Partie 1 : A Farida Belghoul

A Farida Belghoul et aux héritiers de la Marche des « beurs ». Du bon usage d’un héritage.

« Notre génération donc, de même que la génération précédente, a voulu donner à ses enfants tout ce qu’elle n’avait pas pu avoir. Ce faisant, nous avons parfois oublié que – je cite de nouveau Andy – « la bataille que nos aînés ont menée avec les ‘limites’ leur a insufflé la force de nous élever comme des hommes et des femmes ». Cette force est notre véritable héritage. Elle ne doit pas être trahie pour le plat de lentilles yankee-occidental. » James Baldwin[1]

Des sentiers de l’autonomie aux chemins de la perdition : une responsabilité collective

De foi d’immigrés, nous n’aurions jamais imaginé que Farida Belghoul, figure majeure du « mouvement beur » des années 1980 et de Convergence 84, allait se constituer en butin de guerre et se livrer au peu ragoûtant Alain Soral, transfuge du Front National. Quelques petites attentions auront suffi à un Soral au mieux de sa forme, semble t-il, pour approcher et ferrer  la belle endormie, et la ramener dans le giron national du Peuple de France. Le retour sur scène de l’égérie de Convergence 84 ne pouvait se faire que de manière fracassante mais aucun d’entre nous n’aurait songé un jour, assister au pitoyable naufrage d’une leadeuse du Mouvement beur, échouée sur les rives peu recommandables d’Egalité & Réconciliation (E&R).[2] Ironie du sort, cette rencontre a lieu quelques jours avant une série d’agressions islamophobes par des militants d’extrême droite proches de Serge Ayoub[3], célèbre pour ses chasses à l’Arabe dans les années 1980 et accessoirement, ami d’A. Soral avec qui il monte la « Société des Égaux » ainsi que « Le Local »  en 2007. L’expérience est grisante semble-t-il et va même provoquer la tenue d’une conférence publique qui aura lieu quelques semaines plus tard avec F.Belghoul, A. Soral et M. Cardet.[4]

Nous nous inclinons humblement et saluons la prise du chantre de la réconciliation nationale-chauvine.

Les faits : le 19 mai 2013, F. Belghoul accorde un entretien au site internet E&R. À la veille de la commémoration des trente ans de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme », dite « Marche des Beurs », la question du bilan de cette Marche est au cœur de son intervention.

Cet entretien est présenté comme un rempart contre la censure par F. Belghoul qui présente E&R comme le seul groupe à lui donner la parole depuis 28 ans. Elle a la mémoire ingrate.[5] Figure centrale de la période ayant marqué l’émergence des descendants d’immigrés sur la scène politique, il nous a semblé primordial de nous attarder sur l’analyse de la principale actrice de Convergence 84.

F. Belghoul est une personne qui a compté. Elle a marqué la mémoire de nombre de militants des années 80 par son charisme, et sa volonté radicale de servir les intérêts de l’immigration. Il y a un peu d’elle en nous. C’est ce peu qui nous pousse aujourd’hui à réagir. Notre histoire et nos luttes sont notre bien commun. À ce titre, elles ne peuvent servir de caution à quelque officine d’extrême droite que ce soit et ce quelle que soit notre profonde aversion pour le parti socialiste que nous partageons avec elle dans les grandes largeurs. Légitimer A. Soral et son site E&R aux yeux de l’immigration et de ses héritiers constitue à la fois une faute morale et politique. F. Belghoul est inexcusable.

Cependant, une interrogation s’impose : Comment une enfant de la guerre d’Algérie et militante de l’immigration peut-elle converger trente ans plus tard dans le camp des héritiers de l’OAS ? Elle n’est pas la première. On retrouve également ces effets chez d’autres soutiens indigènes à E&R, comme par exemple Kemi Seba ou encore Dieudonné. Au PIR, il nous semble assez clair que ces dérives sont à la fois une conséquence des effets du champ politique blanc et de l’incapacité des mouvements de l’immigration à formuler un projet politique au service des quartiers et des immigrations (nous y reviendrons dans nos prochaines publications). Devant ces errements, il est urgent de revenir sur trente ans de lutte de l’immigration et d’en tirer les leçons politiques. L’interprétation que F. Belghoul livre à E&R est à la fois une invitation au décryptage et une opportunité pour tenter une analyse du bilan de trois décennies de luttes. Alors que l’anniversaire de la Marche s’annonce comme une superposition de célébrations pieuses, il est important de poser la question de ses survivances auprès des héritiers de l’immigration et leur interprétation qui souvent se réduisent au traumatisme de la récupération par le PS, SOS Racisme et l’UEJF et qui, de fait, freinent l’élaboration d’une analyse politique au service des luttes actuelles.

Dépolitisation de la Marche et négation de la question raciale

Dès le début de la vidéo, F. Belghoul entend dire la « vérité » sur la Marche avec cette irrésistible tendance à se placer au centre de son récit et d’occuper la totalité de la scène au prix d’une mystification éhontée de l’histoire des luttes de l’immigration et ce, dans un déchaînement où la divagation le dispute au pathétique (Farida à Lyon,  Farida à Paris, Farida à Dijon, Farida au Caire…). Dans une logique à laquelle est habitué E&R, elle entend arracher le voile d’ignorance qui masque la vision qu’auraient les naïfs qui analysent cette marche comme un combat anti-raciste. Son analyse prône une pseudo-vérité qui arrache la Marche à son historicité et à ses conditions d’existence. F. Belghoul nous apprend ainsi que la Marche serait le fruit d’une machination socialiste. La « légende de la Marche » explique la genèse du mouvement par le contexte des crimes racistes et des rodéos des Minguettes.  Faux ! rétorque Belghoul. Le véritable contexte, c’est le tournant de la rigueur impulsé par Mitterrand qui trahi ses promesses, impose l’Europe à la France et sacrifie les acquis du « peuple de France ». La marche des beurs n’aurait pas eu pour motifs les discriminations « prétendues ou réelles » et la violence policière mais aurait joué le même rôle que le mariage gay aujourd’hui, à savoir « endormir le peuple de France » sur les réalités économiques et sociales pour « l’entraîner sur les questions œcuméniques, sur les questions sociétales posées par l’identité de la deuxième génération ». Bigre !

La Marche de 83 devient quasiment un appareil d’État, dont le pouvoir socialiste avait besoin, au lieu d’être analysée comme la naissance d’un nouveau champ politique immigré, autonome des combats classiques de la gauche blanche. Tous les observateurs et acteurs attentifs de l’époque s’accordent à dire que si, indéniablement, il y a eu instrumentalisation et manipulation par le PS, celles-ci sont postérieures à la Marche. De nombreux écrits ont été publiés à ce sujet dont ceux de Said Bouamama[6]. Une lecture attentive des faits montre en effet que la main de SOS Racisme n’apparaît qu’à l’arrivée de Convergence, en 84. Quant à la présence opportuniste de Jack Lang à une étape de la Marche, le discours de Georgina Dufoix à l’arrivée et l’accueil des marcheurs à l’Elysée n’expriment qu’une seule et unique chose : le manque d’autonomie de l’initiative et l’inexpérience des marcheurs. Mais cela ne peut en aucun cas remettre en cause l’authenticité de la marche et ses  véritables conditions d’émergence.

Ainsi, la dépolitisation de la Marche entraîne logiquement une négation de la question raciale. Si la Marche est uniquement une diversion pour masquer la cure d’austérité du gouvernement socialiste alors il devient nécessaire d’occulter les discriminations et les crimes racistes qui pourtant ont bien déclenché la Marche et qui ont marqué la réalité des immigrés pendant les trente glorieuses indépendamment des crises économiques.  Comme il convient d’oublier opportunément que c’est l’assassinat raciste d’Habib Grimzi par trois légionnaires (qui n’étaient à notre connaissance ni socialistes, ni sionistes) qui a donné un écho national à la Marche et participé à son succès. Ainsi, il ne faut pas s’étonner si jamais au cours de l’entretien F. Belghoul n’utilise l’appellation « Marche pour l’égalité et contre le racisme ».

Réhabiliter les « manipulateurs » et les « pigeons »

La thèse du complot ne serait pas crédible si manquaient à l’appel les affreux machiavels et les simples d’esprit. Feu sur la diablerie antiraciste et autres conjurés qui ont œuvré dans l’ombre pour, nous citons « m’enterrer vivante, moi la porte-parole, moi la dirigeante, moi la responsable ». Toumi Djaïdja – à l’origine de la Marche – aurait été totalement manipulé par Christian Delorme, curé machiavélique, de mèche avec le pouvoir socialiste de l’époque. Toute sincérité est retirée aux intentions de C. Delorme et Jean Costil. Cette thèse est hautement problématique puisqu’elle nie l’engagement et l’apport de certaines consciences antiracistes, non dénuées d’ambivalences, à qui il convient pourtant de rendre hommage[7].

Ainsi, les reproches que l’on peut légitimement faire à C. Delorme perdent de leur substance dans la bouche de F. Belghoul, puisque celui-ci est figé dans un rôle strict de marionnettiste. Curé blanc, admirateur de Gandhi, de Luther King et des luttes de libération pacifiques, humaniste dans la plus pure tradition chrétienne, ses intentions étaient sûrement sincères mais sa démarche qui a donné ses couleurs à la mobilisation a effectivement péché par excès d’irénisme. Si son humanisme l’a poussé à réagir face à une situation intenable, celui-ci n’a pas été jusqu’à laisser le contrôle aux indigènes. Il sera celui qui donnera le ton de la marche et qui en définira le contenu. Ce qui était primordial pour C. Delorme c’était de proposer une alternative à la violence qu’il sentait inévitable et peut-être empêcher toute forme de radicalisation perçue comme dommageable au mouvement social. Ainsi afin de s’émanciper dans la paix, l’émancipation passe par un contrôle (à différencier de la manipulation) blanc sur le mouvement « beur ». C’est ainsi le manque d’autonomie du mouvement qu’il est important de pointer ici. D’ailleurs quelques années plus tard, après de nouvelles victimes de la police, les banlieusards s’émanciperont de la figure du gentil beur (à travers notamment les émeutes de Vaulx-en-Velin).

Devant le mépris affiché par F. Belghoul face aux marcheurs de 1983, il importe aussi de réhabiliter les « pigeons ». Comme l’écrit justement Sadri Khiari – à propos de la marche de 1983 – « Nombreux, souvent acteurs ou témoins directs des mobilisations des années 1980, en font la critique au regard de ses prolongements ultérieurs qu’ils appréhendent, du reste, avec une sévérité imméritée. Plutôt que de saisir cet événement du point de vue de la dynamique historique – nécessairement longue et contradictoire – dans laquelle il s’est inscrit, ils l’interprètent  de biais, à travers leurs propres espoirs déçus, les défaites subies, l’échec – relatif à mon avis – des projets  politiques et organisationnels qu’ils ont eux-mêmes portés ou dans lesquels ils ont cru. »[8]. Au delà des divergences idéologiques que l’on peut avoir rétrospectivement avec la Marche des « beurs » et ses suites, il importe d’appréhender la Marche comme une sorte d’acte de naissance de l’existence indigène à travers la création d’un champ politique non-blanc. Même si la Marche se voulait multiculturelle et non communautaire, il importe de saisir ce qu’elle représente du point de vue des immigrés. Ces derniers deviennent, par la Marche, des sujets politiques. Cependant dans le discours de F. Belghoul, les marcheurs restent de simples objets réduits à une manipulation du pouvoir PS.  Ainsi, elle affiche un dédain explicite pour Mogniss Abdallah, autre figure majeure de cette période, décrit  comme faisant partie « du secteur police/justice », Egypto-danois de la petite bourgeoisie qui n’avait pas grand-chose à voir avec les quartiers populaires sauf que lui comme tout le secteur police/justice ne s’intéressait qu’à nous montrer comme des délinquants ».

Pourtant, Mogniss H. Abdallah [9], étudiant à Nanterre, organise fin des années 1970  avec son  frère Samir, des concerts « Rock against police », ce qui leur vaudra  une mesure ministérielle d’expulsion en 1979 par Christian Bonnet,  ministre de l’Intérieur. Journaliste indépendant, il collabore à la première radio « immigrée » Radio Soleil Goutte d’or et au premier hebdomadaire « immigré » Sans frontière, puis a cofondé en 1983 l’agence IM’média avec son frère Samir avec pour but de «  documenter les luttes de l’immigration ». L’œuvre des frères Abdallah est estimée de tous et les critiques de F. Belghoul incompréhensibles et malhonnêtes.

Convergence 84 sur les rails de l’autonomie

Les sentiers de l’autonomie sont sinueux. Dans l’espace borné de la banlieue émergent des formes de contestation originales portées par la deuxième génération  et porteuses de problématiques novatrices. Rock against police en est. Mogniss Abdallah la définit comme « expérience de coordination nationale intercités des jeunes immigrés et prolétaires » et se fait sans aucune aide extérieure. Après la Marche, l’impératif de l’autonomie deviendra une question centrale. Si F. Belghoul a laissé des traces dans la mémoire de l’immigration, c’est aussi et surtout parce que, dans la foulée des expériences précédentes, elle a franchi une étape vers le renforcement de cette autonomie. Convergence 84 est l’expression de cette tentative qui s’envisageait comme l’autonomie d’un mouvement social des banlieues. « Il s’agit, écrit S. Bouamama d’engager simultanément et complémentairement deux axes stratégiques : le premier s’adressant à la société civile afin d’éviter l’isolement et de mettre en évidence les intérêts sociaux communs ; le second s’adressant aux populations de l’immigration et agissant avec le premier afin d’éviter l’oubli des revendications spécifiques concrètes »[10]. F. Belghoul comprend très vite, même si elle ne le dit pas dans ces termes, qu’il faut se débarrasser des antiracistes blancs. Elle pressent leur mainmise et redoute leur capacité à contrôler le mouvement beur. L’appel de Convergence 84 se fait sans la présence des partis, syndicats, structure de l’État. La direction de convergence est clairement séparée du collectif de soutien à la deuxième marche. C’est ainsi toute la gauche qui est exclue et on ne peut que la féliciter pour ce formidable pas en avant vers l’autonomie. Hélas, l’expérience est stoppée court à cause de la faiblesse organisationnelle et politique du mouvement et par la formidable capacité de récupération du PS et de sa fameuse main jaune. Il n’est pas exagéré d’affirmer que le traumatisme de cette instrumentalisation va laisser des traces indélébiles dans les milieux militants de l’immigration et que F. Belghoul en porte encore les stigmates.

Et si le « rien » n’était pas vide ?

A E&R elle dit en parlant du présent : « le mouvement beur est inexistant. On a sur le terrain quelques associations qui donnent plutôt dans le rien qui sont toutes moribondes qui essaient dans les quartiers populaires de faire des actions culturelles ou sociales mais l’expression politique de la 2ème génération que nous avions été, la formidable énergie qui est sortie de nous et à partir de laquelle si nous  l’avions transformée en collaboration avec la France aurait pu donner quelque chose d’incroyable et notamment cette remise en cause du PS, n’a pas eu lieu. Vingt huit ans plus tard, on en est au même point ». Tout n’est pas faux dans ce constat amer mais c’est un sacré gloubiboulga assaisonné d’une bonne dose de mépris pour deux générations qui ont, pendant la longue retraite de la militante, transformé la France de manière irrémédiable. Les polémiques obsessionnelles et autres offensives politiques contre les quartiers qui défraient la chronique depuis trente ans attestent à la fois d’un ancrage solide des populations issues de l’empire colonial et du traumatisme identitaire que cela engendre tant chez les élites qu’au sein du peuple de France tant chéri par F. Belghoul. Sa haine de soi l’empêche de voir l’œuvre des siens. Pendant que la belle endormie attendait le baiser salvateur de son Prince Soral, l’immigration a lutté et résisté. En très bref et non exhaustif, rappelons la création en 1985 des JALB (Jeunes Arabes de Lyon et Banlieues principalement animé par des… kabyles), réaction à la beuritude qui dessinait déjà les contours d’une résistance culturelle dont le prolongement sera l’émergence de l’islam comme marqueur identitaire, la mise en place en 1989 des premières listes électorales autonomes dans quatre villes de France (Bron, Aulnay sous-bois, St Chamont et Lille), en 1991, du comité national contre la double peine, les nombreux procès des crimes sécuritaires, qui ont réussi à décomplexer les familles devant l’intimidation de l’institution policière, du MIB en 95 dont les membres n’ont jamais quitté la scène de la militance des quartiers jusqu’à nos jours, la lutte héroïque des sans-papiers de St Bernard de 1996 dirigée par la charismatique Madjiguène Cissé[11], la marche historique de mai 1998 fêtant le 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, les formidables mobilisations pour la Palestine qui ont jalonné la vie militante des immigrés maghrébins et de leurs enfants et en particulier celles de 1988 (la Nakba a 40 ans), de 1998 (la Nakba a 50 ans), de 2001 (2ème intifada) et de 2008/2009 (bombardements de Gaza), le formidable mouvement de grève lancé par le LKP en 2009, les multiples associations et collectifs luttant contre l’islamophobie et en particulier le CCIF en 2003 et, plus rares, les organisations explicitement politiques comme le Parti des Indigènes de la république… Nous ne parlerons pas ici de la matérialisation de la présence des post-coloniaux à travers les institutions de l’État comme le CFCM ou la construction de centaines de mosquées et autres lieux de culte sur l’ensemble du territoire national ou encore la création de carrés musulmans dans les cimetières. Nous ne parlerons pas non plus de ces conquêtes juridiques parfois arrachées par le sang : la loi Sapin qui instaure le droit d’être assisté par un avocat pendant la garde à vue, les lois qui instaurent la vidéosurveillance dans les commissariats de police… Autant d’avancées redevables au « secteur Police/Justice » qui fait tant honte à la passionaria…

Une indigène en mal d’intégration

Dans son roman Georgette, le personnage du père met en garde sa petite fille contre le mirage de l’intégration : « ‘arbi, ‘arbi wa hatta louken el colonel Bendaoued »[12]. Par cette réplique prémonitoire, F. Belghoul était ainsi prévenue. Pourtant, trois décennies plus tard, et défiant la sagesse paternelle, elle ira se jeter dans les bras d’E&R, cette officine du national-chauvinisme, prêter allégeance au peuple de France, ce brave peuple innocent coupable de s’être laissé  envoûter par la bête socialiste. Une belle perversité indigène que voilà !

La triste réalité, c’est que F. Belghoul est tétanisée par le racisme. Mieux que cela : sans lui, elle n’existerait pas. Mais la violence du phénomène est telle, qu’elle cède comme beaucoup à la facilité de brûler les étapes, se réconcilier abstraitement par les mots avec ce peuple de France dont le statut tout entier repose sur l’oppression de la « race » de F. Belghoul. De manière tout à fait stupéfiante, elle poursuit sa démonstration : « La Marche disait en gros : nous sommes des délinquants ». En porte-à-faux avec ce sous-texte prétendument véhiculé par les marcheurs, elle oppose sa démarche : « La différence avec l’idéologie « police/justice » et le contenu de mes films est fondamentale dans la mesure où dans mes films, on est des êtres humains qui ressemblons aux familles qui existaient en France et dans la problématique police/justice on est en rupture avec la France, on est en conflit avec la France, on est en guerre avec la France et on est des délinquants ». On devine aisément la supplique muette et pathétique qui se cache en filigrane : « France aime moi comme moi je t’aime ». À aucun moment ne l’effleure l’idée que c’est peut-être la France qui est en guerre contre nous…

S’opposant avec une fierté naïve non dissimulée au mot d’ordre de la Marche « Vivons ensemble avec nos différences », F. Belghoul prétend révolutionner cette logique en mettant le mot d’ordre suivant en avant : « vivons ensemble avec nos ressemblances quelles que soient nos différences », ce qui revient exactement au même que la phrase à laquelle elle semblait s’opposer. Elle trouve ainsi le terme « différences » problématique. Selon, elle, celui-ci signifie « faisons-nous la guerre ». En réalité, ce n’est pas le fait de reconnaître quelqu’un comme différent qui l’infériorise, mais plutôt le fait de reconnaître cette différence comme inférieure. Ainsi, le slogan que propose F. Belghoul est totalement calqué sur la logique de l’antiracisme moral et abstrait, qui donnera plus tard naissance à la petite main jaune de « Touche pas à mon pote » et à l’association S.O.S Racisme. Harlem Désir ne se serait sûrement pas opposé à une telle formule. Quant à Malcolm X qu’elle découvre à cette époque, il doit se retourner dans sa tombe.

Nageant dans la pure abstraction, F. Belghoul n’explicite jamais ce qu’elle entend par « peuple de France ». Le mystère est savamment entretenu. S’agit-il des Blancs, des pauvres (indigènes compris), des électeurs du Front National ? On ne le saura pas vraiment tant le flou sur les mots règne. « Contre qui se constitue le peuple ? ». Sadri Khiari pose ici une question essentielle, y compris pour appréhender des mobilisations comme la Marche des « beurs » ou Convergence 84. Il écrit ainsi qu’un peuple n’est jamais donné et ne tombe pas du ciel sur la terre : « si les éléments qui constituent en quelque sorte l’infrastructure du peuple ne sont ni contingents ni arbitraires, ils ne suffisent pas en eux-mêmes à constituer le peuple. Ces éléments constituent seulement la condition de possibilité de l’émergence de l’entité peuple. Pour que celle-ci se cristallise effectivement, il faut qu’existe cet extérieur hostile, qu’il s’agisse de l’aristocratie féodale, du peuple d’à côté, du peuple qui opprime ou d’une fraction du peuple considérée comme nocive. Le peuple, ce sont des rapports de forces, c’est une histoire, c’est une histoire de rapports de force »[13]. A la question de S. Khiari, on pourrait postuler l’hypothèse suivante compte tenu de l’ampleur de la fracture raciale : le peuple de France se constitue contre les indigènes. Les rapports de force dont parle S. Khiari sont totalement absents des propos de F. Belghoul et l’on peut ainsi se demander comment il est possible de s’intéresser à des mobilisations comme la Marche ou Convergence en niant l’existence de tels rapports de force, qui servent pourtant de colonne vertébrale au racisme. Cette dépolitisation de la Marche et de Convergence 84 par F. Belghoul, donc la négation d’un « tiers peuple », est à la base de la négation du racisme qui ne peut que faire le bonheur d’E&R.

Et puisque tout est complot et que « le peuple de France », masse inerte et innocente, n’a pas d’intérêt propre à défendre, pourquoi s’arrêter en si bon chemin et ne pas poursuivre l’opération de blanchiment de cette partie du peuple qui vote FN ? En effet, elle explique qu’à l’époque, « elle croyait à mort » que le FN « était un ennemi ». Le racisme du Front National aurait ainsi simplement été la conséquence d’une manipulation, alors que les mouvements « beurs » auraient – toujours selon F. Belghoul – pu « discuter avec ce parti ».

30 ans plus tard, c’est chose faite ! Elle « discute »…

…d’égal à égal ? Rien n’est moins sûr. Si E&R célèbre aujourd’hui une indigène en lui déroulant le tapis rouge, l’association d’A. Soral ne fait pas dans l’originalité. Nicolas Sarkozy avait rendu ces mêmes honneurs à Fadela Amara, Rachida Dati et Rama Yade quelques années plus tôt. Quant au Parti socialiste, il avait été précurseur lorsqu’il a propulsé Harlem Désir au devant de la scène. Les adorateurs d’E&R répondront que le FN est « anti-système », qu’il n’a jamais eu le pouvoir et qu’à ce titre il ne peut pas être tenu pour responsable de nos impasses politiques, conséquences d’un bipartisme trentenaire. Certes, il n’est pas responsable car il n’a pas gouverné mais, ce système, il en est la pointe la plus avancée et la plus explicitement contre nous. Il existe de nombreuses et profondes contradictions entre l’extrême droite, la droite et le PS mais tous font parti du champ politique blanc et tous agissent de manière plus ou moins frontale contre l’intérêt des descendants d’immigrés et des habitants des quartiers. Lorsque nous collaborons avec eux, au mieux nous sommes des cautions, au pire des goumiers. Mais ceci n’est pas une fatalité. Nous pouvons y échapper en poursuivant nos efforts pour une autonomie plus substantielle, en d’autres termes en poursuivant l’œuvre inachevée et abandonnée depuis longtemps par F. Belghoul.

Houria Bouteldja


[1] James Baldwin, Meurtres à Alabama, Stock, 1985, p.38

[3] Très actif durant les années 1980 avec sa bande de skinheads appelée « le Klan », il se distingue particulièrement dans les ratonnades. Il fonde ainsi en 1987 les JNR, mouvement nationaliste révolutionnaire français composé principalement de skinheads. Les JNR furent médiatisées dans les années 1980-1990, notamment du fait de la violence de leur engagement, et Serge Ayoub fit plusieurs apparitions télévisées lors de débats ou de reportages. La même année, le 19 janvier, il est condamné avec Joël Giraud et Éric Rossi à 8 mois de prison avec sursis après l’attaque d’un groupe de jeunes arabes le 22 avril 1990, ainsi que pour l’agression de Karim Diallo à Paris en 1990 sous l’œil des caméras de la Cinq. Il participe les 8 et 9 septembre 2007 à l’université d’été du mouvement Égalité et Réconciliation, présidé par Alain Soral

[5] Rappelons pour l’anecdote que F. Belghoul a été invitée, avec le rappeur Médine, par les Indigènes de la république à célébrer les 25 ans de la Marche au Cabaret Sauvage, en décembre 2008.

[6] Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté, Paris, Desclée de Brouwer, 1994. Said Bouamama

[7] Rappelons que de 1979 à 81, Jean Costil (Cimade Lyon) et Christian Delorme  obtiennent la suspension des expulsions de jeunes à Vénissieux Les Minguettes, ciblés par des mesures d’éloignement du territoire. Initiateur de la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme (Marche des beurs – 1983),  Delorme quant à lui interpellera publiquement les autorités sur la multiplication des meurtres de jeunes dans tout le pays. À ses côtés, Jean Costil aura la lucidité et l’intelligence pratique d’intégrer dans les doléances des Marcheurs, la création d’un titre de séjour de 10 ans renouvelable de plein droit,  inexistant jusqu’alors et d’inspirer Toumi Djaija, celui-ci évoquant la dite carte sur les marches du perron de l’Élysée à l’issue de l’entrevue avec François Mitterrand. À ce propos pour répondre au dédain de F.Belghoul, ce titre a définitivement inscrit dans la durée la présence des immigrés en France, ces derniers n’étant perçus jusqu’alors que comme une simple force provisoire de travail et non comme une force de peuplement appelée à rester. Le titre de 10 ans est un véritable progrès qui a permis une stabilité à l’immigration et la sécurisation du  séjour. Il a permis de ne plus se rendre chaque année dans des conditions d’accueil et d’attentes humiliantes parfois épouvantables auprès de fonctionnaires de police recrutés sur la base de pseudo connaissances des mœurs indigènes acquises pendant leur service en Algérie avant et pendant la guerre d’indépendance (cf ;  à savoir, les préfectures ne disposaient pas encore de bureaux des étrangers dignes de ce nom, aussi le renouvellement des titres se faisait auprès des guichets de la Police des étrangers  mis en place dans les commissariats désignés à cet effet). Des millions de ressortissants étrangers ont bénéficié du titre de 10 ans. Nous ne ferons pas mention ici de l’ensemble de l’œuvre militante de Costil en faveur de l’immigration mais citons au moins le Collectif d’avocats, les manuels et formations juridiques pour les militants, les permanences juridiques d’accueil, l’assistance dans les centres de rétention, l’accompagnement judiciaire et administratif,…)

[9] Il a également travaillé sur les questions de discrimination, de violences policières et la situation des sans-papiers. Depuis plus de 30 années, il aura le souci de collecter et d’archiver des informations et des données liées à l’Histoire des Luttes de l’immigration ces 40 dernières années et qui ont toujours fait défaut jusqu’ici ; en outre, il sera un des premiers à établir des échanges entre des mouvements de luttes d’autres pays , confrontés notamment aux violences policières et dont les luttes sont des viviers d’expériences comme celles des mouvements black ou indiens en  Angleterre (cf les émeutes de Brixton 1985 – Race today organisation) ; Leur slogan sera repris en France dans les concerts « Rock against police », Pas de Justice Pas de Paix

[10] Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté, Paris, Desclée de Brouwer, 1994. Said Bouamama, p97

[11] Le 19 novembre 1996, au journal Libération, elle déclarera : « Une autre originalité de notre mouvement, c’est d’avoir réussi à arracher notre autonomie et à nous dégager de l’emprise des associations qui, dans un vieux réflexe paternaliste, avaient l’habitude de tout faire à notre place. Notre situation pose le problème des rapports Nord-Sud, et de cette relation multiséculaire qui unit dominé à dominant. D’autant que nos pays d’Afrique ne sont toujours pas indépendants et que la France tire toujours les ficelles. Le gouvernement ne comprenait pas que des petits nègres lui tiennent tête, quand des chefs d’État africains n’osent même pas leur résister. »

[12] « Arabe tu es, Arabe tu resteras même si tu étais le colonel Bendaoued »

[13] Ouvrage collectif, Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, la Fabrique, 2013, p. 116, 117, Badiou, Bourdieu, Butler, Didi-Huberman, Khiari, Rancière

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