Dans le cadre de notre série D’ailleurs, l’islamophobie d’ici, nous nous entretenons aujourd’hui avec Asad Dandia, militant et écrivain d’origine pakistanaise né à Brooklyn, étudiant en maitrise d’Etudes Islamiques à l’université Columbia. Après l’infiltration de son organisation caritative Muslims Giving Back par le NYPD, Asad a mené une bataille judiciaire pour défier la surveillance policière des musulmans, et obtenu des changements politiques majeurs. Depuis, il écrit sur la guerre contre le terrorisme, le racisme anti-musulman, la surveillance et le capitalisme, informé à la fois par son terrain militant et son engagement universitaire.
1. Que pensez-vous de la politique de l’Etat français à l’égard des musulmans ?
Les politiques actuelles de l’État français envers les Musulmans sont, quoi que ce dernier prétende, éhontément discriminatoires. Certains avancent que de telles politiques révèlent les contradictions de la forme que le sécularisme a pris en France, mais ces «contradictions» sont ancrées dans le tissu structurel de la France depuis l’époque des Lumières. On peut donc dire que les politiques actuelles reflètent moins une rupture qu’une continuité, entre la violente soumission par la France de ses sujets coloniaux musulmans et ses tentatives cruelles de subordination de ses citoyens postcoloniaux musulmans. En ce sens, on peut dire des politiques anti-musulmanes en France qu’elles sont les permutations postcoloniales de ses logiques coloniales historiques de domination.
2. Pourriez-vous comparer la politique à l’égard des musulmans en France et celle dans votre pays ?
Si les politiques envers les Musulmans en France peuvent différer de celles qui sont menées aux États-Unis, elles ont des similarités frappantes, car elles sont largement animées par le même langage discursif de la guerre contre le terrorisme et ses logiques racialisées. En ce sens, les Musulmans sont considérés comme l’ « Autre » fondamental de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord ; comme une figure repoussoir à partir de laquelle sont mesurés le « progrès », le « développement » et la « civilisation ». Bien sûr, cette conception parle davantage des angoisses de l’Occident que de la position même des Musulmans.
Aux États-Unis sous Trump, l’État a mis en place différentes versions de son « Muslim Ban », et Trump lui-même a bâti sa campagne autour de la stigmatisation et du ciblage des Musulmans. Son animosité envers la communauté musulmane a encouragé à la fois les groupes suprémacistes blancs localement et les dictateurs populistes à l’étranger à cibler toujours davantage cette communauté. Cependant, dans le langage discursif de la guerre contre le terrorisme, ce n’est pas seulement les Musulmans qui sont visés en tant que minorité racialisée, mais la pratique de l’Islam elle-même, considérée comme menaçante. C’est pourquoi, par exemple, nous assistons à un génocide culturel calculé et systématique des Musulmans Ouïghours par l’État chinois. Dans de tels cas, ce sont à la fois les Musulmans en tant que groupe racialisé et l’Islam en tant que religion qui sont diabolisés.
Il faut préciser que les préjugés et la violence contre les musulmans sont antérieurs à l’administration Trump. Sous Obama, les politiques stigmatisant les Musulmans sur la base de leurs pratiques religieuses telles que le C.V.E. (« Countering Violent Extremism ») ont été généralisées. Ces politiques visent généralement à identifier les signes d’extrémisme « pré-criminels » chez les jeunes, signes qui souvent se réduisent à des pratiques religieuses musulmanes quotidiennes. Les politiques de C.V.E. sont fondamentalement discriminatoires, et nous voyons leurs logiques en jeu en France, où des enfants musulmans d’à peine dix ans sont détenus et interrogés, et où les préceptes alimentaires musulmans sont présentés comme étant une porte d’entrée vers le terrorisme.
J’ai été personnellement affecté par la surveillance policière lorsqu’une association caritative que j’avais cofondée à l’université a été infiltrée par un informateur travaillant pour le département de police de New York (N.Y.P.D.). J’ai mené une action en justice avec mes collègues membres de la communauté, représentés par un large éventail d’avocats des droits civils et de la sécurité nationale qui sont parvenus à écarter cette surveillance. Nous avons finalement conclu un accord et obtenu des changements politiques majeurs, mais la lutte continue ailleurs. Les tribunaux ne sont qu’un des lieux où se joue la bataille, et ils ne sont souvent pas favorables à ceux qui sont marginalisés par l’État.
En ce qui concerne les États-Unis et la France, je pense qu’il est essentiel de construire une solidarité transnationale pour résister à la guerre contre le terrorisme et ses structures de violence. Le langage de la guerre contre le terrorisme a été adopté par de nombreux États à travers le monde, non seulement comme un idiome partagé, mais aussi comme politique. Les États-Unis et la France (avec Israël, l’Égypte, l’Arabie saoudite et d’autres) échangent des renseignements, partagent des ressources et s’associent pour perpétrer la violence de cette guerre. Ils ont un langage commun de l’oppression et nous devons, en réponse, avoir un langage commun de la résistance.
3. Qu’avez-vous pensé des réactions internationales à l’égard de la politique islamophobe d’Emmanuel Macron ?
Les réactions internationales (ou leur absence, selon là où vous regardez) ont clarifié les antagonismes existant entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui sont à la marge. Nous n’avons guère vu de condamnations de la part des États libéraux autoproclamés, peut-être parce qu’ils partagent les justifications de la France lui permettant de mener ses politiques anti-musulmanes discriminatoires, et parce qu’ils placent les intérêts et les alliances avant les principes.
La réponse des Musulmans dans la rue a été tout à fait remarquable. Les Musulmans du monde entier sont parfaitement conscients de l’histoire coloniale violente de la France et de la manière dont cette histoire se manifeste dans les politiques françaises d’aujourd’hui. Les Musulmans du Sud global en particulier ont pu mobiliser les ressources à leur disposition pour exprimer leur mécontentement par des boycotts économiques et des messages politiques. Ces manifestations ont également montré que, quand ils ont l’espace démocratique pour le faire, les Musulmans ont le potentiel pour transformer radicalement leurs sociétés et véritablement bâtir une communauté transnationale ancrée dans la justice.
4. Quel message voudriez-vous adresser aux musulmans en France et aux militants et organisations de lutte contre le racisme d’Etat ?
En France, l’Islam est la religion du pauvre et de l’opprimé. Les institutions du capital et du pouvoir le savent et cherchent à cibler les Musulmans précisément pour cette raison. L’État, ses organes et ses appuis (qu’ils soient américains ou français) bénéficient tous de la division des militants anti-racistes. Ils vont chercher à creuser un fossé entre vous en insistant sur vos différences pour vous opposer les uns aux autres.
C’est là que les activistes et les organisations combattant le racisme d’État doivent s’engager dans la construction d’alliances, par delà les lignes de classe, raciales et religieuses, et ne pas laisser le capital et le pouvoir dicter les termes du discours et de la praxis.
Vous êtes du bon côté de l’histoire, et le monde est témoin de vos luttes. Restez forts et soyez sincères envers vous mêmes. Vous vaincrez.
Asad Dandia
Entretien traduit de l’anglais par Rdr Cahen
« Muslims have the potential to radically transform their societies » (Interview with Asad Dandia)
As part of our French Islamophobia, seen from elsewhere series, we speak today with Asad Dandia, Brooklyn-born writer and activist of Pakistani origin, graduate student of Islamic Studies at Columbia University. After the NYPD infiltrated Muslims Giving Back, the organization he co-founded, Asad joined a lawsuit to challenge police surveillance, resulting in a settlement that secured historic policy changes. He has since written extensively on the War on Terror, anti-Muslim racism, surveillance, and capitalism, informed both by grassroots as well as scholarly engagement.
1.What do you think of the current policy of the French state towards Muslims?
The current policies of the French state towards Muslims are blatantly discriminatory despite the state’s claims otherwise. Some argue that such policies reveal the contradictions in France’s articulation of secularism, but an argument can be made that these “contradictions” are embedded within the structural fabric of France since the Enlightenment. One can thus say that the current policies reflect not so much a rupture as they do a continuity between France’s violent subjugation of its Muslim colonial subjects and its cruel attempts to subordinate its Muslim postcolonial citizens. In that sense, anti-Muslim policies in France can be said to be the postcolonial permutations of its historical colonial logics of domination.
2. Could you compare the policy towards Muslims in France and that in your country?
While policies towards Muslims in France may differ from those towards Muslims in the United States, they share striking overlaps, and this is because they are animated largely by the same discursive language of the War on Terror and its racialized logics. In that sense, Muslims are cast as the quintessential “Other” of Western Europe and North America; as a foil against which “progress,” “enlightenment,” and “civilization” are measured. Of course, this framing speaks more to the anxieties of the West than it does to the standing of Muslims.
In the United States during the Trump era, the state implemented various iterations of Trump’s racist “Muslim Ban,” and Trump himself built his campaign around stigmatizing and targeting Muslims. His animus toward Muslim communities emboldened both white supremacist groups domestically and populist dictators abroad to further target these communities. However, in the discursive language of the War on Terror, it isn’t just Muslims who are targeted as a racialized minority, but the practice of Islam itself that is deemed threatening. This is why, for example, we are seeing a calculated and systematic cultural genocide of Uyghur Muslims by the Chinese state. In such instances, it is both Muslims as a racialized group and Islam as a religion that are demonized.
It should be noted that anti-Muslim bigotry and violence predate the Trump administration in the United States. During the Obama era, policies that stigmatize Muslim on the basis of religious practices such as CVE (“Countering Violent Extremism”) were mainstreamed. These policies typically aim to identify “pre-criminal” signs of extremism in young people, signs which are often everyday Muslim religious practices. CVE policies are fundamentally discriminatory, and we see their logics playing out in France, where Muslim children as young as 10 are being detained and interrogated and Muslim dietary laws are being framed as a gateway to terrorism.
I was personally affected by police surveillance when a charity I cofounded in college was infiltrated by a police informant working for the New York Police Department (NYPD). I joined a lawsuit with my fellow community members represented by a wide array of civil rights and national security lawyers who pushed back against the surveillance. We reached a settlement deal and secured major policy changes, but the struggle continues on other frontiers. The courts are but one site of battle and are often not favorable towards those marginalized by the state.
As it concerns the United States and France, I believe what is most critical is to build transnational solidarity in resisting the War on Terror and its attendant structures of violence. The language of the War on Terror has been adopted by numerous states across the world, not merely as a shared idiom but also as policy. The United States and France (along with Israel, Egypt, Saudi Arabia, and others) exchange intelligence, share resources, and partner to perpetrate the violence of this war. They have a shared language of oppression, and we must, in response, have a shared language of resistance.
3. What did you think of the international reactions to Emmanuel Macron’s Islamophobic policy?
The international reactions (or lack thereof depending where you look) have clarified the antagonisms that exist between those who wield power and those who are at the margins. We’ve seen little by way of condemnation from self-professed liberal states, perhaps because they share in France’s rationale for advancing its discriminatory anti-Muslim policies and because they put interests and alliances over principles.
The response from the Muslim Street has been quite remarkable. Muslims across the world are keenly aware of France’s violent colonial history and how that history manifests in French policies in the present day. Muslims in the Global South in particular were able to mobilize the resources at their disposal to express their discontent through economic boycotts and political messaging. These demonstrations also showed that, if given democratic space, Muslims have the potential to radically transform their societies and truly build a transnational community anchored in justice.
4. What message would you like to send to Muslims in France and to activists and organizations fighting against state racism?
In France, Islam is the religion of the poor and the oppressed. The institutions of capital and power know this and will aim to scapegoat Muslims precisely because of it. The state, its organs, and its enablers (whether American or French) all stand to benefit from the fragmentation of anti-racist activists and organizers. They will aim to drive a wedge between you by emphasizing your differences as reasons to oppose one another.
This is where activists and organizations fighting against state racism must commit to building coalitions across class, racial, and religious lines and refuse to allow capital and power to dictate the terms of discourse and praxis.
You are on the right side of history, and the world bears witness to your struggles. Stand strong and be true to yourselves. You will win.
Asad Dandia