L’exhumation d’une archive, vieille d’un peu plus de vingt ans, nous permet de contribuer aux hommages rendus à Saâd Abssi qui nous quittés le 09 décembre 2021. Inlassable combattant, il aura mis sa vie au service de l’indépendance du peuple algérien et de sa préservation, puis à celui de toutes les luttes pour la dignité et les droits des immigrés à partir des années 1970. Celui, qui finalement aura traversé presque un siècle, le voyant naître et mourir dans deux mondes irréductiblement différents, a 70 ans au moment de la rencontre ; son attention est alors rivée sur une Algérie en pleine campagne pour l’élection présidentielle en 1999. Avec cet entretien, sont donnés à lire tout autant la générosité et le désir de transmettre dont il a fait preuve à l’égard d’une étudiante maghrébine que les regrets que n’ait pas été complétée et approfondie l’exploration, en sa compagnie, de toute une époque, certes révolue, mais qui continue à marquer de son empreinte notre présent. Toutefois, les ellipses et les creux renseignent aussi sur son humilité comme sur l’évidence de son engagement qui se dispense de toute explicitation de sa part.
La mise en lumière de cette « vie politique » en raison de ses responsabilités historiques n’emprunte pour autant pas les tonalités du récit d’un destin individuel parce qu’exemplaire. Cette tentation aurait été de toute manière contrariée par les propos mêmes de Saâd Abssi qui ne cessent de rappeler combien sa conception de la politique ne peut être dissociée du peuple : celui des Algériens, dans le pays ou en exil, et celui formé par les immigrations postcoloniales et ouvrières. Mettant en pensée et en pratique le mot d’ordre « Un seul héros le peuple », il est loin de le fantasmer puisqu’il en est issu et qu’il ne s’en séparera jamais. C’est ainsi qu’il défendra son droit à l’éducation, à son épanouissement culturel et spirituel, ainsi que sa participation active aux décisions politiques. Se découvre également dans cet entretien la fabrique d’un militant, jamais repu d’idées et témoignant d’un sens aiguisé de l’organisation. Guidé par les seules nécessité et éthique et loin de toute ambition personnelle comme en témoigne sa fidélité ne souffrant d’aucune corruption, l’engagement de Saâd Abssi ne se laisse pas réduire à des considérations psychologiques et sociologiques. Il semble en effet répondre à la rencontre entre les événements et des principes qui sont, à la fois, ancrés profondément, comme l’est son ancrage à sa terre, et élevés bien au-delà de celle-ci, à l’instar de ses aspirations islamiques. C’est sans doute ce qui explique que le prix que Saâd Abssi a consenti à payer pour la politique – exils, arrestations, internements, déclassements – ait pu alimenter paradoxalement son énergie militante.
Ajoutons à cela une intelligence du présent le conduisant notamment à comprendre que la lutte anticoloniale devait impérativement se poursuivre d’une décolonisation aboutie, déjà en assurant la viabilité de l’indépendance des peuples contre l’impérialisme et en se rangeant du côté de ceux qui se battent encore contre le colonialisme, à commencer par la Palestine. Cette décolonisation signifie également la nécessité de recomposer un espace abolissant l’idée d’un ici et d’un là-bas. Elle suppose enfin de considérer prioritaire la transmission de la culture, de la langue ainsi que de la foi aux enfants des anciens colonisés restés ou venus en France. Cette exigence l’a conduit à œuvrer pour la dignité de la communauté musulmane, notamment en s’impliquant activement dans la construction de la superbe mosquée à Gennevilliers, sa ville d’adoption. C’est ce qui nous permet, avec tout le respect dû à la famille Abssi1, d’entendre dans son affirmation finale d’être resté en France pour ses enfants et ses petits-enfants, qu’il est resté également pour nous.
Samia Moucharik
L’engagement total au service de la libération nationale
Les premiers pas et la formation
Je suis né en 1928 dans une région très pauvre en Algérie, à El Oued dans le sud algérien, à 650 km d’Alger. Outre l’école coranique, j’ai pu aller à l’école élémentaire. Mais j’ai dû interrompre ma scolarité pour suivre mon père vers le Nord en 1939 alors que j’avais 8 ans. A sa mort en 1942, je suis revenu dans le Sud et j’ai terminé l’étude du Coran. Trois ans plus tard, je suis parti de nouveau dans le Nord et c’est là que j’ai découvert la révolte de Sétif et sa répression extrêmement dure, et cela grâce aux murmures des gens qui n’osaient pas en parler ouvertement. C’est à partir de 1946 que je prends les premiers contacts avec des organisations politiques. D’abord avec le MTLD-PPA, (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques-Parti du Peuple Algérien, fondés tous deux par Messali Hadj), même s’il y a eu une parenthèse qui m’a conduit au Parti Communiste, le temps de me rendre compte que je n’y avais finalement pas ma place. C’est alors que j’ai pu m’engager pleinement au MTLD. Dans la mesure où l’analphabétisme régnait de manière effroyable, il était très rare de trouver quelqu’un qui sache lire et écrire. Or, comme je savais non seulement lire le Coran mais en plus j’avais appris le français en cours élémentaire, j’étais considéré de ce fait comme un intellectuel à cette époque. Tout de suite, j’ai grimpé les échelons : de responsable de Cellule, je suis devenu responsable du Département de Propagande et d’Information (DPI). Mon travail consistait à mobiliser les gens, à répondre à leurs besoins. Je devais les convaincre que l’on pouvait se libérer. C’était une tâche d’autant plus difficile qu’à l’époque, l’idée de mettre la France dehors était considérée comme une folie. Cette réticence doit sans doute être mise sur le compte de l’analphabétisme et d’un encadrement de la population assuré par des autochtones en les personnes du caïd2, du bachaga3, du garde-champêtre ou du policier. Si le peuple aspirait effectivement dans son ensemble à la libération, s’il constatait et supportait quotidiennement les injustices du colonialisme, il restait à le persuader de sa capacité à libérer lui-même le pays. Je me souviens n’avoir trouvé que 15 personnes dans une commune de 36000 habitants convaincues du fait que la France finirait par partir. Lors de réunions, je devais clarifier les problèmes et expliquer que le droit et la justice étaient de notre côté. J’expliquais aussi ce qui se passait dans le monde, comme la lutte du peuple vietnamien. Mes missions étaient d’ordre multiple : présider les meetings, distribuer le journal, inciter les gens à cotiser et à collecter eux-mêmes les cotisations, organiser les manifestations de protestation. Entre 1952 et 1954, j’ai également participé à un travail colossal de traduction des déclarations de la Révolution française et des principes des Droits de l’homme dans le but de combattre les colonisateurs par leurs propres armes. Je le dis honnêtement, j’ignorais l’existence d’une organisation militaire dans la mesure où la direction de notre parti le démentait, alors que nous ne cessions de constater des arrestations de personnes qui étaient connues pour avoir exercé des fonctions militaires pendant la guerre 1939-40 ou en Indochine.
Avec toutes ces activités en plus de mon côté « tête brûlée », j’ai très vite été repéré par les services français qui m’ont arrêté en 1955, sitôt la guerre de libération déclenchée. J’ai ainsi passé 18 mois dans un « centre de triage et de transit », qui pour nous n’était rien d’autre que le nom d’un véritable camp de concentration. Dans le camp de Djorf qui n’est pas loin de Blida, on était entre 1100, 1200 voire 1300. Cet internement a assurément constitué une nouvelle et importante étape dans ma formation politique comme de celle de mes frères de lutte. Dans l’esprit du colonisateur, le but était, sans doute, d’étouffer la Révolution ; c’est le contraire qui s’est passé. Ça a été non seulement une école mais une véritable université populaire pour tous les gens internés parmi lesquels il y avait des intellectuels. Ce qui fait que les gens instruits ont instruit les autres. Personnellement, c’est là que j’ai commencé à comprendre un certain nombre de sujets tels que le rôle de la femme, la liberté, et on a pu approfondir le travail de lecture des textes de la Révolution française. On a beaucoup étudié mais aussi beaucoup discuté. Ensemble on a pu également faire un travail psychologique en aidant les gens à garder le moral et en les orientant. En définitive, on a oeuvré contre le travail psychologique de l’armée française et de l’éducation française.
A ma libération, j’ai fait l’objet d’une interdiction de tout le territoire algérien excepté ma commune natale. Mais son administrateur a fini par l’étendre à ma propre commune également. Quand je lui ai fait remarquer l’absurdité de la situation, il m’a répondu sur le ton de la rigolade que je n’avais qu’à aller à Paris. C’est effectivement là où le FLN m’a envoyé. Je suis arrivé en France en 1957 pour des raisons politiques, muni d’un ordre de mutation m’affectant à des responsabilités précises. A la suite du mot déplacé de « parachuté » prononcé par la personne chargée de m’accueillir, j’ai décliné ces responsabilités. Avant que le FLN ne m’ordonne de devenir un permanent de l’organisation, j’ai été embauché, grâce à un oncle qui y travaillait déjà, à l’usine de peinture Valentine. J’y suis resté treize mois pour finir chef d’atelier. Dès que j’ai commencé à y travailler, j’ai lu avec beaucoup de régularité Le Monde, L’Express, et surtout le « Bloc-notes » de François Mauriac. C’étaient des lectures instructives. Lorsque le FLN m’a rappelé, je suis passé d’un salaire de 900 francs par mois à Valentine à 750 francs comme permanent, et cela avec une femme et un enfant.
La guerre menée avec et au milieu de l’émigration ouvrière
J’ai fait la découverte du monde ouvrier en arrivant en France par deux manières : par des lectures portant sur l’histoire de la classe ouvrière, les luttes, le marxisme, et par mes fonctions de syndicaliste sur le terrain. En dehors du syndicalisme au sein même de Valentine, je n’ai pas de contact avec le monde syndical à l’extérieur, si ce n’est avec une déléguée CGT qui travaillait à la SKF, une usine de roulements à bille. Elle était engagée et soutenait le FLN malgré les directives du PCF qui incitait à faire attention et à ne pas s’engager. En revanche, j’avais beaucoup de contacts avec les prêtres-ouvriers qui m’ont d’ailleurs hébergé. Ils nous aidaient parce qu’ils étaient convaincus que notre lutte contre le colonialisme était juste. J’ai également beaucoup appris de mes rapports avec eux. Affecté par la suite à Lyon, j’ai été arrêté en compagnie d’un prêtre-ouvrier. Nous avons mené ensemble un énorme travail de lectures pendant notre détention, notamment l’étude du Capital et del’autogestion. On a énormément travaillé pendant l’année de détention parce qu’on n’avait rien d’autre à faire. Jour et nuit, on discutait, on écrivait, on débattait.
Pour revenir à la classe ouvrière algérienne elle-même, elle a accumulé une grande expérience, en menant des batailles historiques, et cela même avant la guerre de Libération nationale, que ce soit à Renault ou ailleurs. II faut rappeler que l’émigration algérienne est vraiment ancienne, datant pratiquement du début du siècle, aux alentours de 1912, 1913. Des Algériens sont même arrivés plus tôt encore, à la suite de la répression très dure de la révolte en Kabylie en 1871. Plusieurs Kabyles ont été exilés en France et d’autres en Nouvelle-Calédonie. Il faut rappeler que l’Etoile Nord-africaine est née en France, tout comme le PPA et le MTLD. Il y a eu une activité politique très intense en France. De ce fait, beaucoup d’Algériens se sont engagés dans le syndicat, la plupart à la CGT, réussissant à devenir des cadres syndicalistes et à mener des batailles vraiment très reconnues. Le 14 juillet 1952, les ouvriers algériens se sentaient tellement forts et tellement puissants qu’ils ont manifesté de manière autonome et devant les cortèges ouvriers pour revendiquer l’indépendance. Sept d’entre eux sont morts au cours de la manifestation.
Le FLN a organisé les travailleurs, 340 000, 350 000 en tout, pour soutenir la Révolution et la lutte de libération de l’Algérie. Il n’y avait bien entendu quasiment pas de petite bourgeoisie, à l’exception de très peu de médecins et de fonctionnaires. Il fallait donc consacrer tous les efforts possibles et inimaginables pour éviter une défaite. Dans la mesure où « l’argent, c’est le nerf de guerre », chacun cotisait 35 francs par mois. L’organisation du FLN a adopté une structure rigoureuse et cloisonnée : la cellule, le groupe, la section, la kasma4, le secteur, la région, la zone, la super-zone et la wilaya. Le FLN n’a pas eu de programme d’éducation des classes ou de formation des cadres, du fait des priorités dictées par la libération nationale, il a en revanche mené un travail visant à une plus grande conscience de classe. Certes, la classe ouvrière algérienne a pu se considérer comme partie intégrante de la classe ouvrière française, mais elle a occupé sa place en étant surexploitée par l’attribution des travaux les plus durs et les plus pénibles. Le rôle des ouvriers algériens doit être rappelé avec précision. C’est aussi grâce à eux que l’Algérie a démarré en 1962. Ils ont contribué énormément à son démarrage à la suite du départ massif des Pieds-noirs, qui a sonné pour nous comme l’échec de nos arguments politiques face à la terreur de l’OAS. Contrairement à ce que beaucoup pensent, nous le FLN, nous n’avons jamais pensé à mettre dehors les Pieds-noirs ni imaginé qu’ils quitteraient l’Algérie. Notre lecture romantique des idées de la Révolution française nous a fait rêver d’une Algérie démocratique, sans distinction de race, de religion, et on pourrait ajouter de sexe.
L’euphorie et les ambitions post-indépendance
L’organisation de l’émigration algérienne après 1962
Après l’indépendance, nous avons créé l’Amicale des Algériens et l’Amicale des Algériens en Europe. Nous avons réussi à mobiliser tout de même 43 000 compatriotes sur 340 000, vivant en France. Notre objectif, démesuré, était que les Algériens quittent les caves dans lesquels ils vivaient pour des logements dignes. Notre projet a été de construire des foyers, mais en attendant, un certain nombre d’hôtels ont pu être rachetés en vue de leur relogement. Grâce à nos amis chrétiens, ce qu’on appelle « les chrétiens de gauche », et même des militants de la CGT et du Parti communiste, nous avons mis en place 2200 cours du soir d’alphabétisation, à travers la France, ce qui n’est pas rien. La création d’écoles en arabe était également prévue pour les 20 000 familles présentes alors. Par ailleurs, grâce à notre chantier de reclassement et notre service social, nous avons aidé au retour de 40 000 immigrés, les plus formés et des techniciens, en leur trouvant un logement et un travail. Cette vague de départs a été, à un moment, remplacée par des paysans. Il a fallu donc aider ces nouveaux venus dans leur recherche d’un emploi et d’un logement, notamment grâce à notre service hôtel. J’ajoute qu’on récoltait également des médicaments pour les hôpitaux en Algérie. Toutes ces activités si intenses ont permis d’élargir encore les connaissances, les contacts et par conséquent, le savoir.
La « période d’espoirs »
Au début de l’indépendance, il y a eu un moment que j’ai appelé « période d’espoirs » car il augurait de très bonnes perspectives. Je parle en particulier de l’année 1965. Chez les gaullistes, il y avait la volonté de définir une politique arabo-africaine, franco-arabo-africaine. Il était question que Ben Bella vienne ici en France tout comme Nasser, et que De Gaulle aille au Caire. Il y avait une espèce de bouillonnement des idées et un espoir que la France puisse passer de puissance coloniale à puissance de partenariat qui aiderait les peuples aspirant au développement. Malheureusement, notre espoir a été complètement déçu. Des défaites se sont succédé : le coup d’Etat en Algérie en 1965, puis la défaite de Nasser en Egypte, et une multitude d’autres coups d’Etat. Il était clair que des régimes de potentats militaires s’installaient au fur et à mesure. Après le coup d’Etat de 1965 et jusqu’en 1970, je suis devenu opposant, me retirant de mes activités politiques. Ce qui ne m’a pas empêché de vivre avec beaucoup d’intensité les événements de 68. Je travaillais à ce moment-là comme réceptionnaire dans un grand magasin. D’un côté, j’avais de l’espoir et de l’admiration pour les jeunes et les étudiants. De l’autre côté, il y avait une sorte de tristesse en moi parce que je considérais que la Révolution nationale avait échoué. Ce qui se passait en France rendait encore plus amer l’échec, l’aiguisait. Lorsque 68 permettait à la classe ouvrière française d’avancer, je voyais que la classe ouvrière algérienne elle, reculait.
Le nouveau front des luttes de l’immigration
La période de ralentissement s’est interrompue en 1970 avec la nouvelle étape des luttes sur le terrain et qui va durer une décennie. Me concernant, j’ai rejoint la Fnac en 1970 pour devenir élu CFDT. Mon précédent poste dans un magasin à Montrouge était extrêmement éprouvant et c’est grâce à un ami de l’Algérie et de sa libération que j’ai pu être embauché à la Fnac où il travaillait. Mon choix pour la CFDT s’explique par plusieurs raisons : l’aide active de chrétiens dont les prêtes-ouvriers à l’indépendance, ma rencontre avec Edmond Maire qui travaillait également à l’usine de peinture Valentine. Par ailleurs, moi qui suis un passionné de l’autogestion, j’ai été séduit par un syndicat qui, à l’opposé de la CGT, laissait à ses militants de la section le soin de définir la politique. Je pourrais aussi parler des luttes auxquelles j’ai participé et qui ont conduit par exemple à un accord de partenariat établissant que les bénéfices soient partagés pour 54 % au patronat et 46 % aux salariés. Tout ce qui s’est passé en France, je l’ai vécu comme ouvrier, comme travailleur. Avec six associations d’immigrés, nous avons décidé de créer en 1974 la Maison des Travailleurs Immigrés à Puteaux qui réunit l’Union Générale des Travailleurs Sénégalais, de l’Association des Travailleurs Marocains de France, de la Coopération des Portugais, du syndicat des travailleurs algériens, de la Cimade. On a mené pratiquement toutes les batailles possibles et imaginables : les grèves des nettoyeurs de métro, les luttes des foyers, toutes celles contre les circulaires concernant l’immigration. De grandes et dures luttes ont été menées à l’usine Chausson à Gennevilliers dans les années 1974,75,76. On a empêché les machines de partir et arraché ainsi la victoire. Ça a été pour moi une joie indescriptible. Il y a eu aussi la victoire des habitants des foyers comme à Gennevilliers. Et combien de luttes ont eu lieu à Renault ! Si cette période a été incontestablement très dure, elle a été tout autant exaltante. Les circulaires des différents ministères et les attaques contre les foyers ont été vécues de manière paradoxale : à la fois comme un recul pour la classe ouvrière de manière générale, et plus particulièrement pour les ouvriers africains et maghrébins, mais en même temps comme une exaltation devant la solidarité et la lutte des travailleurs eux-mêmes. Ajouter à cela l’organisation de festivals de musiques populaires.
Un an après l’arrivée de la gauche au pouvoir, j’ai compris que tout compte fait, il valait mieux que la droite soit au pouvoir car les travailleurs étaient alors en lutte quotidienne en se défendant comme des lions. C’est vrai que la gauche a réglé un certain nombre de problèmes, en régularisant pas mal de sans-papiers, mais du point de vue du logement, du travail, du point de vue des luttes quotidiennes, c’était terminé. On avait l’impression qu’il y avait une espèce de paralysie entre 1982 et 1988. Et peut-être même jusqu’à maintenant. Quand la gauche est au pouvoir, la lutte est pauvre. Un point tout de même à mettre sur le crédit de la gauche, c’est qu’elle a favorisé une démocratie à la base, avec le développement d’une vie associative et d’une démocratie dans le quartier. Mais ce n’est pas suffisant à mon goût lorsque je constate le peu de gens aux réunions d’associations qu’elles soient culturelles, sportives ou de solidarité.
Pour revenir à 1981, j’ai arrêté non seulement parce que la gauche est arrivée au pouvoir mais aussi parce que Ben Bella a été libéré. Je suis revenu à la politique en participant à la création du Mouvement pour la Démocratie en Algérie. Peut-être que je suis un peu romantique mais j’ai toujours pensé qu’il y a des hauts et des bas dans toute lutte. Parfois, on est au sommet et d’autres fois, c’est la stagnation et on subit tout.
L’engagement politique reconverti dans les activités associatives
Je ne parle que de politique parce que je ne peux pas ne pas parler de politique. C’est vrai que des amis me disent souvent « toi, tu es toujours insatisfait », mais je crois qu’on ne peut pas prétendre que tout est terminé et qu’il n’y a plus rien à faire quand précisément il reste toujours à faire. C’est pour cela que je suis membre aujourd’hui de six associations : la Maison de la Solidarité Algérienne, la Maison de la Solidarité, Ville-Univers, Approches 92, une association qui s’appelle VPH qui visite les malades. J’assure la permanence d’écrivain public du Secours Catholique à laquelle les gens se présentent pour faire remplir leur feuille d’impôt, une demande de logement, une lettre pour le lycée ou le médecin… Je suis également membre du Comité Palestine et de France-pays Arabes.
J’investis toutes les réunions du quartier, à l’échelle départemental, et parfois, à l’échelle nationale. Je dis ce que je pense, j’essaie de satisfaire ma vision des choses et je veux être moi-même.
Il m’est arrivé également de prendre position une fois pour tel candidat aux élections au niveau local, à Gennevilliers dans la mesure où il y a pas mal d’électeurs maghrébins. A ce propos, je suis partisan que les étrangers votent. A ceux qui défendent le droit de vote seulement aux municipales, je leur réponds « le droit de vote, point à la ligne ! ». Et le problème, c’est que même des Français d’origine étrangère sont hésitants pour aller voter. Je travaille de toutes mes forces pour inciter les gens à le faire, peu importe pour qui. Ma volonté et ma persévérance à convaincre les jeunes issus de l’immigration à participer à la vie politique tiennent dans le fait qu’ils sont justement les premières victimes du chômage, et privés de ressources monétaires et de l’accès aux loisirs. J’ai ainsi participé, avec succès semble-t-il, à la distribution de tracts encourageant particulièrement les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales, puisqu’on constatera une augmentation des votants de 0,7 % cette année. Mais je précise que participer à la vie politique française en tant qu’électeur, c’est exiger des comptes aux élus. Je ne peux pas en faire la démonstration matérielle, mais je suis persuadé que si les étrangers avaient eu le droit de vote, le problème du Front national aurait pris une autre tournure, sans doute insignifiante. Parmi le personnel politique, beaucoup sont convaincus que si l’on donnait le droit de vote aux étrangers, ce serait le contraire. C’est archi faux. Si les étrangers avaient eu depuis longtemps les droits civiques, les familles seraient incontestablement plus épanouies aujourd’hui. Elles défendraient leur mémoire, leur langue et leur culture. Et cela, sans s’éloigner de la France, de la patrie française, ni de ses lois. C’est un point très important pour moi : la France a tout intérêt à aider les étrangers à récupérer leur culture, leur mémoire et leur langue. S’ils avaient le droit de vote et l’ensemble des droits du citoyen, ils participeraient à la définition et au développement de la politique tandis que les partis, de leur côté, seraient plus attentifs à eux. C’est la meilleure façon de combattre les ghettos. Mais malheureusement, et jusqu’à maintenant, il y a encore des réticences du côté de la gauche. Pour revenir à la culture, personne n’a voulu écouter. Je me rappelle très bien que dans le cadre de la Maison de la Solidarité et de la Maison des Travailleurs immigrés, dès qu’on parlait de la culture, et particulièrement quand cela concerne les enfants, on nous prenait pour des « nationalistes chauvins ». Même nos amis de la gauche, y compris le Parti communiste me traitaient de « communautaires », en me disant « vous voulez des ghettos ». Alors que pendant des années et des années, et je vous demande de le souligner avec force, car il faudra bien en prendre conscience, la gauche a cru qu’assimiler l’immigré résoudrait le problème, confondant ainsi l’assimilation avec l’intégration. Or, il y a une grande différence. Assimiler quelqu’un revient à faire de lui un Français sans histoire, sans culture ; un être oubliant les seins et les paroles de sa mère ainsi que l’affection de son père. Ce qui n’est pas possible. Rappelez-vous qu’on a tout mélangé, en parlant d’aider les femmes à combattre la polygamie, un tas de trucs comme ça, pour, en fait, cacher ou ne pas comprendre ceci : l’intégration ne peut se faire que par la récupération de tout ce que j’ai en moi-même et qui me permet d’être Français à part entière, au même titre qu’un chrétien, qu’un Breton … Alors que j’étais président de l’Amicale des Algériens – qui comptait 43 000 adhérents – j’ai fait part au maire communiste de Gennevilliers de l’époque de notre besoin d’une mosquée. Cet homme d’une valeur et d’une culture extraordinaires, un antifasciste, un antiraciste, un internationaliste, a refusé par ces mots : « Une mosquée à Gennevilliers ? ». A sa réponse, je me suis juste contenté de lui dire que je m’étais trompé de direction. Je ne sais pas ce qui l’a fait évoluer. Peut-être a-t-il compris notre détermination, peut-être a-t-il réfléchi, peut-être les deux, mais quoi qu’il en soit, il a changé d’avis en nous proposant un terrain. Je lui ai répondu qu’être musulman ne faisait pas de moi un réactionnaire. J’ai compris qu’à l’époque un croyant était égal à un « jaune », mais à mes yeux c’est du sectarisme.
Si certains pensent que c’est l’échec de l’Algérie qui me retient ici, ce n’est pas vrai. Ce qui me retient ici ce sont mes enfants. J’avais d’abord le souci de les accompagner et de les laisser finir leurs études. Et puis maintenant, ils ont leurs propres enfants. Sans parler du fait que la situation en Algérie s’est détériorée et qu’ils ne veulent pas me laisser rentrer. Me concernant, j’essaie surtout de ne pas couper le cordon avec mes enfants. Quant à l’Algérie, sa situation ne me fait pas peur.
Entretien effectué avec Samia Moucharik en mars-avril 1999
Notes
1 Que nous tenons à remercier pour sa relecture de l’entretien et sa confiance.
2 Auxiliaire de l’administration française en charge d’un douar
3 Titre honorifique attribué à certains caïds.
4 Regroupe six sections