.
Prenons par exemple le cas de l’article 370 de la Constitution de l’Inde. Pour le nationaliste hindou, l’article 370, qui accordait au Cachemire une autonomie juridique et politique nominale tout en le soumettant totalement à la puissance souveraine indienne, était un obstacle à l’intégration complète du Cachemire à l’Inde. Par conséquent, depuis sept décennies, ils ont appelé à sa fin et en août 2019, il a effectivement été abrogé. Pour certains nationalistes indiens laïcs de tendance nehruvienne, en revanche, ce n’était pas un obstacle mais un tunnel qui permettrait une intégration progressive du Cachemire à l’Inde. Pour eux, les Cachemiris devraient être autorisés à se sentir différents et spéciaux, tant que la reconnaissance de cette différence ne se traduit pas en un appel à la libération. Maintenant, une lecture superficielle des deux positions pourrait faire apparaître la première comme oppressive et la seconde comme non-oppressive, mais ce qui est omis alors, c’est le présupposé sous-jacent qui les guide toutes les deux : le désir d’intégration du Cachemire à l’Inde. La différence est simplement procédurale ou méthodologique. Il ne s’agit pas de savoir si l’Inde devrait ou non coloniser le Cachemire, ou si les musulmans cachemiris devraient ou non être soumis à la domination indienne, mais plutôt de comment coloniser, comment gouverner, quelle modalité de pouvoir appliquer et quand. Outre l’objectif commun d’intégration, les deux positions revendiquent d’être les plus efficaces, avec les Indiens libéraux (ou les libéraux en général) qui accusent souvent les nationalistes hindous d’avoir radicalisé les Cachemiris. Ce qu’ils veulent dire par là, c’est que le nationaliste hindou dit à voix haute ce qui ne devrait pas être dit, provoquant ainsi les Cachemiris. C’est presque comme une course entre les deux, chacun se battant pour être le colonisateur le plus efficace.
L’approche libérale est caractérisée par un progressisme développemental, l’idée étant que l’indianisation progressive du Cachemire renforcera la domination de l’Inde. Par conséquent, les libéraux ont à maintes reprises appelé à conquérir les cœurs et les esprits des musulmans cachemiris, car selon eux l’approche nationaliste hindoue d’une domination par la violence et les armes n’est ni durable ni efficace. En gagnant les cœurs des Cachemiris, c’est un pouvoir qui opère à un niveau plus profond, ciblant la constitution psycho-spirituelle même du Cachemiri et mettant fin à l’appel à la libération une bonne fois pour toutes.
Inversement, le nationaliste hindou entend le musulman cachemiri appeler à la libération et l’interprète en conséquence, confirmant son sens apparent, puis le punissant pour cela. Le nationaliste hindou va même jusqu’à exhumer un supposé appel à l’azadi dans les paroles et les attitudes quotidiennes d’un musulman cachemiri qui n’y font pas explicitement référence, tandis que le libéral nie son sens apparent et commence à révéler ce qu’il croit être son sens réel ou latent. Ainsi, lorsqu’un musulman cachemiri demande l’azadi de la domination coloniale indienne, selon ce récit, il doit vouloir dire tout autre chose. Pour les libéraux, l’appel à la libération est peut-être symptomatique d’un problème plus profond, un appel plein de ressentiment d’un Cachemiri rebelle à l’État indien pour qu’il le traite bien, comme la protestation d’un enfant contre son père lorsqu’il se sent lésé. Autrement dit, alors que le nationaliste hindou voit le pouvoir en termes wébériens, c’est-à-dire comme la capacité d’agir conformément à sa volonté malgré la résistance ou contre elle, en présupposant que la volonté des Cachemiris est distincte et opposée à la sienne, le libéral aspire à une forme de pouvoir qui cherche à produire l’obéissance chez les Cachemiris, à créer des conditions dans lesquelles les Cachemiris souhaiteront ce que l’État indien lui-même veut, mettant ainsi fin au besoin de surmonter la résistance.
En 2013, Dilip Padgaonkar, un libéral indien qui a dirigé un comité de trois interlocuteurs indiens sur le Jammu-et-Cachemire, a déclaré que « le peuple du Cachemire ne connaît pas la signification spécifique de l’azadi. Ils utilisent ce slogan sans savoir ce qu’ils veulent… Ils ne voulaient pas l’azadi de l’Inde, mais que leurs problèmes sociaux et économiques soient résolus. » De même, P. Chidambaram, ancien ministre de l’Intérieur de l’Inde et membre du Congrès national indien, a déclaré que « lorsque les habitants de Jammu-et-Cachemire réclament l’ ‘azadi’, la plupart d’entre eux veulent simplement dire plus d’autonomie. » A. S. Dulat, ancien chef de l’agence de renseignement de l’Inde, la Research and Analysis Wing, a déclaré que « l’azadi qu’ils [les Cachemiris] veulent, c’est l’accommodation. Ils veulent leur honneur, leur dignité et surtout la justice. »
Selon le libéral, se trouve dans l’appel à la liberté une attente cachée ou un désir d’une plus grande intégration à l’Inde. Si un ressentiment est éprouvé par le Cachemiri, le libéral suppose une relation d’attente positive, de remédiation. L’idée que la lutte cachemiri se résume à un simple sentiment peut être vue comme une forme de dépolitisation. C’est la dépolitisation de la source de tout ce qui se passe au Cachemire, car elle substitue, selon les mots de Wendy Brown, « des vocabulaires émotionnels et personnels à des vocabulaires politiques pour formuler des solutions à des problèmes politiques ». Le libéral parle du Cachemire presque comme s’il ne s’agissait pas de colonisation, mais des mauvaises manières de l’Inde à l’égard des Cachemiris et ce qui est alors nécessaire n’est pas la décolonisation, mais la sensibilité ou l’amélioration des manières de l’Inde.
À cela, le musulman cachemiri en quête d’azadi peut répondre qu’il n’éprouve pas simplement du ressentiment envers l’Inde parce qu’elle le maltraite, que sa résistance ne découle pas du ressentiment ou d’un sentiment de déception. Le problème n’est pas que l’Inde maltraite les Cachemiris, mais avant tout qu’ils sont soumis à son traitement. Les termes et les manifestations contingentes de ce traitement sont inessentiels, c’est la soumission qui l’est. On ne se sent pas trahi par une épine lorsqu’elle nous fait saigner, car on s’attend à ce qu’elle le fasse. Le problème n’est pas que l’Inde n’est pas généreuse avec les Cachemiris ; le Cachemiri en quête d’azadi ne cherche pas sa générosité. Il ne veut pas être bien traité par l’État indien. Au contraire, son argument est que l’Inde ne devrait pas exister au Cachemire. Ce qu’elle fait de son existence est donc ici sans importance. Le Cachemiri rebelle conteste le pouvoir indien lorsqu’il permet aux Cachemiris de vivre comme il conteste son pouvoir de les tuer. Il affirme que l’État indien ne devrait exercer aucun pouvoir sur la vie des Cachemiris. Il ne devrait détenir ni le pouvoir de donner ni celui de prendre.
Dans un article récent publié dans The Economist, l’auteur y déclare que « plutôt que de libérer le Cachemire de la violence séparatiste, de la pauvreté et de la corruption, l’approche intransigeante du gouvernement Modi semble avoir rendu ses problèmes politiques encore plus insolubles, sans rendre la région évidemment plus sûre, moins misérable ou plus prospère. » Apparemment, le problème n’est pas que le Cachemire n’est pas libéré de la colonisation indienne, mais que Modi a échoué à le libérer de l’idée d’un Cachemire libre — c’est cette idée que l’auteur a qualifiée de violence séparatiste.
Comme le détaille le livre de Neve Gordon The Human Right to Dominate, le critique libéral des actions indiennes au Cachemire demande souvent à l’État d’agir, d’être plus responsable. Gordon décrit avec précision comment le critique libéral demande à l’État colonial, celui là même qui est responsable d’exécutions extrajudiciaires, de tortures, de démolitions de maisons et de viols, d’être à la fois l’arbitre et le protecteur contre les violations qu’il commet. Gordon soutient qu’il en résulte une situation paradoxale qui permet à l’État de se critiquer lui-même tout en produisant sa propre légitimation. Cette contradiction se caractérise par une « configuration tripartite, opérant comme une combinaison complexe et supposément évidente de protection contre, par et de l’État ». Prenons par exemple la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. En identifiant l’État et ses fonctionnaires comme des sources potentielles de génocide et de violations des droits humains, la convention a établi une protection contre l’État. Cependant, elle a ensuite demandé à ce même État de reconnaître le crime de génocide comme un élément constitutif du droit international et de punir les personnes coupables de génocide, lui attribuant ainsi la responsabilité de la protection. C’est pourquoi, comme le note Gordon, le citoyen est simultanément protégé contre et par l’État. Enfin, en tant qu’outil qui donne à l’État le pouvoir de protéger le citoyen, la convention lui a également offert une protection, en lui offrant une légitimité en tant qu’acteur central et principal exécutant de la convention.
Pour le dire simplement, si une personne occupe notre domicile, il serait absurde de déplacer la focalisation de l’expulsion de l’intrus à la question de savoir s’il nous permet ou non de dormir et de manger chez nous. Ce serait encore plus absurde si nous commencions à considérer la permission comme un acte de générosité. L’État indien au Cachemire est une force colonisatrice. Même s’il permettait aux Cachemiris de manger abondamment et de dormir confortablement chez eux, le problème fondamental demeurerait. Que font-ils chez les Cachemiris ? Pourquoi ont-ils le pouvoir de « permettre » aux Cachemiris de dormir ou de ne pas dormir ? De manger ou de ne pas manger ? C’est ce pouvoir de permettre que le musulman cachemiri en quête d’azadi cherche à ruiner. Le problème n’est pas celui de l’abus de pouvoir. Un tel argument présuppose la possibilité de son juste usage. Le pouvoir indien lui-même, tant dans sa permissivité que dans sa répressivité, est le problème fondamental
Ahmed Bin Qasim
Article original publié sur Milestones et traduit de l’anglais par Rdr Cahen
Ahmed Bin Qasim est un écrivain originaire du Cachemire occupé par l’Inde. Il prépare actuellement une licence en anthropologie et un master intégré en études interdisciplinaires sur l’islam. Il est le fondateur et l’animateur du podcast Koshur Musalman, l’un des premiers podcasts de la région du Cachemire, qui explore les thèmes de l’histoire du Cachemire, de l’islam, des études critiques sur la laïcité et de l’histoire coloniale. Ahmed est le fils de deux prisonniers politiques cachemiris, son père est le plus ancien prisonnier politique du Cachemire.