Entretien entre Aboud Hamayel, intellectuel palestinien connu sous le pseudonyme de Abdaljawad Omar et Pasquale Liguori, écrivain indépendant et militant décolonial publié en italien sur l’Antidiplomatico en Juin 2025.
Pasquale Liguori : Dans la représentation médiatique hégémonique de la Palestine en Occident, les Palestiniens sont souvent réduits à la figure de l’éternelle victime idéale. Même dans les médias apparemment sensibles aux causes palestiniennes, cette représentation sert à susciter une compassion superficielle et sentimentale qui offre peu de soutien réel à ceux qui vivent sous siège, en prison ou en exil. Lorsque les Palestiniens résistent, ils sont généralement qualifiés de terroristes. Ces mêmes médias réduisent le droit – et le devoir – de combattre l’oppression, l’apartheid et le vol de terres à une vague abstraction. Cela a été évident dans la condamnation généralisée du 7 octobre, qui n’a pas tenu compte du contexte historique et géopolitique. Un tel cadre narratif prétend avoir le droit d’accorder ou de refuser une subjectivité à un peuple qui résiste depuis près d’un siècle. Quelles sont les origines de cette narration de la Palestine et comment peut-elle contribuer – directement ou indirectement – au génocide en cours du peuple palestinien ? Le discours occidental dominant continue de piéger la Palestine entre les pôles des « droits de l’homme » et du « terrorisme ». Est-il possible de briser cette dichotomie qui stérilise la réalité coloniale du conflit ?
Aboud Hamayel : Autrefois, je répondais à cette question de la manière la plus directe possible : qu’aux opprimés – aux Palestiniens, dans ce cas – il est permis de crier, de nommer leurs blessures, de devenir reconnaissables au sein des scénarios préfabriqués des « droits de l’homme », le dernier repli charitable de la modernité libérale. Mais ce qui leur est systématiquement refusé – tant par les ennemis que, et peut-être encore plus, par les prétendus sympathisants – c’est le droit de comprendre leur propre résistance. Non seulement de la ressentir, non seulement d’y survivre, mais de la penser.
Agit ici une structure profonde, qui insiste pour que le Palestinien reste toujours le souffrant, le témoin, l’exhibé. Même ceux qui affirment être solidaires avec nous le font souvent à condition que nous restions suspendus dans ce rôle : porteurs de douleur, et non producteurs de pensée. La résistance, lorsqu’elle est reconnue, est mise en quarantaine, représentée comme une réaction aveugle, une impulsion irrationnelle, quelque chose d’indigne d’une dignité conceptuelle. Mais quelque chose a changé. Les deux dernières années de massacre ininterrompu, de mort non plus accueillie par le silence mais par une nouvelle et furieuse évidence, ont commencé à fissurer ce cadre conceptuel. Je ne crois plus que le refus de reconnaître aux Palestiniens la capacité de théoriser leur propre résistance ne concerne que la Palestine. Il concerne, plus dangereusement, le monde entier. Ce que l’on craint, ce n’est pas notre libération en soi, mais que la résistance puisse redevenir pensable. Qu’elle puisse circuler. Qu’elle puisse prendre racine dans d’autres lieux d’abandon. Que le Palestinien, non plus emblème muet de la souffrance, puisse devenir la figure à travers laquelle la question de l’émancipation réintègre l’imaginaire politique.
Nous n’assistons pas à une simple relation coloniale entre Israël et la Palestine, mais à l’application d’une structure dont les opérations dépassent les frontières géographiques ou juridiques de l’espace dit du conflit, comme Gaza ou la Cisjordanie. Il existe une sympathie conditionnée qui circule largement, souvent masquée par le langage de la préoccupation humanitaire. Mais cette sympathie sert précisément à sauver le sionisme de ses propres contradictions. Elle offre un alibi moral tout en sauvegardant la permanence d’Israël non seulement en tant qu’État, mais en tant que forme : un pivot dans l’architecture de l’ordre mondial.
Cet ordre exige que la Méditerranée orientale – historiquement berceau des rêves anti-impérialistes – reste fracturée, administrée, violemment inachevée. Dans cette configuration, le sionisme n’est pas une anomalie historique, mais un instrument nécessaire. Sa continuité est essentielle pour une triade géopolitique qui gouverne la région depuis le partage colonial : la circulation du pétrole, la logique de l’accumulation capitaliste et le démembrement stratégique de toute possibilité politique arabe. En ce sens, Israël n’est pas seulement protégé, il est structurellement indispensable. Résister à Israël, donc, ce n’est pas seulement s’opposer au colonialisme de peuplement. C’est transpercer une grammaire impériale plus large – une grammaire qui dépend du démembrement de l’avenir arabe, de la décomposition perpétuelle de la souveraineté politique et de la traduction de chaque acte de résistance en terreur, de chaque révolte en pathologie.
C’est pourquoi la résistance palestinienne, lorsqu’elle ose parler en son propre nom et non à travers le ventriloquisme de la légalité ou de la pitié, devient intolérable. Ce n’est pas la violence qui terrifie – c’est la lucidité. Le refus de se laisser discipliner dans le rôle de la victime. L’insistance sur le sens, la stratégie, l’imagination politique comme quelque chose de différent du deuil. Mais surtout – ce qui la rend dangereuse, ce qui anime les tentatives fébriles de l’étouffer – c’est le charisme de l’idée elle-même [i.e : son aura]. Muqawama non pas comme réaction, mais comme proposition. Comme force contagieuse. Comme une grammaire capable de traverser les frontières et les langues, d’être adoptée dans des terres éloignées de la Palestine, partout où les gens sont confrontés à l’architecture de la vie gérée, administrée et de la mort lente.
C’est ce potentiel – la portabilité de la résistance [i.e : sa capacité à se traduire dans d’autres géographies, à se transmettre dans d’autres luttes] – qui doit être enterré sous les décombres, qui doit être réduit à la criminalité ou à la folie, qui doit être géré par des rituels de condamnation et d’exception. Car une fois que la résistance devient pensable, énonçable, nommable en ses propres termes, elle cesse d’être circonscrite. Elle cesse d’être contenable. Elle devient un manteau. Elle devient une question.
Pasquale Liguori : La résistance palestinienne ne devrait pas être comprise uniquement à travers le prisme de l’efficacité militaire ou des résultats immédiats, mais comme une forme de rupture avec l’ordre colonial – symboliquement et temporellement. Selon vous, comment la résistance interrompt-elle le temps linéaire et progressif imposé par le colonialisme ? Pouvons-nous interpréter la lutte palestinienne comme une forme d’insurrection qui produit de nouvelles temporalités politiques ?
Aboud Hamayel : En effet, lorsque nous détachons la résistance palestinienne des métriques réductionnistes du succès militaire ou du calcul stratégique, nous commençons à la voir pour ce qu’elle est : une rupture métaphysique, une force de désordre dans la grammaire coloniale du temps lui-même. Le colonialisme ne se contente pas d’occuper la terre, il occupe la temporalité. Il impose une notion linéaire et progressive du temps dans laquelle les colonisés sont toujours en retard, toujours en train de rattraper leur retard, toujours pas encore prêts pour la liberté. Dans ce régime, la résistance est qualifiée de prématurée (irrationnelle, émotionnelle) ou d’obsolète (futile, archaïque). Les deux lectures œuvrent à étouffer l’imagination politique.
Mais la résistance palestinienne, surtout dans ses formes les plus brutes et irréductibles, refuse cette logique. Elle ne cherche pas la permission de ce futur promis par les accords d’Oslo, ni n’attend la reconnaissance de l’horizon désormais évanoui de la légitimité internationale. Au contraire, elle interrompt. Elle insiste sur le maintenant, non comme un point sur une ligne du temps, mais comme un lieu de confrontation, de création de sens, d’expression souveraine. Elle fait voler en éclats le temps colonial non seulement en affirmant la présence des colonisés, mais en refusant les rôles qui leur sont assignés dans le scénario de l’histoire.
Ici, la résistance n’est pas simplement réactive, mais ontologique. Elle met en scène une sorte d’insurrection contre le temps lui-même, produisant ce que nous pourrions appeler des contre-temporalités : des moments où les colonisés deviennent contemporains d’eux-mêmes, où l’histoire se plie et où les morts marchent avec les vivants. Pensez au martyr non pas comme une figure tragique, mais comme celui qui fait s’effondrer la distinction entre le passé sacrifié et l’avenir racheté. Pensez au réfugié qui revient sans retour. Ce ne sont pas des actes métaphoriques, ce sont des révoltes temporelles.
En ce sens, la lutte palestinienne ne concerne pas seulement la terre – bien qu’elle reste profondément enracinée dans le sol – mais aussi le temps. C’est un refus d’habiter le monde selon la chronologie coloniale : de la Nakba à la négociation, de l’Intifada à la normalisation. C’est l’irruption d’un autre type de temps : dense, récursif, hanté et vivant de la présence de ce que le monde insiste à vouloir enterrer. Et donc oui, nous devons apprendre à voir la résistance non pas comme un échec quand elle ne « gagne » pas, mais comme un événement qui démantèle l’ordre colonial, qui rend visibles les fissures dans sa prétendue inéluctabilité et qui oriente vers un horizon radicalement autre.
Cela dit, il n’est pas moins important de considérer également la résistance dans sa dimension rationnelle : dans son rapport entre les fins et les moyens, dans ses objectifs déclarés et dans la lucidité stratégique avec laquelle elle se meut.
Pasquale Liguori : En ce moment historique – Gaza en ruines et la Cisjordanie sous un siège étouffant – où, comment et quand les fissures dans le discours hégémonique d’Israël émergent-elles et s’élargissent-elles ? Il ne fait aucun doute que le 7 octobre a exacerbé les tensions internes à Israël, mettant à nu ses fragilités structurelles et socioculturelles. Il semble que la violence continue soit le seul mécanisme que le régime utilise pour justifier sa propre existence. Est-ce un fascisme devenu le liant d’une société profondément fragile ?
Aboud Hamayel : Oui, nous ne parlons plus d’une « colle » qui maintient ensemble les fragments de la société israélienne, mais d’une pointe de lance. La distinction est importante. Alors que la colle dissimule une cohésion désespérée, une couture réactive qui tente de rafistoler un ordre en décomposition, la pointe de lance indique une direction, l’agressivité, qui transforme la crise en force propulsive. Il ne s’agit pas de réparer, mais d’enfoncer. La société israélienne, fracturée selon des lignes ethniques, idéologiques et de classe, ne trouve plus dans la violence une échappatoire temporaire, mais une forme de devenir politique.
C’est pourquoi nous devons être prudents dans la manière dont nous nommons le fascisme. Le réduire à ses symptômes les plus apparents – le messianisme des colons, les appels explicites au nettoyage ethnique, la mobilisation théocratique – c’est perdre de vue son emprise plus subtile, atmosphérique. Le fascisme en Israël aujourd’hui n’habite pas seulement dans la kippa de Ben Gvir ou dans l’uniforme des jeunes des collines ; il pulse, plus dangereusement, à travers le soi-disant centre, dans ce laïcisme libéral qui présente l’existence palestinienne comme un problème à gérer, contrôler, extirper.
Dans le libéralisme israélien réside une complicité profonde : celle qui pleure la « perte de la démocratie » tout en applaudissant des guerres qui ne pourront jamais être gagnées, celle qui dénonce « l’extrémisme » tout en croyant intimement que la souveraineté juive implique la disparition des Palestiniens. C’est un fascisme sans messianisme, un fascisme sans le spectacle de la ferveur. C’est le fascisme du consensus, de la bureaucratie, de la raison managériale. Et nous devons être encore plus vigilants : lorsque nous limitons le terme fascisme à ses représentants les plus bruyants, nous permettons à ses formes plus silencieuses de passer inaperçues. Le sioniste libéral qui invoque une « fin raisonnable » de la guerre, mais dont les lignes rouges n’incluent jamais la restauration de la vie des Palestiniens ; l’intellectuel qui demande la coexistence, mais seulement au sein de la hiérarchie ethno-nationale : ceux-là ne sont pas en dehors du fascisme, ils sont sa face rationnelle.
Ce qui rend ce moment si dangereux, ce n’est pas simplement la violence du fascisme israélien dans la forme, mais la diffusion de sa substance à travers tout le spectre politique. C’est une société qui ne se contente pas de tolérer le fascisme, mais le réclame, même avec des dialectes et dress codes différents. C’est, pour reprendre les mots de Benjamin, l’esthétisation de la politique déguisée en pragmatisme. Et Gaza en est la toile de fond. Comprendre cela ne signifie pas seulement nommer le régime pour ce qu’il est, mais se préparer au monde qu’il cherche à construire.
Pasquale Liguori : Le long et brutal génocide de Gaza attire, bien que tardivement, une solidarité internationale sans précédent. Pourtant, la répression médiatique reste généralisée. Même les médias qui sont passés d’un soutien manifeste au soi-disant « droit à l’autodéfense » d’Israël à une condamnation plus hypocrite du seul Netanyahu, n’abordent pas le système colonial dans son ensemble. Et la répression institutionnelle reste forte en Europe et aux États-Unis. Dans ce contexte, que signifie aujourd’hui « résistance épistémologique » ?
Aboud Hamayel : Parler aujourd’hui de résistance épistémologique ne signifie pas invoquer l’abstraction. C’est nommer un front de lutte non moins décisif que le front matériel. En effet, ce à quoi nous assistons dans le sillage du génocide en cours à Gaza n’est pas seulement l’anéantissement de corps et de maisons, mais aussi la tentative de préemption du sens – verrouillage, ou forclusion. La répression à laquelle nous assistons dans les médias et les institutions occidentales, aussi sophistiquée soit-elle dans sa chorégraphie, ne concerne pas simplement le silence, mais la mise en scène préventive de ce qui est visible et dicible.
Même là où des fissures apparaissent – où Netanyahu est diabolisé, où une vague préoccupation pour les « civils » palestiniens est récitée – l’ordre colonial reste intact dans la pensée. La guerre d’Israël est encore traitée comme une déviation des normes libérales, plutôt que comme la conséquence logique d’un projet colonial de peuplement soutenu par le consensus impérial. La violence est déplorée, mais l’architecture qui la rend nécessaire n’est jamais mentionnée. C’est le travail de l’idéologie : déplacer les causes sur les symptômes, isoler les figures des systèmes, moraliser au lieu d’historiciser.
La résistance épistémologique commence donc par la désobéissance à cet ordre de la connaissance. C’est l’insistance à parler de l’intérieur de l’expérience historique palestinienne, non comme un supplément au discours dominant, mais comme une rupture avec lui. Cela signifie : refuser la grammaire qui nous rend visibles uniquement comme des victimes, refuser les cadres moraux qui distinguent le « bon Arabe » du « militant », et refuser le report temporel qui demande aux Palestiniens d’attendre, de se calmer, de négocier, pendant que la terre sous leurs pieds est en train d’être consumée.
Cela signifie également affronter la complicité des institutions qui se déclarent neutres. Les universités occidentales, les think tanks, les ONG, les médias qui répriment toute parole sur la Palestine ne trahissent pas leurs idéaux : ils les accomplissent. Ce sont des appareils d’État épistémiques qui travaillent à filtrer, gérer et domestiquer la dissidence. Résister sur le plan épistémologique ne signifie pas seulement affirmer des contenus différents, mais fracturer les formes mêmes à travers lesquelles la connaissance circule. Et c’est à ce moment, lorsque l’horreur de Gaza a rompu le pacte affectif entre l’empire et ses spectateurs, qu’une connaissance différente commence à pulser. L’image de la Palestine n’est plus seulement celle d’une catastrophe humanitaire : elle devient le lieu d’une réorientation mondiale, où l’Occident est contraint de se confronter au mensonge au cœur de son universalisme. Cette confrontation – douloureuse, déstabilisante et insoluble dans les paramètres libéraux – est en soi une forme d’insurrection épistémologique.
Ce que l’on craint le plus, ce n’est pas seulement le discours palestinien, mais la pensée qu’il porte en lui. Une pensée qui décolonise non seulement la terre, mais aussi le sens. Une pensée qui ose dire : le monde doit être autrement.
Pasquale Liguori : La destruction, l’effusion de sang et la terreur en Palestine se poursuivent sans contrôle, menées par Israël qui ne subit aucune conséquence ni sanction. Depuis le 7 octobre, l’impuissance du système juridique et institutionnel international est devenue encore plus évidente. Malgré les procédures engagées par la Cour internationale de Justice et la Cour pénale internationale, Israël – avec le soutien des États-Unis – continue d’agir en toute impunité, y compris au sein des Nations Unies. Le fait même que Netanyahu ait donné l’ordre d’éliminer Hassan Nasrallah, leader du Hezbollah, directement depuis le Palais de Verre en marge de son discours à l’Assemblée générale des Nations Unies, symbolise bien le mépris pour un contexte juridique manifestement bafoué. Il est évident que nous avons affaire à un cadre de droit international assimilable à une superstructure réglementaire appliquée avec deux poids, deux mesures. Voulez-vous exprimer une pensée critique sur ce sujet ?
Aboud Hamayel : La pensée critique doit abandonner la prémisse selon laquelle le droit international serait un terrain neutre. Des universitaires du courant Third World Approaches to International Law (TWAIL), comme Makau Mutua et Antony Anghie, soutiennent depuis longtemps que les structures du droit international ont émergé parallèlement à la conquête coloniale, conçues non pas pour limiter le pouvoir mais pour en structurer la légitimité. Les catégories mêmes de « souveraineté », « sécurité » et « autodéfense » ne sont pas universelles : elles sont codifiées, racialisées et profondément hiérarchiques. L’invocation par Israël du droit à l’« autodéfense » après le 7 octobre – alors que même le langage de la résistance est refusé aux Palestiniens – illustre cette asymétrie coloniale inscrite dans le droit même.
De plus, comme l’ont démontré des penseurs comme Walter Mignolo et Achille Mbembe, la soi-disant « communauté internationale » n’est pas du tout une communauté, mais un cartel de pouvoir structuré selon des lignes civilisationnelles. L’universel est toujours revendiqué par l’Occident, tandis que la particularité – et donc la « sacrifiabilité » – est imposée au reste du monde. Les Palestiniens ne souffrent pas simplement de l’absence de reconnaissance juridique, mais de l’existence d’un ordre juridique qui n’a jamais été pensé pour eux.
Pourtant, quelque chose est en train de changer. La désillusion croissante à l’égard des institutions internationales n’est pas seulement une crise, c’est une ouverture. Elle nous permet de parler du droit non comme le lieu d’un salut, mais comme un terrain de lutte. L’érosion de la légitimité libérale donne naissance à un nouveau langage politique, fondé non sur la supplication, mais sur l’affirmation. Il ne s’agit pas de mendier une reconnaissance, mais de construire des solidarités qui regardent au-delà du masque de la neutralité.
Pasquale Liguori : Après l’assassinat de nombreux dirigeants de la résistance, la destruction des infrastructures du Hamas et l’extension de l’occupation israélienne à Gaza, peut-on encore parler d’un mouvement de résistance organisé ? Ou entrons-nous dans une phase de lutte plus diffuse, spontanée et moléculaire ?
Aboud Hamayel : Parler aujourd’hui de résistance – après l’assassinat des cadres, la décimation des infrastructures et l’élargissement de l’occupation sur Gaza – ne signifie pas parler de disparition, mais de transformation. Nous devons faire attention à nе pas confondre l’architecture visible de la résistance avec sa capacité existentielle. Il est vrai qu’il y a eu des pertes sans précédent : désarticulation organisationnelle, démantèlement des structures de commandement, destruction ciblée du tissu social et logistique qui rendait possible une lutte armée coordonnée. Mais la résistance, comme la Palestine nous l’a enseigné à maintes reprises, n’est pas réductible à ses institutions. D’un autre côté, l’idée que la résistance palestinienne deviendrait plus moléculaire est, en partie, vraie comme tendance. Mais ce n’est pas tout à fait exact. La résistance palestinienne à Gaza conserve encore une bonne partie de ses cadres, de son infrastructure et de sa capacité à réagir. L’objectif, à ce stade, est de soutenir la résistance sur le long terme, de rendre l’occupation israélienne aussi coûteuse que possible, et de prolonger une lutte de volonté qui ne s’épuise pas d’un seul coup.
Pasquale Liguori : Dans votre travail, vous avez souvent souligné la distance entre les élites palestiniennes et le peuple. Après des mois de guerre totale à Gaza et d’érosion institutionnelle, voyez-vous des signes de recomposition politique ou cette fracture structurelle est-elle destinée à persister ?
Aboud Hamayel : La distance entre l’élite politique palestinienne et le peuple n’est pas une nouveauté. C’est une condition structurelle, née avec Oslo, approfondie par la dépendance sécuritaire de l’Autorité Palestinienne (AP) à l’égard de l’occupation, et consolidée par la double logique des financements internationaux et du renforcement autoritaire. Ce que nous avons vu ces derniers mois – parmi les ruines de Gaza, la paralysie de la Cisjordanie et l’effondrement moral de l’AP – n’est pas le dépassement de cette fracture, mais son exposition. Le masque est tombé, mais le régime demeure. Il n’y a pas de recomposition politique au sens formel, pas encore. Les institutions existantes sont vidées, en faillite tant du point de vue financier qu’éthique. Elles continuent d’exister non par légitimité, mais par inertie, peur et absence d’alternatives immédiates. Aujourd’hui, l’AP n’est pas un projet national. C’est une institution fantôme, maintenue en vie comme une institution fantoche pour contenir le mécontentement social et absorber la pression internationale. Sa survie n’est pas un signe de vitalité politique, mais de nécessité coloniale. Pourtant, sous cette décadence, quelque chose bouge. Non pas dans les ministères de Ramallah ou les quartiers généraux des factions, mais dans les rues, où la question de ce qu’il faut faire reste intacte.
Pasquale Liguori : Dans la pensée critique palestinienne, il existe une tension croissante entre la libération nationale et un horizon post-étatique. Quel avenir imaginez-vous pour le sujet politique palestinien : un État, une confédération ou autre chose ?
Aboud Hamayel : Cette tension – entre la libération nationale et un horizon post-étatique – n’est pas seulement théorique. C’est l’écho d’une contradiction vécue. D’un côté, le désir de souveraineté, d’un drapeau, d’une reconnaissance internationale, de la dignité de l’étaticité (celle que peut conférer un État), reste puissant, surtout dans un monde où l’absence d’État a signifié effacement, fragmentation et sujétion sans fin. De l’autre, l’État – tel qu’il se présente dans le monde postcolonial, comme une forme héritée des cartographies coloniales et soutenue par les institutions impériales – est devenu un appareil de gestion, non de libération.
Se demander quel avenir attend le sujet politique palestinien, c’est se demander si ce sujet peut jamais être libre à l’intérieur de la forme-État – ou si la liberté ne se trouve pas désormais au-delà d’elle. L’Autorité Palestinienne, les Accords d’Oslo et tout le modèle de la partition à deux États ont montré les limites structurelles de l’étaticité telle qu’elle est actuellement conçue. Ils n’ont pas produit de souveraineté, mais une occupation sous-traitée. La carte qui nous a été promise a été tracée selon une logique d’endiguement. L’État a été offert non comme une conquête de libération, mais comme une récompense pour l’obéissance. Et dans cette offre, le sujet politique a été domestiqué, bureaucratisé, fragmenté.
Cependant, nous ne pouvons pas liquider l’État de manière absolue. Pour beaucoup, le désir d’un État ne concerne pas la diplomatie ou les frontières : il concerne la réparation historique, l’annulation de la violence de l’expropriation, le fait d’être visibles. L’horizon post-étatique ne doit pas se moquer de ce désir. Il doit le métaboliser. Ce vers quoi nous pourrions nous diriger, alors, n’est pas un choix binaire entre l’étaticité et l’absence d’État, mais une articulation plus complexe de souveraineté non-souveraine, une forme de vie politique collective qui ne soit ni liée à l’État-nation westphalien ni réduite aux fictions managériales des ONG. Appelez cela imaginaire fédéré, politique confédérée de la fuite ou même juridiction décoloniale sans État, mais cela doit être construit par le bas, à travers des pratiques de solidarité, d’usages de la terre, de retour et de refus. Cela doit s’inspirer des luttes autochtones, des traditions radicales noires et de la pensée anti-étatique arabe, sans en idéaliser les résultats.
Une telle forme politique ne chercherait pas la reconnaissance des Nations Unies, mais celle de l’histoire. Elle ne contrôlerait pas les frontières, mais démantèlerait la métaphysique même de la partition. Elle centrerait le retour, non seulement comme un rapatriement physique, mais comme une réaffirmation d’une présence politique là où notre disparition était voulue. L’avenir du sujet politique palestinien ne peut être dicté par le pragmatisme diplomatique ou la logique des donateurs. Il doit émerger des cendres d’Oslo et des ruines de Gaza comme quelque chose d’impensable pour le présent colonial – quelque chose pour lequel nous n’avons pas encore de langage, mais que nous pratiquons peut-être déjà. Et c’est peut-être ce qui effraie le plus nos ennemis : que les Palestiniens ne demandent plus à entrer dans l’histoire, mais à la réécrire.
Pasquale Liguori : Il faut dire, entre-temps, qu’une corrélation indéniable s’est établie entre la dévastation matérielle de la région et l’affaiblissement de la résistance militaire sur le terrain. Le Hamas a été durement touché, le Hezbollah fait face à des limitations au Liban, la Syrie s’est déplacée géopolitiquement et l’Iran semble paralysé. Le soi-disant Axe de la Résistance semble mis au défi dans sa coordination, bien qu’il ait empêché Israël d’atteindre certains objectifs. Quels résultats ont été obtenus et quels scénarios futurs prévoyez-vous pour la lutte contre l’occupation sioniste ?
Aboud Hamayel : Ce à quoi nous assistons n’est pas l’effondrement de l’Axe de la Résistance, mais son moment de vérité. Oui, la dévastation matérielle à grande échelle à Gaza a durement frappé le Hamas en tant que force militaire organisée ; le Hezbollah est limité par l’effondrement interne du Liban et par une logique régionale de guerre froide qui impose la modération et par les lourds coups subis dans le conflit ; la Syrie est piégée dans sa reconfiguration d’après-guerre ; et l’Iran, bien que rhétoriquement défiant, agit avec une prudence croissante, conscient de ses vulnérabilités géopolitiques et de ses tensions internes.
Mais soyons clairs : l’Axe de la Résistance n’a jamais été une structure de commandement unifiée et cohésive, mais plutôt une constellation tactique fluide de forces unies par un antagonisme commun envers l’hégémonie américano-israélienne. Son efficacité a toujours été discontinue. Ce qui a changé n’est pas sa nature, mais le terrain même de l’affrontement. Bien qu’Israël puisse revendiquer certains succès, ceux-ci – comme dans le cas syrien – ne sont pas le fruit exclusif de son action, mais le produit d’une constellation de facteurs et de convergences, y compris la persistance d’Idlib, de la Turquie et d’autres acteurs régionaux et internationaux. Cette narration du succès israélien devrait donc être remise en question sur ces termes : elle est, pour utiliser un euphémisme, fortement exagérée.
De plus, l’incapacité d’Israël à obtenir une victoire totale à Gaza, malgré l’emploi d’une force écrasante, n’est pas un signe de la cohésion de l’Axe, mais des limites structurelles du colonialisme de peuplement. S’il y a un résultat en ce moment, c’est l’évidence d’un plafond stratégique du sionisme. Israël a montré qu’il peut détruire, mais pas gouverner. Il peut déplacer, mais pas éliminer. Il peut bombarder, mais pas résoudre. Dans cet échec se trouve un nouvel horizon de lutte, non centré uniquement sur la coordination régionale, mais sur des formes d’affrontement dispersées, décentralisées et transnationales. L’avenir pourrait appartenir moins aux acteurs étatiques et plus à des mouvements insurrectionnels multipolaires, guidés par de nouvelles solidarités venues d’en bas.
Pasquale Liguori : Le soi-disant « plan pour Gaza » de Trump, bien qu’il puisse paraître absurde, porte en lui un danger virulent : il cherche à normaliser l’idée d’une société ethniquement « pure », où les groupes non conformes sont systématiquement exclus. Cette vision ravive les politiques racistes et propose un projet autoritaire enraciné dans les idéologies fascistes et la suprématie blanche. Qu’en pensez-vous ?
Aboud Hamayel : Le soi-disant « plan pour Gaza » de Trump n’est pas une déviation, mais l’extension logique d’une impulsion autoritaire mondiale qui fusionne pureté raciale et domination territoriale. Son absurdité ne doit pas nous distraire de sa violence. Ce qu’il prévoit n’est pas la paix, mais la bonification : la transformation finale de Gaza en une zone dépourvue de densité politique, de mémoire, de personnes.
Il ne s’agit pas seulement de sionisme démasqué, mais de suprématie blanche globalisée. Ce que Trump propose est un fantasme fasciste de purification spatiale : Gaza sans Gazaouis, la Palestine sans Palestiniens. Il ressuscite les plus anciens mythes coloniaux – la terra nullius, le progrès civilisateur, le barbare à sauver – et les revêt d’un discours de sécurité post-11 septembre. Plus dangereusement, c’est une invitation au monde : normaliser le nettoyage ethnique comme politique, légitimer la pensée génocidaire comme planification du développement. Et en cela, Trump n’est pas seul. Il est seulement plus bruyant. Les technocrates silencieux qui parlent de « réinstallation », de « zones tampons » et de « stabilisation post-conflit » participent au même projet idéologique. Ce à quoi nous assistons n’est pas une exception, c’est le noyau fasciste du présent mondial.
Pasquale Liguori : Comment interprétez-vous la réponse du monde arabe à la catastrophe humanitaire en Palestine ? Un nouveau panarabisme de base est-il en train d’émerger ou les logiques étatiques et les intérêts nationaux sont-ils encore dominants ?
Aboud Hamayel : La réponse officielle arabe à la catastrophe de Gaza a été marquée, sans surprise, par la lâcheté, la complicité et le calcul froid. Les États restent liés à l’intérêt national, à la sécurité du régime et à la peur de la révolte populaire. Ils s’inquiètent en paroles, tout en maintenant la normalisation ; ils envoient de l’aide, en modérant le discours public.
Mais sous cette stagnation, quelque chose bouge. Dans tout le monde arabe – d’Amman à Rabat, du Caire à Tunis – nous assistons aux ferments d’un nouveau panarabisme de base : non pas le vieux projet nassérien d’unité interétatique, mais une reconstitution affective populaire de l’identité arabe forgée à travers le partage de l’indignation, du deuil et du refus. Ce n’est pas encore un programme. Ce n’est pas organisé. Mais c’est ressenti. On l’entend dans les chants des manifestants, dans les solidarités subversives en ligne, dans les gestes intimes des gens ordinaires qui refusent le silence de leurs gouvernants. Ce nouvel arabisme est moins lié aux drapeaux qu’à l’affiliation : une identification avec la Palestine comme une blessure qui ne peut être nationalisée, comme un miroir de sa propre oppression, comme un symbole de ce qui doit encore être surmonté dans leurs propres États.
Si cet affect se consolide en organisation – s’il refuse de se dissoudre une fois les bombardements terminés – il pourrait devenir l’héritage le plus puissant de ce moment : un réveil de la conscience politique arabe non pas d’en haut, mais du terrain. Mais il y a beaucoup de « si » en jeu, et de plus, cette lecture tend à occulter le pouvoir de la désidentification et des ré-identifications qui agissent également comme des forces dans le monde arabe : des formes d’identité plus restreintes, moins révolutionnaires, liées au quotidien et dépourvues d’un horizon d’avenir. Pour l’instant, cet affect se perçoit, mais ne se manifeste pas encore pleinement dans la réalité.
Abdaljawad Omar et Pasquale Liguori
Traduction révisée par Hakim Al-Jamaa
Biographie
Aboud Hamayel, également connu sous le pseudonyme Abdaljawad Omar, est un intellectuel palestinien, enseignant et analyste politique. Il est actuellement Professeur Assistant au Département de Philosophie et d’Études Culturelles de l’Université de Birzeit, près de Ramallah. Après avoir obtenu un doctorat en Sciences Sociales Interdisciplinaires dans la même université, il a consacré ses recherches aux formes de la résistance palestinienne, avec une attention particulière à la période comprise entre la Première Intifada et 2015. Il écrit régulièrement en arabe et en anglais, avec des contributions publiées dans des revues académiques ainsi que sur des plateformes internationales. Ses analyses combinent rigueur théorique et engagement politique, abordant des thèmes tels que le colonialisme, la construction de l’identité, la militarisation et le rôle des élites. Il est une voix active dans le débat international, participant à des conférences, des séminaires et des podcasts où il approfondit les liens entre la théorie critique et la pratique décoloniale.







