Haïti

Aimer Haïti…

Il est des événements qui par leur impact et les déluges de réaction médiatiques qu’ils suscitent, forcent à s’arrêter, obligent à « garder la vue qui porte au loin ». Ne serait-ce que pour échapper à la fascination des images qui tournent en boucle ou des émotions brutes qu’elles emportent avec elles. Tel pourrait bien être le cas du terrible tremblement de terre qui vient de dévaster Haïti. Oui ! : garder la vue qui porte au loin ; non pas pour oublier ou se détourner, mais justement pour aimer, aimer mieux Haïti…

Cela ne veut pas dire évidemment qu’il faille s’enfermer dans sa tour d’ivoire ou vaquer à ses occupations comme si de rien n’était. À fortiori quand on a pu- ainsi que j’en ai eu la chance-vivre en Haïti, participer à ses rêves de seconde indépendance, travailler au Palais national. Ce Palais national aujourd’hui défait, et dont les dômes d’un blanc immaculé se sont brutalement effondrés, broyant tout sous leur passage, jusqu’à ces vestiges de grandeur et dignité qu’ils incarnaient envers et contre tout. Sous fond de grisaille, de poussière et de dénuement, quel symbole il continue à être !

À vivre en Haïti et à se confronter aux contradictions que ce petit pays ne cessait de lui renvoyer, qui n’a pas fini par s’y sentir profondément attaché ? Sous le soleil lumineux du Sud, ce mélange d’insouciance et de tragédies, de dignité et de défaites, de chaleureuses proximités mais aussi d’incompréhensibles distances. Tout indissolublement lié : « Haïti chérie » !

Plus de 50 000 morts, 80 % des édifices détruits, peut-être un million de sans abris… la mort, la faim, la peur, comme titrait à la une Le Devoir, il n’est pas difficile de se laisser aller à imaginer…

Regard biaisé

Mais d’abord ce qu’il ne faudrait jamais oublier : ce regard biaisé qui est le nôtre et duquel il est si difficile de se déprendre ; ici et maintenant, au prisme des images télévisuelles, ce regard de « blancs », de « gens du Nord » qui nous appartient en propre et qui n’échappe que difficilement aux logiques institutionnalisées de la dépendance et de l’inégalité. Qui resterait aveugle à ce facteur déterminant ? Par exemple quand on réalise comment René Préval, le président en exercice du pays, après avoir lui-même échappé de près à la mort, se retrouve à essayer de gérer un pays en état de choc, du fond d’un petit commissariat de police, sans rien, sans même l’aide de la Minustah, elle-même déstabilisée, à la merci complète de la bonne (ou mauvaise !) volonté de puissances étrangères. Ou quand on apprend que George Anglade, ex ministre, en fut réduit à appeler sur son portable des amis de Montréal pour qu’on vienne -en vain !- le sauver sous les décombres de sa maison de Port-au-Prince. Ou encore quand on découvre à peine deux jours après la catastrophe que l’aéroport est passé tout naturellement sous contrôle militaire américain. Sans même parler de cette profusion d’images que seuls, depuis le Nord, nous avons le privilège de multiplier et de faire circuler massivement. Comme si la découverte de la réalité du malheur des Haïtiens ne dépendait que du pouvoir virtuel de nos propres images. Si Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère, s’il est à ce point dépossédé de lui-même, il l’est aussi parce que s’y sont perpétuées -sous l’égide d’un colonialisme tenace et revanchard-d’implacables politiques de dépendances économiques. Des politiques qui durent encore aujourd’hui et qui expliquent pour une part non négligeable l’état du pays… ainsi que -par contre coups- la façon dont nous le regardons !

Catastrophe naturelle ?

Une catastrophe n’est jamais une catastrophe en soi, et si ce tremblement de terre est bien une catastrophe naturelle, avec ces 7 degrés à l’échelle de Richter et son épicentre situé à moins de 10 kilomètres d’une capitale de près de 4 millions d’habitants, il n’en demeure pas moins qu’elle est aussi indéniablement sociale et politique. Ses effets ont été renforcés démultipliés par tout ce qu’était déjà Haïti : économie exsangue, État anémique, pauvreté endémique, infrastructures chancelantes, etc

Et qu’on n’aille pas, pour se dédouaner, nous dire que si Haïti est restée pauvre, elle le doit surtout à ses élites, égoïstes, rapaces et corrompues incapables d’investir ou de s’impliquer généreusement dans leur propre pays. Car si ces dernières sont effectivement de cette eau et continuent à empiler outrageusement richesses et privilèges, elles n’y sont parvenues que grâce aux complicités actives des grandes puissances (USA, Canada, France, Brésil, etc.) qui président d’une manière ou d’une autre au destin de ce pays, très directement au moins depuis juin 1994, lors du retour d’Aristide contrôlé par l’administration étatsunienne de Bill Clinton.

Alors ne vous faites pas trop d’illusions quand même, si vous voyez ce dernier -visage amène- prendre en charge pour les États-unis les secours à Port-au-Prince ! Et si l’on peut bien sûr, vibrer à cette campagne spontanée d’aide d’urgence à laquelle tant d’entre nous ont répondu si généreusement, il reste à ne pas oublier les implacables rapports de force sociopolitiques qui sous-tendent les intentions de nos gouvernements. Certes Barack Obama met le paquet, poussé peut-être en cela par ses origines africaines, mais il le fait aussi -real politique oblige-parce qu’on craint aux USA comme la peste ces « boat people » qui ne manqueraient pas de débarquer massivement sur les côtes de la Floride et auxquelles il serait bien difficile de refuser -dans de telles conditions-le statut de réfugié.

La dépendance maudite

Et au-delà, que faire ? Devant une telle dévastation, tout paraît devoir être reconstruit et les plus clairvoyants parlent déjà d’une sorte de plan Marshall pour Haïti. D’évidence, on aura besoin de moyens financiers considérables dont, soit dit en passant, on se surprend à voir comment maintenant on paraît soudainement les trouver, alors que dans le passé tant de fois Haïti a frappé des murs à ce sujet. Mais au delà, il reste à répondre à une question autrement compliquée : comment profiter du défi de la reconstruction pour briser cette dépendance maudite ? Car s’il y a une malédiction, elle gît là et seulement là.

Au-delà même de cette aide d’urgence si vitale à faire parvenir aujourd’hui, aider Haïti c’est en effet s’attacher à promouvoir un type d’aide et de développement radicalement différent. Un type d’aide qui voudrait rompre avec la dépendance et chercherait moins à pactiser avec les élites enrichies du pays qu’à s’appuyer sur les formidables ressources d’un peuple oublié et appauvri. Un peuple qui s’est jusqu’à présent toujours senti « d’en dehors » justement parce qu’il n’a jamais été vraiment pris en compte par ses élites et les puissances occidentales. Comme s’il n’existait pas ! Lui qui pourtant n’a cessé de vivre et résister dans un contexte si difficile, et aujourd’hui s’acharne à survivre dans les conditions les plus tragiques. Oserons-nous faire confiance à ce tissu d’organisations paysannes, syndicales, communautaires, à ces ONGs de base qui n’ont cessé de se développer en son sein et à partir desquelles il tente, depuis si longtemps, de s’auto-organiser et de se faire entendre, d’exister tout simplement ? Oserons-nous soutenir un développement pensé à partir d’en bas, à partir de lui ? Oserons-nous enfin ? Aimer Haïti, ce n’est rien d’autre que cela !

Pierre Mouterde
Québec, le 16 janvier 2010
Auteur de Apre bal tanbou lou, 5 ans de duplicité américaine en Haïti (91-96), Paris, Austral 96 (en collaboration avec Christophe Wargny) ; Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation, Montréal, Écosociété, 2009.
Texte publié « en partie » dans La Presse du 18 janvier 2010

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