À l’occasion des vingt ans du lancement de la guerre globale contre le terrorisme nous publions aujourd’hui une traduction d’un article de Samar Al-Bulushi, chercheuse en anthropologie à l’Université de Californie Irvine, publié à l’occasion des vingt ans des attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998 qui ont marqué, pour de nombreux Africains, la véritable entrée dans l’ère antiterroriste islamophobe.
Le 7 août 1998, deux voitures piégées ont explosé simultanément dans les ambassades étasuniennes à Nairobi au Kenya et à Dar es Salaam en Tanzanie. Plus de deux-cents citoyens de ces pays ont été tués dans ces attentats, ainsi que douze Américains. Au cours des semaines et des mois qui ont suivi, les familles des victimes kenyanes et tanzaniennes ont fait l’expérience de la valeur des vies humaines pour le gouvernement étasunien et ses hiérarchies tacites, l’indemnisation qui leur était offerte étant dérisoire par rapport à celle offerte à leurs homologues américains. Dans le même temps, en représailles, le président Clinton a autorisé une frappe militaire contre l’usine pharmaceutique soudanaise d’Al-Shifa (en affirmant qu’elle produisait des armes chimiques) et d’autres frappes sur des bases terroristes présumées en Afghanistan. La destruction de l’usine de Khartoum a précipité une catastrophe médicale, puisque les sanctions économiques ont empêché le Soudan d’importer les médicaments nécessaires pour traiter le paludisme, la tuberculose et d’autres maladies. Pour de nombreux Africains, les souvenirs et les expériences de la soi-disant guerre contre le terrorisme ne remontent pas au mois de septembre 2001, mais à celui d’août 1998.
Au cours des vingt dernières années, les gouvernements africains se sont empêtrés dans une infrastructure sécuritaire financée par les Euro-Américains qui a facilité l’expansion de leurs capacités policières, militaires et de surveillance. Le Kenya a endossé un rôle particulièrement important en Afrique de l’Est, alors que le théâtre des opérations s’est progressivement déplacé vers l’ouest, de l’Afghanistan à l’Irak, au Yémen et à la Somalie voisine. Afin de mieux comprendre les répercussions quotidiennes de l’anti-terrorisme en Afrique de l’Est, j’ai mené une recherche ethnographique durant quinze mois, entre 2013 et 2015, dans les villes kenyanes de Nairobi et Mombasa.
Au-delà des conceptions eurocentriques de la géopolitique
L’un de mes objectifs était de décentrer les États-Unis en tant que sujet principal de la guerre contre le terrorisme. En me concentrant principalement sur les politiques, les journalistes, les militants des droits humains et les jeunes d’Afrique de l’Est, mon objectif est de décoloniser les historiographies eurocentriques de la politique mondiale, en examinant à la fois les formes du savoir qui ont fini par dominer les conceptions de la « géopolitique » et des « relations internationales », et les types d’acteurs qui sont jugés importants dans ces conceptions. En grande partie en raison du pouvoir exercé par le gouvernement étasunien, il reste une tendance parmi les universitaires, les journalistes et les militants à analyser les dynamiques régionales à travers la focale des acteurs et des entités étasuniens comme AFRICOM et les forces spéciales étasuniennes. Il ne s’agit pas d’ignorer dans quelle mesure les acteurs américains influencent les prises de décision : dans un film d’investigation produit par Al-Jazeera, par exemple, des membres de l’appareil de sécurité kenyan rapportent qu’ils ont reçu des ordres directs du gouvernement étasunien concernant les assassinats ciblés de terroristes présumés. À bien des égards, le fait que les Africains, plutôt que les Américains, soient les agents les plus visibles des abus de l’anti-terrorisme sur le terrain conduit à obscurcir les contours réels de la puissance étasunienne opérant dans la région. Comme des universitaires et des militants l’ont observé, il s’agit d’une tactique délibérée conçue pour entretenir une plausible deniability. Pourtant, ce paysage de guerre ne peut être compris simplement depuis la perspective d’un théâtre d’opérations dirigé par les États-Unis. La conséquence d’une telle approche est que les Africains sont objectivés et relégués à l’arrière-plan, considérés uniquement comme des victimes, des coupables ou des mandataires irréfléchis des intérêts américains.
Parallèlement, l’accent quasi-exclusif mis sur les bases militaires étasuniennes, les prisons secrètes et les frappes de drone nourrit l’imaginaire spatial de poches discrètes de territoire désertique apparemment déconnectées de la vie quotidienne dans les centres urbains africains. Et pourtant, la spatialité de la violence déployée par l’appareil anti-terroriste est bien plus étendue, les musulmans de villes comme Nairobi et Mombasa étant surveillés et terrorisés presque quotidiennement, que ce soit sous la forme de rafles policières, de menaces de mort, de disparitions ou d’exécutions extra-judiciaires. L’infrastructure anti-terroriste s’étend donc bien au-delà de l’ombre des prisons souterraines de la CIA en Somalie et des « missions de formation et d’équipement » au Niger. Qu’est-ce que cela signifie, alors, de penser la guerre contre le terrorisme depuis les rues, les maisons, les postes de police et les parlements d’Afrique ?
Guerre et maintien de l’ordre
Alors que le Kenya ne figure que rarement dans l’imaginaire international au sens large en tant que site de guerre ou de contre-insurrection, les administrations successives ont tiré parti de la préoccupation mondiale pour la « sécurité » afin de normaliser et de légaliser ce que certains décrivent comme un « assemblage policier de guerre ». Immédiatement après les attentats d’août 1998, le gouvernement de [Mwai] Kibaki a lancé une campagne de répression dans la ville majoritairement musulmane de Mombasa, menant des raids et des arrestations de masse. Les militants locaux des droits humains ont été les premiers à documenter les cas ultérieurs d’extraditions extraordinaires (au cours desquelles près de cent personnes ont disparu dans des centres de détention secrets en dehors du Kenya), en recueillant des informations susceptibles d’aider les familles à rechercher leurs proches. Au péril de leur vie, ils ont effectué un travail de fond essentiel pour les enquêtes ultérieures menées par des groupes comme Human Rights Watch.
Depuis la décision du gouvernement kenyan d’envoyer ses propres troupes en Somalie en 2011, la dialectique entre la guerre et le maintien de l’ordre est devenue plus manifeste. Non seulement Al-Chabab a étendu la portée de sa violence sur le territoire kenyan (l’attaque du centre commercial Westgate en 2013 en étant l’exemple le plus marquant), mais l’armée kenyane est également de plus en plus active à l’intérieur même du Kenya. Même si les Kenyans conçoivent le Kenya et la Somalie comme deux sphères distinctes, ce fossé imaginaire coexiste mal avec des paysages et des réseaux d’enchevêtrement qui brouillent les distinctions précédemment établies entre la guerre apparemment périphérique contre Al-Chabab et la vie quotidienne dans les centres urbains kenyans. En avril 2014, par exemple, la police et l’armée kenyanes ont déployé environ 5000 acteurs de sécurité dans le cadre de l’Opération Sanitization of Eastleigh à Nairobi afin d’« éliminer » les non-Kenyans. L’arrestations et l’internement plus de mille personnes (dont des Somaliens et des Kenyans d’origine somalienne) dans le stade Kasarani de Nairobi ont suscité l’inquiétude et la condamnation des organisations internationales de défense des droits humains. Pourtant, il ne s’agissait que d’une forme spectaculaire de la diffusion de la militarisation dans la vie quotidienne. La surveillance des communications est effectuée sans contrôle, et les contenu interceptés sont partagés et utilisés de manière abusive pour espionner, profiler et traquer les suspects, ce qui conduit souvent à leur arrestation, à leur torture et à leur disparition. Une organisation locale de défense des droits humains à Mombasa a documenté 80 cas de meurtres et de disparitions sur la côte kenyane entre seulement 2012 et 2016.
Anti-terrorisme et société civile
Les formes de violence qui se sont déchaînées dépassent le domaine du militaire pour s’étendre aux couloirs de l’interventionnisme libéral, où les décideurs privilégient le langage de « la paix et de la sécurité », malgré les enchevêtrements idéologiques avec les doctrines de la contre-insurrection. L’exemple le plus récent se trouve dans la rhétorique de la « lutte contre l’extrémisme violent », ou CVE, qui privilégie une approche « douce » de la lutte contre le terrorisme. Ces dernières années, l’industrie de l’aide internationale a réorienté des millions de dollars de fonds vers des projets liés à la CVE en Afrique de l’Est dans le but d’obtenir un soutien à la guerre contre le terrorisme par le biais « des cœurs et des esprits ». Ici, les donneurs et les responsables politiques insistent sur la nécessité d’impliquer les populations « vulnérables », en faisant valoir que « les barrières les plus efficaces contre l’infiltration des terroristes et des idéologies radicales dans la région ne sont pas les applications de la force militaire, mais les prédispositions culturelles et sociales des musulmans d’Afrique de l’Est ». Cette industrie de l’aide a ainsi œuvré à détourner l’attention du public des abus de l’appareil anti-terroriste pour la porter sur la minorité musulmane en tant que « problème », nécessitant une intervention. Alors que de plus en plus de membres de la société civile kenyane sont devenus, selon les termes d’un dirigeant d’ONG, des « ambassadeurs de la sécurité », ils sont de plus en plus impliqués dans des infrastructures de maintien de l’ordre et de lutte contre le terrorisme. La conséquence est qu’il y a de moins en moins d’espaces publics dans lesquels s’engager dans des discussions et des débats, où les individus qui pourraient être attirés par les idées des organisations terroristes auraient la possibilité d’évaluer ces idées de manière critique sans crainte d’être incriminés. Les citoyens musulmans kenyans vivant sur la côte qui se tournaient autrefois vers les groupes de défense des droits de l’homme et d’autres organisations de la société civile pour obtenir un engagement ou un soutien s’inquiètent désormais de la possibilité que ces entités espionnent et collectent des renseignements sur les membres de leur propre communauté.
L’impact économique sur les communautés suspectées et les régions comme la côte a été tout aussi dévastateur. Autrefois une attraction touristique florissante, les hôtels côtiers et les plages ont fonctionné une grande partie de l’année à un taux d’occupation minimal. Beaucoup ont tout simplement fermé leurs portes, laissant jusqu’à 20.000 personnes sans emploi. Suite à l’attaque de Mpeketoni en juin 2014, les couvre-feux sur l’île voisine de Lamu ont paralysé les économies locales (la pêche notamment). À Mombasa, des rumeurs ont circulé sur le fait que la soi-disant menace terroriste servait de couverture à une politique de dépossession foncière à grande échelle, car des familles désespérément à la recherche de revenus ont commencé à accepter des offres extérieures sur leurs propriétés. En dépassant les géographies imaginaires de la menace et du danger pour nous intéresser aux géographies de la vie quotidienne, nous pouvons réfléchir de manière plus critique aux formes de dépossession progressives, cumulatives et largement invisibles qui sont rendues possibles par la guerre contre le terrorisme.
#AfricanLivesMatter ?
Aujourd’hui, comme il y a 20 ans, nous sommes confrontés à la réalité troublante que les attaques terroristes sont l’un des rares cas où le reste du monde tourne son attention vers l’Afrique. Que ce soit au lendemain des attentats de 1998 ou plus récemment avec les hashtags #StandwithSomalia, #JeSuisKenyan et #AfricanLivesMatter sur les réseaux sociaux, les Africains l’ont compris, et ont profité de ces moments fugaces sous les projecteurs mondiaux pour soulever des questions sur les hiérarchies au sein de l’humanité et les vies qui méritent ou non d’être pleurées. Dans le même temps, les Kenyans ont confronté leur gouvernement au sujet du rôle actuel de leur armée en Somalie, arguant que le Kenya est désormais moins, et non plus, sûr. Ces appels ne sont que quelques exemples de la manière dont les Africains sont engagés dans une forme de ce que l’on pourrait qualifier de « géopolitique du quotidien », en s’appuyant sur les connaissances situées pour interpréter et contester l’ordre géopolitique. Cela nous rappelle de manière décisive que la guerre contre le terrorisme ne se déroule pas simplement pour ou sur le continent africain, mais est davantage un processus historiquement situé et contingent, animé par un ensemble complexe d’acteurs et d’intérêts. Si les universitaires parviennent à recentrer les idées et les expériences africaines, de nombreuses opportunités peuvent s’ouvrir pour ébranler les représentations hégémoniques de la vie et de la mort sur le continent.
Samar Al-Bulushi