Que dire ? Qui dénoncer ? Et vers où tourner l’indignation ? Comment écrire quoi que ce soit qui en vaille la peine ? Comment parvenir à soutenir l’indicible d’une nuit d’horreur ? Et la remémoration, la répétition, en boucle, de ses cris de détresse sortis des entrailles de la peur ? Et les coups, puissants et terrifiés, donnés à l’ascenseur, dans les dernières secondes arrachées à la vie ? Que faire avec ces réminiscences de l’effroi qui nous a traversé le corps ? Et mes mains prises d’un automatisme venu de je ne sais où, attachant en noeuds les draps l’un à l’autre, espérant ainsi en tirer une corde assez solide, à laquelle je pourrais m’agripper, pour franchir par la fenêtre les quatre étages qui me séparent de la terre ferme ? Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas, ou plus, ou qui ne l’a jamais été ?
– Que se passe-t-il, dehors, dans l’ascenseur, et en moi ?
L’instinct m’ordonne de fuir.
J’ouvre la porte de l’appartement, le couloir est envahi d’une fumée épaisse, noire, dense, je doute qu’il soit possible de descendre les escaliers. Un pompier apparaît alors, dans son imposant uniforme, il me somme de rentrer me confiner chez moi. Tout en me saisissant le bras, il m’accompagne jusque dans ma chambre. Je le vois paniqué lui aussi, sa voix tremble, il me demande si tout va bien, je dis que oui. Et il regarde par la fenêtre, me jette un coup d’oeil, m’enjoint de rester à la maison, et s’en va. J’accoure à la fenêtre du salon, ma voisine du cinquième étage pleure d’inquiétude. Nous nous parlons, tant bien que mal, invoquons Dieu, sans cesse, toujours. Quelques minutes s’ensuivent – ou peut-être des heures – de gros coups à la porte résonnent jusqu’aux extrémités de mes doigts. J’ouvre. De nouveau les pompiers. Je ne comprends pas, que veulent-ils ? Que se passe-t-il ? L’immeuble va-t-il exploser ? Sommes-nous sur le point de mourir ? C’est donc comme cela que la fin était prévue ? Et la face du Seigneur, suis-je prête à La rencontrer ? Plusieurs dizaines de camions rouges, plusieurs centaines de pompiers, un rassemblement gigantesque, et les sirènes qui n’interrompent pas leur chant de l’urgence. Je demande à la foule dehors des nouvelles de l’incendie ? M’entendent-ils ? J’hurle qu’on me tienne informée. Où en sont les pompiers dans leur combat contre le feu ? Parviennent-ils à l’éteindre ? Quand pourrons-nous sortir ? Je lutte pour réussir à capturer quelques syllabes d’échos entre là-bas, où la vie est sûre, et ici, où, pour la première fois, l’ensemble vacille.
– Où est mon lieu ?
Dans les confins de la mémoire des hommes, je cherche la Parole divine, et je prie.
Ce matin, sur la dalle de la cité, l’élan m’achemine à la rencontre de mes voisins. Épuisés, habités par les fantômes de la nuit dernière, nous cherchons un peu de présence, et, surtout, à fuir le silence de la stupeur. Chacun se réchauffe avec quelques mots timides, et gênés. Nous restons debout, les uns près des autres, sans trop savoir que dire. Nombre de mes frères vont se retrouver à la mosquée, c’est la prière du vendredi ou l’occasion précieuse de la communion autour des versets de la Sagesse divine. Un temps rompant avec l’agitation de la nuit dernière, la proximité devant Allah efface les individualités pour les fondre dans le collectif, où les âmes se posent, se reposent, et s’apaisent.
Ce fut une nuit d’horreur, surréaliste. Le premier étage est entièrement brûlé, il me rappelle étrangement les images de guerre au Liban, ou celles de Palestine. Trente-cinq ans que j’ai quitté mon pays natal, et jamais je n’aurai imaginé vivre cela, ici. Je m’étais résolue dès mon arrivée dans l’Hexagone à faire ce que les Français méprisent, le ménage, et un tas d’autres boulots qui n’engendrent ni gloire ni fierté, ou seulement le réconfort que la sueur versée et l’humiliation endurée m’ont permis d’élever mes enfants et de les sortir du ghetto. Il est pourtant venu le temps où je ne peux plus supporter le quotidien dans cet environnement. Dans la cité, pas d’horizon pour les yeux et l’esprit. Impossible d’inspirer l’étendue de la planète visible et invisible. Pas de jardin, pas d’accès à la terre. Pas de silence. Seulement du béton pour ceux qui ont perdu la terre. J’ai longtemps voulu retourner à elle, et j’ai le sentiment aujourd’hui d’avoir mis fin à cette quête. Les années ont enterré mes rêves lointains, comme le feu a tout dévoré dans l’immensité de son souffle. Quatre morts, c’est ce que la presse indique à l’heure actuelle, tandis que deux autres personnes sont placées en coma artificiel. Quatre voisins ont perdu la vie hier soir, dans un incendie, un énième incendie, l’incendie de trop.
Le feu s’est déclenché chez des locataires du premier étage. On ne sait pas encore comment, et en vérité, l’essentiel est ailleurs. Chaque année, depuis vingt ans que je vis ici, il y a au moins un incendie par an. Soit dans notre immeuble, soit dans les immeubles voisins. À tel point que sentir l’odeur du brûlé, entendre les sirènes des pompiers, sont devenus une habitude qui n’alarme plus personne. L’habitude est la pire amie de l’homme. Dans la matinée, les policiers ont visité les habitants de l’immeuble, avec des photos des victimes adultes, pour que nous les identifions. Je reconnais la femme. C’est la voisine du neuvième étage, semble-t-il. Nous sommes plusieurs centaines à vivre dans ce bâtiment de dix-huit étages, de ce fait nous ne connaissons pas tout le monde, et certainement pas les nouveaux emménageants, qui restent « nouveaux » pendant les trois premières années, au moins, après leur arrivée. Mais cette femme, je lui ai parlé il y a quelques jours à peine. Elle avait fait circuler une pétition, suggérant la nécessité d’installer un digicode à l’entrée de l’immeuble. Nous avions échangé quelques mots de cordialité, voilà tout. Elle est Franco-Algérienne, son époux est d’Algérie lui-aussi. Ma voisine du cinquième me raconte qu’elle la croisait parfois en fin d’après-midi quand elle ramenait ses enfants de l’école.
Au fur et à mesure de la matinée, des bribes d’informations viennent s’agglomérer à d’autres, confusément, permettant de reconstituer de façon bancale, le scénario de la veille : la famille du neuvième étage, paniquée par l’incendie au premier, décide de sortir, par la voie la plus rapide, mais fatale : l’ascenseur. Une autre résidente, une femme de 25 ans, s’y trouvait aussi. Ils sont alors pris au piège à l’intérieur, et on ne sait comment, arrivés à proximité des premiers étages de l’immeuble, ils sont intoxiqués ou brûlés. Les tonnerres et les cris de l’ascenseur qui m’avaient pétrifiée la veille, c’était eux, dans leurs derniers instants. Deux enfants ont péri, deux fillettes, 3 ans et 7 ans, paraît-il. Je ne peux pas le penser, je ne peux l’admettre. Et leur mère, avec elles. Le père est entre la vie et la mort. Nous ne sommes sûrs de rien à l’heure où j’écris ces lignes. Ce dont je suis sûre par contre c’est la célérité étonnante du maire et des bailleurs sociaux contactés par la presse pour affirmer, posément, que l’immeuble n’est pas insalubre. Avant tout, se dédouaner de toute responsabilité. Par souci de clarté, mon intention ici n’est certainement pas de pointer du doigt un quelconque représentant officiel en particulier. Mais enfin, tout de même, sachant qu’environ un incendie par an se déclenche, cela n’a traversé l’esprit d’aucun décideur public d’informer, comme il se doit, en tenant compte des différentes langues parlées, les habitants de l’immeuble sur la marche à suivre en cas d’incendie ? Parce que peu d’entre nous, pris de panique, savons comment réagir dans une telle situation. Et mon réflexe, comme celui des voisins du neuvième, à chaque fois, c’est de sortir de l’appartement, le plus vite, au cas où tout explose. Personne n’a donc trouvé nécessaire d’organiser des exercices d’évacuation incendie dans nos immeubles ? Et puis, la grogne monte parmi les voisins, le système de désenfumage est-il vraiment efficace ? Je l’admets, j’ignore si notre immeuble est insalubre, je ne maîtrise pas les critères qui déterminent l’insalubrité. En revanche, je sais qu’il ne fait pas bon y vivre, les murs sont dégradés, les odeurs de pisse et d’alcool s’entremêlent dans une répugnante mixture, les ascenseurs tombent en panne trop souvent, bref, l’immeuble est indigne, et c’est tout. Alors que nous payons nos loyers, qui ne sont pas tellement modérés, et nos taxes d’habitations. La cité elle-même est une sorte d’îlot informe recroquevillé sur lui-même, une zone grise et maussade, à l’intérieur de Bobigny, ville de relégation sociale et raciale, située elle-même dans la région la plus riche de France. Et on nous parlera encore de redistribution des richesses !
Dites-moi maintenant, qui va rendre justice aux victimes, quand nous savons que jamais un tel drame ne se serait produit à Neuilly-sur-Seine ? Pourquoi les Rroms, les Noirs et les Arabes des banlieues doivent-ils supporter autant de violences et de traumatismes, comme si, davantage que les autres, nous étions « faits » pour cela ? Insalubrité des logements ou pas, les pouvoirs publics portent une lourde responsabilité dans ce drame. Quand vont-ils se décider à déployer les grandes mesures permettant de freiner la propagation des incendies dans les ghettos ? Que font les élus, de droite comme de gauche, concrètement ? Ma voix qui ne compte pas appelle à ce que de nouvelles législations viennent repenser la vie dans ces immeubles de l’indignité, et que les grands projets urbains s’appuient sur nous, qui vivons ici, qui y avons nos propres revendications. Sans lieu de sociabilité, l’isolement s’accroît. Sans respect pour le lieu où l’on réside, la négligence devient la règle. Nous n’avons pas besoin que BFM TV ou TF1 amènent leurs caméras impudiques quand le feu embrase nos immeubles ou lorsque les balles des policiers tuent nos jeunes. Sans dignité, que reste-t-il ? Aujourd’hui, je ne suis plus la même qu’hier. Les traces de la terreur font leur nid. Je ne leur permettrai pas de s’étendre au-delà de ces lignes que j’écris. Mais qui sait comment mes voisins vont en venir à bout de cette nuit ?
Mona, habitante de la cité Paul Eluard, membre du PIR.