Normaliser l’impunité et la domination israélienne : le rôle arabe

L’opération déluge d’Al-Aqsa du 7 octobre 2023 visait à raviver la résistance armée palestinienne et à réaffirmer la cause dans la conscience arabe et mondiale après des années de marginalisation. Elle a porté un coup majeur à la dissuasion d’Israël, brisant son image d’avant-poste colonial sécurisé chargé de protéger les intérêts stratégiques occidentaux. Elle a également exposé les fissures de son contrat social militarisé qui repose sur la capacité du régime à protéger sa population de colons. Bien que l’opération ait imposé de nouvelles réalités politiques au régime israélien, elle a eu un coût terrible pour la vie palestinienne : l’assaut génocidaire d’Israël sur Gaza a déclenché l’une des pires crises humanitaires de mémoire récente.

Pourtant, la vague attendue de solidarité arabe suite à l’opération n’a pas réussi à se matérialiser ou à se traduire en changements politiques concrets. Au lieu de cela, ce moment a révélé les liens profonds entre les régimes arabes et le projet colonial de peuplement d’Israël, qui sont guidés par des intérêts mutuels, le soucis de la préservation des régimes et un antagonisme partagé envers la résistance palestinienne. Cet article soutient que ces alliances – soutenues par la répression et la coopération stratégico-économique et renforcées par la complicité occidentale – ont transformé un moment potentiellement charnière pour isoler le régime israélien en une ouverture pour une intensification de l’expansion coloniale et de la domination régionale d’Israël.

Collusions, contraintes et capitulations arabes

L’un des aspects les plus frappants des politiques des régimes arabes qui ont enhardi Israël est l’accélération de la normalisation des relations. L’expansion de la normalisation reflète le paysage post-révolutionnaire arabe, dans lequel les forces contre-révolutionnaires ont raffermi la domination autocratique et où les régimes alignés sur les États-Unis ont privilégié leur survie et leur intérêt personnel à la solidarité régionale et à la défense des droits des palestiniens. Au milieu de l’effondrement économique, de la répression et des guerres civiles, la Palestine – bien qu’encore émotionnellement très présente – a été de plus en plus marginalisée par des sociétés fracturées et des alliances stratégiques changeantes.

Ce réalignement régional plus large a ouvert la voie aux accords d’Abraham, lancés en 2020, qui sont restés remarquablement résilients malgré les atrocités de masse en cours. Les Émirats arabes unis et d’autres signataires ont priorisé la coopération stratégique avec le régime israélien, même alors que le génocide continue de ravager la vie palestinienne. Le gouvernement du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a saisi cet environnement permissif pour intensifier ses campagnes militaires et accélérer la consolidation territoriale, conforme à son objectif déclaré de «changer profondément le visage du Moyen-Orient.» Le cadre de la normalisation n’a pas seulement renforcé la domination régionale d’Israël mais a également permis à sa violence croissante à Gaza, en Iran et en Syrie de se déployer en toute impunité.

Les accords d’Abraham et l’impunité israélienne

Les accords d’Abraham ont intégré Israël et plusieurs régimes arabes dans une architecture sécuritaire et économique menée par les États-Unis, et placé le projet colonial de peuplement d’Israël au cœur de la politique régionale. Vendus à l’opinion publique comme des «accords de paix», il s’agit en fait de pactes transactionnels priorisant le profit et la géopolitique militarisée plutôt que la justice et la libération, accordant à Israël une impunité presque totale. Plus encore, alors même que se déroulait la campagne génocidaire à Gaza, le commerce entre les signataires des accords et Tel-Aviv a augmenté de 24 %—atteignant 10 milliards de dollars—tandis que le commerce mondial d’Israël diminuait de 14 %. Sans surprise, Israël est apparu comme le principal bénéficiaire.

Les accords ont précipité trois changements structurels aux implications profondes pour la dynamique régionale et les perspectives de libération palestiniennes :

  • Une érosion du levier diplomatique palestinien : Les accords ont fracturé le consensus arabe fragile qui avait autrefois lié la normalisation à la reconnaissance de l’État palestinien, permettant à Israël d’obtenir des liens diplomatiques et économiques tout en continuant son occupation et son expansion coloniale sans faire face à une résistance arabe unifiée.
  • Un remodelage de la conscience politique arabe : Les accords ont enraciné une acceptation fataliste de la domination israélienne, remplaçant la puissance collective arabe par une logique accommodationniste. L’opposition à la normalisation, autrefois enracinée dans la solidarité et l’autodétermination palestinienne, est maintenant rejetée comme incommode ou comme un obstable à la poursuite égoïste des régimes autocratiques de la «paix et prospérité.»
  • Une redéfinition des perceptions régionales de la menace : Les accords ont fait passer Israël de source d’instabilité à partenaire de sécurité, s’alignant avec les États arabes et les États-Unis dans une alliance régionale visant à contrer l’Iran et les mouvements de résistance, détournant l’attention de la Palestine et de la colonisation sioniste en cours.

Pendant ce temps, la société civile arabe – autrefois centrale à la solidarité régionale – a été affaiblie par la répression. De plus, la désillusion face aux résultats des soulèvements passés a attenué l’appétit pour la mobilisation collective. Bien que le 7 octobre ait stimulé un engagement public renouvelé – des boycotts aux efforts d’aide et aux protestations contre la normalisation—cet élan n’a pas encore réussi à se traduire en pression suffisante pour effectuer des changements politiques significatifs au niveau gouvernemental.

Dans ce contexte, le 7 octobre a exposé un fossé profond entre la résurgence de la résistance palestinienne et une région politiquement stagnante soumise par la normalisation, la sécuritisation et les politiques contre-révolutionnaires. L’alignement des régimes arabes avec les objectifs israéliens a permis à Israël de mener une campagne génocidaire à Gaza en toute impunité tout en créant une ouverture stratégique pour étendre son influence et son agression régionale.

L’ « axe de la résistance » et la guerre contre l’Iran 

L’ « axe de la résistance » – une alliance régionale menée par l’Iran et comprenant le Hezbollah au Liban, divers groupes armés irakiens, le Hamas et le Jihad islamique en Palestine, et Ansarullah au Yémen – s’est longtemps positionné comme une contre-force à la campagne génocidaire d’Israël à Gaza et à son agression régionale plus large. Il a fourni un soutien financier et militaire aux factions palestiniennes et soutenu la résistance armée de Gaza pendant des décennies, particulièrement après le 7 octobre. Grâce à la guerre asymétrique et aux opérations coordonnées sur plusieurs fronts, l’axe a défié la supériorité militaire conventionnelle d’Israël, exposé les faiblesses de sa posture régionale et lui a infligé des coûts humains et économiques considérables.

Avant sa dernière agression contre l’Iran, le régime israélien avait poursuivi une stratégie d’isolement et de ciblage de chaque composante individuelle de l’axe. Il a dévasté le Hamas à Gaza en massacrant la population et affaibli le Hezbollah par l’assassinat de dirigeants clés – y compris Sayyed Hasan Nasrallah – et ciblé la base sociale du groupe. Au Yémen, il a frappé les ports et les infrastructures critiques avec le soutien américain. 

Parallèlement, Israël a intensifié les opérations clandestines ciblant le personnel et les actifs iraniens tout en plaidant pour une action militaire américaine contre l’infrastructure nucléaire de l’Iran. Cette trajectoire d’escalade a culminé dans l’agression israélienne directe sur le territoire iranien, qui ne peut être séparée du contexte géopolitique plus large d’impunité qui permet la violence israélienne. La guerre contre l’Iran constitue un changement qualitatif vers la confrontation d’État à État, le premier du genre depuis la guerre de 1973, visant à altérer la dynamique de pouvoir régionale en faveur de l’objectif israélien de s’assurer une domination régionale incontestable. Elle sert également une fonction discursive et politique pour détourner l’attention de la campagne génocidaire en cours d’Israël à Gaza. Les réponses largement muettes, et dans certains cas tacitement ou ouvertement approbatives, des régimes arabes exposent la convergence stratégique enracinée avec les impératifs régionaux israéliens et américains.

La nouvelle Syrie et l’avancée coloniale d’Israël

Avant la guerre de douze jours d’Israël contre l’Iran, l’ « axe de la résistance » était déjà affaibli par les tensions internes, notamment la faillite morale et politique du régime d’Assad. La Syrie sous Bashar al-Assad manquait d’engagement idéologique envers l’axe car elle priorisait la survie du régime. Cette approche opportuniste est devenue franchement apparente dans le rapprochement pré-effondrement d’Assad avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite – un pivot stratégique largement interprété comme une tentative de se distancer de l’axe. De plus, bien que la position géographique de la Syrie l’ait rendue indispensable à l’axe en reliant l’Iran au Liban et en servant de conduit pour les armes, la répression brutale d’Assad de sa population a compliqué ce rôle. 

Les médias grand public ont amplifié la lecture sectaire de la guerre civile syrienne post-2011, dépeignant la Syrie comme un «régime mené par les alaouites» réprimant violemment une «majorité sunnite». Ce récit a gagné du terrain dans le monde arabe, où les tensions sectaires existantes ont permis aux opposants de l’axe de le requalifier non pas comme un front légitime de résistance anti-Israël mais comme un véhicule pour la domination chiite menée par l’Iran. En présentant l’axe comme répressif et expansionniste, certains régimes arabes ont justifié la normalisation avec Israël comme un moindre mal. Ce changement discursif a érodé la légitimité morale de l’axe et normalisé des réalignements régionaux autrefois tabous.

L’effondrement du régime d’Assad en décembre 2024 a porté un coup significatif à l’axe. Pendant plus d’une décennie, malgré les frappes israéliennes persistantes sur les positions iraniennes et du Hezbollah en Syrie, Assad avait maintenu un arrangement tacite avec le régime israélien dans lequel il tolérait les frappes qui épargnaient l’infrastructure du régime. Sa chute a brisé cet arrangement, exposant l’axe à des vulnérabilités logistiques et stratégiques. Une fois en place, le nouveau régime installé en Syrie a laissé Israël mener l’incursion militaire la plus étendue des dernières décennies, atteignant des niveaux de pénétration territoriale et stratégique précédemment jugés impensables.

Sous couvert de pragmatisme, la nouvelle direction à Damas a plusieurs fois affirmé n’avoir aucune intention d’affronter Israël, et s’est s’engagée explicitement à ne pas permettre que le territoire syrien soit utilisé pour des opérations de résistance ou des transferts d’armes vers des mouvements anti-Israël. Cette posture de capitulation précoce a donné à Israël le signal stratégique pour l’intensification de sa campagne militaire agressive à travers le territoire syrien dans une impunité quasi-totale. Tandis que le régime syrien se concentre sur la consolidation de son contrôle en interne et sur la conquête de la légitimité internationale, Israël s’est lancé dans le démantèlement de ce qui reste de l’infrastructure militaire de la Syrie. Plus alarmant encore, Israël a étendu son contrôle territorial de facto bien au-delà du Golan occupé, en s’étendant dans de vastes étendues du sud et de l’est de la Syrie. L’incursion d’Israël en Syrie, qui a rencontré une résistance minimale, représente l’une des phases les plus fluides et incontestables de son expansion coloniale de peuplement depuis la Nakba de 1948.

Les condamnations presques atones de l’agression israélienne par le nouveau régime syrien ont depuis révélé une réalité bien plus troublante. De récents rapports ont divulgué des réunions entre des responsables israéliens et syriens suggérant la possibilité d’une normalisation. Cette ouverture diplomatique est particulièrement alarmante étant donné l’agenda ouvertement expansionniste d’Israël, qui cherche à renforcer la faiblesse et la dépendance de la Syrie tout en avançant son projet colonial de peuplement. Plus troublant encore, des responsables israéliens ont publiquement prôné l’exploitation des fractures sectaires de la Syrie dans le cadre d’une stratégie délibérée pour fragmenter le pays en enclaves sectaires semi-autonomes. Cette approche de diviser pour mieux régner sert l’intérêt à long terme d’Israël de maintenir l’instabilité régionale et d’empêcher la réémergence d’un État syrien unifié.

Aggravant ces préoccupations, les forces de sécurité syriennes ont arrêté des dirigeants palestiniens et semblent prêtes à démanteler des factions et groupes de résistance clés. Ce faisant, elles abandonnent une cause qui, depuis la formation de la Syrie post-coloniale, avait été centrale à son identité nationale et à sa sécurité. Ce changement d’orientation politique marque malheureusement une rupture potentielle avec les principes qui définissaient autrefois le rôle régional de la Syrie, et suggère une acceptation plus large du projet colonial expansif d’Israël qui atteint maintenant le cœur d’un Levant fracturé.

Une maison construite sur le sable

La tentative actuelle d’Israël de mettre la région sous sa domination est une histoire d’agression génocidaire, de subordination des États arabes par la voie diplomatique et d’exploitation des divisions régionales. Cette domination, renforcée par le soutien inconditionnel américain et le consentement de nombreux régimes arabes, projette une image d’invincibilité qui masque des vulnérabilités fondamentales. Son influence régionale a été construite sur deux fondations principales : une capacité militaire écrasante soutenue par l’aide militaire américaine et des accords de normalisation diplomatique qui contournent les droits et aspirations des palestiniens.

Cette force à court terme, cependant, engendre une fragilité à long terme. La dépendance d’Israël au patronage extérieur lie son destin aux caprices de la politique américaine, où l’évolution des priorités dans un ordre mondial changeant pourrait éventuellement desserrer la laisse et affaiblir ses lignes d’approvisionnement. En fait, une transformation démographique significative est en cours aux États-Unis, avec des sondages d’opinion montrant que plus de la moitié des Américains ont maintenant une opinion défavorable d’Israël – un renversement spectaculaire au vu des décennies de soutien public quasi-inconditionnel.

De plus, la normalisation croissante entre les régimes arabes et Israël occulte une volatilité sous-jacente profonde qui menace de briser l’illusion de stabilité régionale. Malgré les alignements officiels et la répression étatique, le public arabe reste fermement engagé pour la cause palestinienne. En même temps, les peuples de la région continuent de voir Israël comme une entité coloniale de peuplement étrangère avec des ambitions s’étendant bien au-delà de la Palestine. Les régimes qui s’alignent avec Israël risquent de provoquer une réaction domestique, surtout au milieu des crises économiques croissantes et d’un ordre mondial changeant qui alimente un mécontentement généralisé. La tension entre les États arabes et leurs sociétés converge maintenant avec des dynamiques régionales changeantes, la récente guerre avec l’Iran compliquant davantage la poursuite par Israël d’une domination incontestable. 

En fait, le président américain Donald Trump a négocié le cessez-le-feu avec l’Iran avant qu’Israël ne puisse atteindre ses objectifs stratégiques. Par conséquent, le régime iranien est sorti du conflit en ayant résisté à la pression militaire combinée d’Israël et des États-Unis. Plus significativement, il a démontré une capacité de représailles formidable, infligeant des dommages sévères à des sites militaires et stratégiques israéliens clés et exposant des vulnérabilités dans ses systèmes de défense antimissile. Ce résultat est susceptible de se répercuter à travers la région, posant un obstacle sérieux à la poursuite d’Israël d’une domination incontestable et offre une leçon stratégique sur les limites de sa supériorité militaire. 

Le chemin à suivre

L’affaiblissement de l’axe pose des défis, mais ouvre l’espace pour de nouvelles formes de résistance, ancrées dans le sumud palestinien et la solidarité mondiale, pour confronter la domination régionale d’Israël. Les interventions croissantes d’Israël au Liban, en Syrie, au Yémen et en Iran le mettent au risque de la surextension, en diluant sa capacité à garder le contrôle. L’histoire montre que les efforts de résistance se régénèrent souvent dans des formes plus résilientes, alimentées par l’oppression même qu’Israël exerce. Cela suggère que la posture agressive du régime israélien pourrait finalement s’avérer autodestructrice, et générer une résistance proportionnelle à l’oppression.

Pour les Palestiniens, la domination d’Israël est un cauchemar existentiel. Gaza est en ruines; son peuple est soumis à une famine provoquée, à la privation d’eau et à des bombardements si implacables que la survie elle-même est devenue l’acte ultime de résistance. En Cisjordanie, les communautés palestiniennes endurent une violence croissante de la part des colons autorisée par l’État. Les démolitions de maisons, les confiscations de terres, les détentions arbitraires et le harcèlement quotidien se sont intensifiés dans des proportions extrêmes.

La légitimité de l’Autorité palestinienne s’est depuis longtemps érodée, vidée par la fragmentation interne et son obéissance excessive aux demandes israéliennes. Pourtant, malgré la pression implacable façonnée par un paysage politique palestinien fragmenté, les communautés continuent de résister et de s’adapter avec une détermination et une persévérance inébranlables. 

La résilience palestinienne perdure sous une pression immense, mais les fondations mêmes du pouvoir israélien dissimulent une fragilité structurelle profonde. Sa domination repose sur la violence, le soutien étranger et la complicité des régimes arabes, pas sur la légitimité. Construite sur la répression et la fragmentation, son architecture de sécurité manque de la seule fondation qui pourrait assurer une intégration régionale durable : l’acceptation sincère par les peuples de la région – quelque chose d’inatteignable tant que la dépossession, l’occupation et la violence coloniale persistent.

En fin de compte, le chemin à suivre exige l’unité et un leadership audacieux capable de transcender le factionnalisme palestinien et l’ordre arabe stagnant et répressif, tout en exploitant l’élan de solidarité mondiale avec la Palestine. La résistance maintenant ne se limite plus aux roquettes ou aux pierres ; elle prospère dans les tribunaux, les campus universitaires et à travers les arènes numériques et culturelles mondiales. Qu’elle mène à un changement transformateur est incertain, mais elle met le projet colonial de peuplement d’Israël face à des défis implacables. La domination actuelle d’Israël est donc bien plus précaire qu’elle n’y parait, car nous ne sommes pas à un point final mais dans la phase volatile d’une lutte en cours et toujours inachevée.

Tariq Dana est un universitaire et chercheur palestinien, conseiller politique à Al-Shabaka (Palestinian Policy Network).

Article traduit par la rédaction du PIR. Publication originale en anglais sur Al Shabaka.

Ce contenu a été publié dans Actualités, Actus PIR, Archives, Traduction. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.