Alors que l’on s’apprête à commémorer le cinquantenaire de la disparition de Frantz Fanon, cette brève intervention s’efforce de restituer l’importance de son œuvre dans un contexte qui ne cesse de voir se déployer des mobilisations anticolonialistes et antiracistes dans le Tiers Monde et dans le Premier Monde. Ce texte offre une vision de l’œuvre de Fanon qui se démarque d’autres prises de positions récentes, à l’instar de celle de Philippe Pierre-Charles et d’Olivier Besancenot, et tente d’établir des points de convergence avec certains mouvements sociaux actuels, tel que les Indigènes de la république en France.
Il y a un peu plus de cinquante ans, le grand penseur et vétéran martiniquais et algérien Frantz Fanon écrivait : « L’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui. Il est trop tôt… ou trop tard. » (1952 : 5). Fanon livrait cette sentence après avoir participé à la deuxième guerre mondiale en France aux côtés de la résistance et avant son arrivée en Algérie où il rejoindra les rangs du FLN. Son engagement dans ces deux guerres avait un dénominateur commun : son opposition au racisme, à l’impérialisme, au colonialisme, et à la déshumanisation de certains peuples et sujets et par d’autres. Si les explosions furent nombreuses durant ces guerres, reste que la persistance des problèmes auxquels Fanon entendait s’attaquer indique que l’ « explosion » qui y mettrait un terme ne s’est pas encore produite, et il n’est pas certain qu’elle se produise un jour.
Cinquante ans après sa mort, nous nous trouvons encore, en un sens, dans les mêmes conditions existentielles et historiques. S’il est indéniable que les relations coloniales formelles sont moins nombreuses et moins évidentes qu’elles ne l’étaient, il conviendrait d’admettre la pérennité d’une matrice de pouvoir mondiale et d’un univers de représentations symboliques fermement enracinés dans la longue histoire des relations coloniales modernes, dont participent, entre autres, le racisme, l’esclavage et le génocide modernes. Dans la droite ligne de Fanon, le sociologue péruvien Aníbal Quijano désigne cet ensemble de phénomènes par le terme de « colonialité du pouvoir », que la philosophe jamaïcaine Sylvia Winter nomme pour sa part le nouveau « propter nos », ou discours civilisateur de la modernité.
Il suit de là que l’enjeu continue de résider dans la lutte contre les relations coloniales formelles, mais aussi dans l’élaboration de stratégies d’opposition et de changement orientées contre les dimensions coloniales, racistes et déshumanisantes des États-nation et d’une matrice de pouvoir mondiale que l’on ne saurait réduire à sa dimension capitaliste. Fanon lui-même, dans Les Damnés de la terre, mettait en garde contre les propositions qui réduisent le problème du colonialisme et du racisme à une problématique de classe : « Aux colonies l’infrastructure économique est également une superstructure. La cause est conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. C’est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial » (1981 : 9) Cinquante ans après sa disparition, il reste encore beaucoup à faire afin de comprendre et de s’imprégner de toutes les implications de cette sentence fanonienne, en particulier au sein des milieux « de gauche ».
Les problèmes que Fanon observa et diagnostiqua dans les colonies excédèrent toujours les limites de ces territoires colonisés. La colonialité du pouvoir, de l’être, du savoir, du genre s’est forgée dans les colonies, dans les navires négriers, dans les plantations, dans l’intimité du foyer, au sein de l’État, dans les relations entre empires et colonies, et entre centre et périphérie. Elle s’est ensuite étendue sous diverses formes, de sorte qu’aujourd’hui elle est présente partout et nous affecte tous. Il n’est toutefois pas surprenant que la colonialité s’exprime de façon particulièrement crue lorsqu’il s’agit des sujets racialisés et de ceux issus de colonies, actuelles ou anciennes. Voilà pourquoi, cinquante ans après sa mort, la pensée de Fanon continue d’être d’une grande pertinence pour qui veut saisir les dynamiques de la « colonialité globale », mais également les modes d’exclusion ou les tentatives de réhumanisation qu’organisent des descendants d’esclaves et des sujets coloniaux, ou encore les migrants en provenance du Sud global dans les métropoles et les villes des anciens empires, parmi d’autres groupes de sujets dont l’humanité même est sujette à caution.
Fanon connut une Europe qui avait subi peu de temps auparavant les excès de la colonialité, sous la forme de l’hybris impéraliste et raciste nazie ; de nos jours l’Europe voit affluer des sujets coloniaux originaires de régions dans lesquelles furent élaborés des éléments cruciaux de la colonialité. Et c’est bien par rapport à ces sujets que l’Europe continue de mettre en œuvre son procédé habituel consistant à dissimuler les problèmes qu’elle a elle-même créés et dont d’autres souffrent, à pathologiser les communautés et les mouvements qui protestent ou tentent de transformer leur situation. Un processus similaire est en cours aux États-Unis, qui s’attaquent aux migrants hispanophones et à d’autres communautés racialisées, et il n’est pas rare de retrouver des attitudes semblables parmi les élites du Sud global.
Aujourd’hui, plus encore qu’hier, les analyses de Fanon valent autant pour les colonies que pour les centres métropolitains. Car c’est bien là, dans les métropoles, que l’on affirme que le racisme n’existe pas puisqu’il n’y a que des citoyens, alors que ce terme de « citoyen » ne désigne qu’un type particulier d’être humain qui n’admet, n’accepte pas certains éléments fondamentaux constitutifs de l’humanité de communautés et de sujets qui sont perçus comme étant en dehors de la norme. Que l’on dénonce le racisme et affirme l’humanité pleine des sujets exclus et déshumanisés, et on se verra taxé d’ « essentialiste » (une manière de re-pathologiser), ou accusé d’obscurcir le problème par l’emploi de termes techniques tel que « postcolonialisme ». Aujourd’hui encore, au cœur des métropoles et ailleurs, les droites font alliance avec les gauches lorsqu’il s’agit de nier ou de passer sous silence le racisme, ou encore de délégitimer les groupes sociaux qui s’attaquent aux normes interprétatives modernes – que celles-ci soient libérales, conservatrices ou marxistes – qui entendent décréter ce qu’est l’action sociale et politique. Il n’est donc pas surprenant que, essuyant pareils affronts, ces sujets viennent puiser dans l’œuvre de Fanon, Fanon qui ne plaça jamais la méthode au-dessus de ceux dont il parlait et qui était familier des trames complexes du racisme et de la colonialité.
Aujourd’hui, mettre la pensée de Fanon en mouvement, implique de célébrer ses paroles et ses actes, mais surtout de participer à la décolonisation et la déracialisation de la société et de l’État dans lesquels on vit, et plus largement du monde. Cet engagement aux côtés des damnés contemporains – davantage que l’espoir placé dans une future « explosion », possible ou impossible, sans parler de l’attitude consistant à (re)pathologiser les groupes soucieux de leur identité culturelle – est l’attitude qui s’apparente le plus à une action fanonienne aujourd’hui. Les « damnés » ont eux aussi leurs enjeux propres, dans lesquels peut intervenir la pensée de Fanon qui est un outil tant pour l’auto-critique que pour l’élaboration de méthodologies et de stratégies pour tisser des liens entre diverses communautés de damnés. Entre les Caraïbes et la France, la France et l’Algérie, l’Algérie, le reste de l’Afrique et les États-Unis, entre les États-Unis et l’Amérique latine, l’Amérique latine et l’Asie, telles peuvent être les connexions et les trajectoires diverses de l’action décoloniale. Là encore Fanon a beaucoup à nous dire.
« J’appartiens irréductiblement à mon époque » écrivait Fanon. Avec toutes les différences cruciales qui séparent le monde que connut Fanon du nôtre, il est peut-être temps d’admettre que nous appartenons autant à l’époque qu’à la pensée vivante de Fanon. La décolonisation est un projet inachevé.
Nelson Maldonado-Torres
Traduit par Emmanuel Delgado Hoch pour le Groupe décolonial de traduction :
http://www.decolonialtranslation.com/
Note
(1) Philippe Pierre-Charles et Olivier Besancenot, Frantz Fanon, le retour ?
Bibliographie :
Franz Fanon (1952) Peau Noire, Masques Blancs. Paris, éditions Maspero.
Frantz Fanon (1981) Les damnés de la terre, Paris, éditions Maspero.