L'impérialisme n'a jamais pris fin, il a juste changé de forme.

Les pays riches ont drainé du Sud 152 000 milliards de dollars depuis 1960

Traditionnellement, la question du développement économique a souvent été abordée sous l’angle téléologique-étapiste ou celui de l’incapacité endogène des pays du Sud à se moderniser, à entreprendre les réformes à même de les propulser sur les rails du Progrès. Le présent article propose un changement de focale et entreprend, à partir de données empiriques, d’illustrer l’échange inégal qui caractérise les rapports commerciaux Nord-Sud, la mise à sac du Tiers-monde, la persistance des rapports néocoloniaux camouflés en “traités de libre-échanges”, “programmes d’ajustement structurel” et autres mécanismes monétaires et budgétaires visant la mise en dépendance structurelle des économies périphériques au profit de celles du centre capitaliste-impérialiste.

Nous savons depuis longtemps que l’essor industriel des pays riches dépendait, à l’époque coloniale, de l’extraction de matières premières dans les pays du Sud. La révolution industrielle de l’Europe reposait en grande partie sur le coton et le sucre, qui étaient cultivés sur des terres volées aux indigènes américains, avec le travail forcé d’Africains réduits en esclavage. L’extraction d’Asie et d’Afrique a servi à financer les infrastructures, les bâtiments publics et les États-providence en Europe – tous les marqueurs du développement moderne. Les coûts pour le Sud, quant à eux, ont été catastrophiques : génocide, dépossession, famine et appauvrissement massif.

Les puissances impériales ont finalement retiré la plupart de leurs drapeaux et de leurs armées du Sud au milieu du 20e siècle. Mais au cours des décennies suivantes, des économistes et des historiens associés à la « théorie de la dépendance » ont soutenu que les modèles sous-jacents de l’appropriation coloniale sont restés toujours en place et ont continué à définir l’économie mondiale. Pour eux, l’impérialisme n’a jamais pris fin, il a juste changé de forme.

Ils avaient raison en effet. Des recherches récentes démontrent que les pays riches continuent de dépendre d’une appropriation nette importante du Sud, y compris des dizaines de milliards de tonnes de matières premières et des centaines de milliards d’heures de travail humain par an – incarnées non seulement dans les produits de base, mais aussi dans les biens industriels de haute technologie tels que les smartphones, les ordinateurs portables, les puces électroniques et les voitures, qui, au cours de ces dernières décennies, ont été très majoritairement fabriqués dans le Sud.

Ce flux d’appropriation se produit parce que les prix sont systématiquement plus bas dans les pays Sud en comparaison avec le Nord. Les salaires versés aux travailleurs du Sud représentent en moyenne un cinquième du niveau des salaires du Nord. Ce qui signifie que pour chaque unité de travail et de ressources incorporées que le Sud importe du Nord, il doit en exporter beaucoup plus pour pouvoir la payer.

Les économistes Samir Amin et Arghiri Emmanuel ont décrit ce phénomène comme un « transfert caché de valeur » du Sud, qui maintient des niveaux élevés de revenus et de consommation dans le Nord. Cette ponction s’effectue de manière subtile et presque invisible, sans dévoiler la violence manifeste de l’occupation coloniale ni provoquer de protestations ou indignation morale.

Dans un article récent publié dans la revue New Political Economy, nous nous sommes appuyés sur les travaux d’Amin et d’autres personnes pour quantifier l’ampleur de la fuite par l’échange inégal dans l’ère post-coloniale. Nous avons constaté que la fuite a augmenté de façon spectaculaire au cours des années 1980 et 1990, lorsque des programmes d’ajustement structurel néolibéraux ont été imposés dans le Sud. Aujourd’hui, le Nord draine du Sud des produits de base d’une valeur de 2 200 milliards de dollars par an, aux prix du Nord. Pour donner un ordre d’idée, cette somme suffirait à réduire quinze fous plus vite l’extrême pauvreté mondiale.

Sur l’ensemble de la période allant de 1960 à aujourd’hui, la fuite s’élève à 62 000 milliards de dollars en termes réels. Si cette valeur avait été conservée par le Sud et avait contribué à sa croissance, en suivant les taux de croissance de celui-ci au cours de cette période, elle serait équivalent aujourd’hui à 152 000 milliards de dollars.

Ce sont des sommes extraordinaires. Pour le Nord global (les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Israël, le Japon, la Corée et les économies riches d’Europe), les gains sont si importants qu’au cours des deux dernières décennies, qu’ils ont dépassé le taux de croissance économique. En d’autres termes, la croissance nette du Nord repose plus particulièrement sur l’appropriation du reste du monde.

Pour le Sud, les pertes dépassent largement les transferts d’aide étrangère. Pour chaque dollar d’aide que le Sud reçoit, il perd 14 dollars en termes d’égouttage par le seul biais des échanges inégaux, sans compter d’autres types de pertes comme les sorties financières illicites et le rapatriement des bénéfices. Bien sûr, le ratio varie selon les pays – plus élevé pour certains que pour d’autres – mais dans tous les cas, le discours sur l’aide masque une réalité beaucoup plus sombre, celle du pillage. Ce sont les pays pauvres qui permettent aux pays riches de se développer davantage, et non l’inverse.

Les économistes néoclassiques ont tendance à considérer les bas salaires du Sud comme « naturels » – une sorte de résultat neutre du marché. Mais Amin et d’autres économistes du Sud ont fait valoir que les inégalités salariales sont des artefacts du pouvoir politique.

Les pays riches ont le monopole de la prise de décision au sein de la Banque mondiale et du FMI, ils détiennent l’essentiel du pouvoir de négociation au sein de l’Organisation mondiale du commerce, ils utilisent leur pouvoir de créanciers pour dicter la politique économique des pays débiteurs et ils contrôlent également 97 % des brevets mondiaux. Les États et les entreprises du Nord tirent parti de ce pouvoir pour réduire le prix de la main-d’œuvre et des ressources dans le Sud, ce qui leur permet d’obtenir une appropriation nette par le biais du commerce.

Dans les années 1980 et 1990, les programmes d’ajustement structurel du FMI ont réduit les salaires et l’emploi dans le secteur public, tout en supprimant les droits du travail et d’autres réglementations protectrices, ce qui a eu pour effet d’abaisser le coût de la main-d’œuvre et des ressources. Aujourd’hui, les pays pauvres sont structurellement dépendants des investissements étrangers et n’ont d’autre choix que de se faire concurrence pour offrir une main-d’œuvre et des ressources bon marché afin de plaire aux barons de la finance internationale. Cela garantit un flux constant de gadgets jetables et de mode rapide aux consommateurs aisés du Nord, mais les coûts sont énormes pour les vies humaines et les écosystèmes du Sud.

Plusieurs façons pourraient résoudre ce problème. La première consisterait à démocratiser les institutions de la gouvernance économique mondiale, pour que les pays pauvres aient un droit de regard plus équitable sur la définition des conditions commerciales et financières. Une autre mesure serait de faire en sorte que les pays pauvres aient la possibilité d’utiliser les droits de douane, les subventions et autres politiques industrielles pour renforcer leur capacité économique souveraine. Nous pourrions également prendre d’autres mesures en faveur d’un système mondial de salaire minimum vital et d’un cadre international pour les réglementations environnementales, ce qui permettrait de fixer un plancher pour les prix de la main-d’œuvre et des ressources.

Le Sud pourrait ainsi obtenir une part plus équitable des revenus du commerce international et de libérer ses pays pour qu’ils puissent mobiliser leurs ressources, mettre fin à la pauvreté et répondre aux besoins humains. Ces objectifs sont néanmoins difficiles à atteindre ; il faudra un front organisé parmi les mouvements sociaux en faveur d’un monde plus juste, contre ceux qui profitent si prodigieusement du statu quo.

Jason Hickel

Professeur à l’Université de Londres et membre de la Royal Society of Arts.

Dylan Sullivan

Étudiant diplômé du département d’économie politique de l’université de Sydney.

Huzaifa Zoomkawala

Chercheur indépendant et analyste de données basé à Karachi.

Article traduit de l’anglais par Fatma Zemmouriya, membre du PIR

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