Le scandale des “fonds Marianne” se rapproche de sa fin. L’audition fleuve du secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) Christian Gravel devant la commission sénatoriale a démontré que les soupçons de corruption étaient justifiés. Le Comité était chargé de l’attribution de plus de 2 millions d’euros de fonds publics destinés à soutenir des projets de lutte contre la “radicalisation” et le “séparatisme”. Dire que la transparence requise fût absente est un euphémisme. Le processus de sélection des associations lauréates n’a fait l’objet d’aucun compte-rendu. Les motivations du jury ne sont pas disponibles et, aussi incroyable que cela puisse paraître, tous les documents nécessaires à la mission parlementaire n’ont pas été fournis. Si plusieurs indices ne font pas une preuve, plusieurs bévues improbables font l’indice.
Ici chaque personnage cherche à se défausser sur son premier voisin, maladroitement, comme dans un mauvais vaudeville. Pour expliquer le manque de rigueur administrative, Gravel invoque la brièveté du calendrier régulant l’appel à projet (trois, en effet, très courtes semaines). Or, précise-t-il dans son audition, celui-ci fut imposé par la “volonté politique” – c’est-à-dire celle de Marlène Schiappa. Cette dernière rappelle n’avoir jamais participé au processus suspicieux de sélection – dirigé par Gravel. Elle demeure néanmoins à l’origine de ces fonds et semble avoir averti un informateur indigène notoire – Mohammed Sifaoui – de leur lancement avant même d’en toucher mot au secrétaire du CIPDR. Sifaoui et l’association pour laquelle il travaillait seront grassement subventionnés (rémunérés ?) malgré une candidature pour le moins légère : selon plusieurs révélations, le dossier de présentation tenait sur une page A4 comprenant sept phrases.
Il semble désormais hautement probable, au vu de la défiance teintée de colère de la commission, que Christian Gravel sera remplacé à la tête du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Ce “scandale d’Etat” se dirige inéluctablement vers un dénouement prévisible. Pourtant, cette affaire et son traitement sont symptomatiques d’un mal plus grand. Il ne s’agit pas, en réalité, d’un simple (et de plus en plus classique) dossier de corruption.
Une institution islamophobe et suprémaciste
Il est nécessaire de rappeler la nature même du CIPDR, sa raison d’être et ses objectifs. Cette institution a pour but de contribuer à la lutte étatique contre “l”islamisme”, le “séparatisme et les atteintes à la citoyenneté”. Disposant de plusieurs sections, elle s’engage dans une lutte d’influence contre le “cyber-islamisme”, identifiant les discours “anti-républicains” et ses principaux porte-paroles. Dans une logique purement maccarthyste, elle a établi une liste de 20 individus ( dont les noms sont à ce jour inconnus) prêchant, selon ses critères déviants, la “haine”. Pendant des mois et par le biais de son compte twitter, cette institution a calomnié et intimidé des organisations musulmanes indépendantes, critiques de l’islamophobie étatique française. Plusieurs fois elle diffamera l’organisation CAGE, pour son rapport publié en mars 2022 – pourtant approuvé et enseigné dans le domaine universitaire – et sa participation à la conférence de la dimension humaine organisée par l’OSCE. A la suite d’une vidéo publiée sur les comptes de CAGE, où nous contestions pacifiquement l’islamophobie française devant des locaux du ministère de l’Intérieur, le Cipdr entamera une procédure pénale soldée par une absence totale de poursuites. C’est ainsi que les défenseurs officiels des lois républicaines ne sont pas nécessairement capables de les appliquer correctement.
Ce bilan est parfaitement digne d’un régime islamophobe. Il n’est qu’un volet de la politique gouvernementale d’”entrave systématique” de toute expression religieuse, politique ou culturelle musulmane. Couplée aux nombreuses lois restreignant la liberté religieuse des musulmans, elle témoigne d’un véritable système de gouvernance faisant des musulmans des citoyens de seconde zone, et dont le CIPDR est l’un des chiens de garde.
En effet, cette gouvernance cherche sa légitimité dans un discours suprémaciste républicain selon lequel les lois de la République seraient supérieures aux lois divines. Déclinaison française de la suprématie blanche, injonction déniant le droit aux musulmans d’exprimer leur dissension politique – notamment lorsqu’elle trouve son origine dans la Tradition musulmane – cette pensée est le manifeste, la boussole idéologique défendue et déployée par le CIPDR.
La raison d’être de cette institution est dès lors de dissimuler l’islamophobie étatique en justifiant les pratiques gouvernementales à travers un discours mensonger typiquement propagandiste.
L’abolition comme seule solution
Au vu de la nature même de cette institution, il était peu probable que sa gestion soit synonyme d’honnêteté. Il était, au fond, parfaitement prévisible qu’un “native informant” à l’islamophobie débridée comme Mohammed Sifaoui (ayant appelé, rappelons le, à combattre militairement 20% des musulmans de la planète) soit perçu comme une “caution scientifique” par le secrétaire Gravel. Il est ainsi décisif de ne pas personnaliser les pratiques de cette institution. Ne nous trompons pas de combat. Qui que soit son secrétaire, ses membres ou ses collaborateurs, c’est l’existence même d’une telle institution qui est ici le véritable scandale d’Etat.
Il est tout à fait typique du paysage médiatique et politique français qu’à aucun instant la question de l’islamophobie gouvernementale n’ait été sérieusement posée. Ce silence, volontaire ou inconscient, témoigne d’une islamophobie tellement profonde que ses expressions les plus évidentes ne sont plus questionnées. La voix de la communauté musulmane doit pleinement exprimer la réalité crue de l’injustice à laquelle elle est confrontée depuis trop longtemps. Sans compromissions humiliantes sur sa Tradition, c’est par l’établissement de sa souveraineté qu’elle pourra exprimer ses griefs politiques – et enfin les solutionner.
Il ne s’agit pas de se satisfaire de la chute politique d’un Gravel, d’une Schiappa ou d’un Sifaoui quelconque. Il s’agit d’exiger l’abolition du CIPDR et de l’ensemble de la gouvernance islamophobe française comprenant la loi de 2004 sur les signes religieux, la loi de 2010 sur l’interdiction du niqab, les lois contre-terroristes d’exception et la loi « Séparatisme » confortant les principes républicains.
Rayan Freschi
Chercheur pour CAGE UK et auteur du rapport “We are Beginning to Spread Terror”: The State-Sponsored Persecution of Muslims in France, qui couvre en détail la répression sans précédent de l’islam et des musulmans en France sous le gouvernement d’Emmanuel Macron.