Une enquête sur le concept de dignité dans la pensée noire ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur la place de la théologie. Pourtant, la légitimité d’une telle entreprise ne va pas de soi. Le principal obstacle qui s’y oppose n’est peut-être pas tant un athéisme ostensiblement hostile au religieux que la confiance que suscitent spontanément des approches prétendument neutres ou plus compréhensives. En d’autres termes, le problème ne réside peut-être pas dans le fait d’aimer ou de ne pas aimer, de juger véridique ou mensongère, « la religion », mais bien plutôt dans une tendance à s’imaginer suffisamment informé sur ce que recouvre le terme de religion lui-même. À cet égard, le contexte français est emblématique, où l’idéologie étatique de la « laïcité » organise et entretient une méconnaissance des variétés de l’expérience religieuse d’autant plus dommageable qu’elle se présente comme la condition de possibilité même du pluralisme religieux. Pour mettre cela en lumière, il est nécessaire d’envisager la laïcité pour ce qu’elle est, en s’émancipant du grand récit qu’elle offre d’elle-même à travers les manuels scolaires et l’enthousiasme cabotin des discours politiques. La laïcité n’est pas une invention exceptionnelle, une épiphanie de la raison humaine, l’inestimable fruit du génie français, mais une simple déclinaison nationale, avec les spécificités que cela implique, de ce que l’anthropologue Talal Asad appelle « sécularisme »[1].
La fonction de la laïcité, c’est-à-dire du sécularisme français, n’est pas simplement de poser des bornes entre l’espace privé comme lieu d’exercice de la religion et un espace public, neutre, où il conviendrait d’apparaître comme citoyen, c’est-à-dire en se dépouillant de ses attachements religieux. Ce geste implique d’emblée l’imposition autoritaire d’une définition étatique de ce qu’est (c’est-à-dire de ce que doit être) une religion. Comme l’a également souligné Enrique Dussel, cette opération est sous-tendue par une volonté d’organiser la société en fonction d’une bipartition entre le moderne, valorisé positivement et le prémoderne, valorisé négativement. Le sécularisme est fondé sur une conception du progrès comme longue transition du primitif jusqu’à l’individu bourgeois autonome[2]. Dans son ouvrage Qu’est-ce que la laïcité ?, le philosophe Henri Pena-Ruiz offre un panégyrique sans nuance de cette vision moderniste, qui prouve la pertinence de l’analyse d’Asad. La nécessité à la fois historique et actuelle de la laïcité découlerait du besoin de lutter contre ce qu’il nomme le « cléricalisme » et désigne comme un ennemi de l’unité sociale : « La religion comme croyance unissant librement des fidèles, ne peut ni ne doit être confondue avec le cléricalisme, ambition toute temporelle de domination s’incarnant concrètement dans la captation de la puissance publique. Ainsi défini, le cléricalisme va bien au-delà de l’autorité légitime d’un clergé se tenant dans les limites d’une communauté de fidèles, et ne prétendant pas faire la loi pour d’autres »[3]. Mais d’où vient que la religion pourrait être légitimement définie comme une simple croyance ?
Comme l’avance Asad, le sécularisme consiste à imposer, depuis une perspective irréligieuse et moderniste, une définition surplombante de la religion – ce qui est très exactement l’inverse de la liberté de conscience. En fait de liberté, l’État impose aux individus de se conformer à sa propre conception de la religion, qui en enferme la pratique dans une alternative rigide entre l’intériorité secrète de la foi et une extériorisation politique exclusivement envisagée sur le mode de la domination. C’est l’approche séculariste elle-même qui réduit l’existence publique de la religion à une unique possibilité : celle du « cléricalisme », avec ses velléités d’emprise et de contrôle, qui peut ainsi être condamné d’emblée comme réactionnaire. Le cléricalisme est l’épouvantail que le sécularisme fabrique de toutes pièces, car pour légitimer le pouvoir de l’État, rien ne vaut la menace d’un ennemi. L’encouragement de la forme « croyance » vise donc à s’en prémunir. Ce terme désigne en fait ici une spiritualité privée, silencieuse et intériorisée, une mystique sans conséquence. Ainsi ces deux constructions état-nationales que sont le « cléricalisme » et la « croyance » se légitiment-elles réciproquement, scellant une alternative infernale,c’est-à-dire une alternative dans laquelle « il s’agit de mettre les personnes concernées devant des choix qui semblent surgir tout faits de la réalité elle-même »[4]. En réalité, l’incarcération dans cette alternative infernale étouffe les possibles susceptibles d’émerger en imposant une tierce option.
Or, pour ancrée qu’elle soit dans l’imaginaire politique européen de ce début de XXIe siècle, une telle configuration se fonde sur deux présupposés contestables. D’une part, il n’y a aucune bonne raison de souscrire sans réserve à l’hypothèse typiquement moderne selon laquelle l’expérience religieuse pourrait se limiter à la « croyance », c’est-à-dire au bout du compte à cette forme appauvrie et mutilée de réflexion théologique, ce mélange de méditations vaines et floues sur l’origine et la finalité de l’univers, que recouvre aujourd’hui le nom de « spiritualité ». Et, de l’autre, l’on n’est pas davantage obligé de penser que le « cléricalisme », c’est-à-dire la lutte pour le pouvoir d’État, serait le seul usage politique possible de la religion. En effet, comme l’a montré le philosophe Vincent Delecroix, il existe toute une tradition de la « parole biblique » qui affirme « une tendance naturelle à déstabiliser l’ordre politique, à délégitimer toute puissance, à assouplir ou à dissoudre toute structure étatique »[5]. Ce dernier point est important car l’une des principales spécificités du sécularisme français réside dans la légitimation et l’apologie de l’État qui lui est consubstantielle.
Au contraire, la tradition de la théologie noire participe de ce mouvement de contestation que Cornel West qualifiait de christianisme prophétique. Par exemple, lorsqu’Ottobah Cugoano promettait aux esclavagistes et à leurs complices des châtiments divins sans nombre, il sapait à la fois les légitimations théologiques de la traite et inscrivait en creux les révoltes des esclaves dans un horizon eschatologique. Sa parole opérait une désétatisation de l’idée même de Dieu, retrouvant la figure primitive d’un Créateur solidaire des luttes antiesclavagistes qui avait été celle de l’Ancien Testament :
Tremblez, monstres, tremblez ; le sang d’un million d’assassinés dépose contre vous. Tremblez, les Nègres que vous avez enlevés, ceux que vous avez déchirés à coups de fouet ; ceux que vous avez accablés par la misère, la faim, le chagrin implorent le Tout-Puissant. Le jour de la vengeance luira bientôt. Dites quelles seront vos issues. Les mauvais traitements accroissent le malheur des esclaves ; mais ils n’arrêteront pas le courroux de l’Être infiniment juste ; ils n’empêcheront pas que les instigateurs de l’assassinat et de la barbarie, de leurs complices et de leurs agents soient punis[6].
Le discours prophétique de Cugoano, qui donne à la profonde souffrance des vaincus une signification céleste, n’a rien de l’ambition « cléricaliste » d’asseoir une domination bigote sur le monde social. Mais il n’est pas davantage réductible à la ferveur intériorisée de la foi, puisqu’ici cette dernière a vocation à s’extérioriser, à se faire entendre, et à déferler rageusement sur les injustices de ce monde. Certes pas pour y imposer quelque règne théocratique, mais au contraire pour frapper de nullité l’inique souveraineté que les négriers font impunément peser sur les Africains. Le sécularisme méconnaît qu’il existe au moins deux manières dont la parole théologique peut poser la question du pouvoir. Bien sûr, le discours théologico-politique peut consister à le consolider et le souverain y trouver une légitimation, en se présentant métaphoriquement comme un équivalent de Dieu, qui administre le monde à la manière dont Dieu régit l’univers – c’est la logique qui régit la Théologie politique de Carl Schmitt. La possibilité d’une telle configuration est à la racine de la critique du cléricalisme et, dans une certaine mesure, elle est justifiable ; mais ce n’est pas la seule configuration possible. L’idée d’un Dieu tout puissant peut conduire à des conclusions radicalement opposées. Le pouvoir sans limite de Dieu implique alors l’anéantissement de toute prétention à un pouvoir terrestre. Si tout appartient à Dieu, alors le moindre commandement émis par un mortel à l’attention d’un autre mortel est d’emblée frappé d’illégitimité. Seule est donc légitime, comme l’illustrent les fulminations prophétiques de Cugoano, l’insurrection qui entreprend de démettre les faux maîtres et les seigneurs autoproclamés. Aveugle à la puissance mobilisatrice, voire à la possibilité même d’un tel discours, le sécularisme charrie un système d’oppositions qui met en conflit un obscurantisme prémoderne et une émancipation irréligieuse, qu’on suppose faussement, par ce seul trait, purifiée de toute forme d’arbitraire et de barbarie. Le concept de dignité lui-même se voit retraduit dans les termes de ce schéma :
Il y a bien des valeurs laïques, ou si l’on veut des principes, qui procèdent d’une conception exigeante de la dignité de l’humanité. Liberté de conscience, égalité de droits, bien commun par-delà les différences, confiance de principe dans l’autonomie, affirmation simultanée de la souveraineté de la conscience individuelle, et du peuple sur lui-même, principe d’émancipation qui fait qu’on dispose de références identitaires librement choisies, et non qu’on leur soit d’emblée aliéné : c’est tout un idéal qui retentit dans le mot laïcité[7].
La dignité est assimilée à la liberté, entendue en un sens spécifique et restreint, à savoir la liberté de choix – c’est-à-dire en réalité l’incarcération dans une alternative infernale entre émancipation moderne et obscurantisme prémoderne. Pourtant, dans un contexte où le racisme d’État est omniprésent mais où, dans le même temps, tout est mis en œuvre pour que ses victimes demeurent dans l’ignorance de leur propre condition, affirmer la dignité d’être noir ne relève ni de la capacité de choisir, ni de l’aliénation identitaire. Cela revient à se connaître soi-même en tant qu’opprimé dans un contexte hautement défavorable à cette connaissance. L’interprétation de Pena-Ruiz elle-même exemplifie les obstacles qui se dressent entre le Noir et lui-même, entre sa conscience présente et un savoir de son historicité profonde. Elle opère un étrange renversement, qui consacre comme le citoyen « standard », comme exemple et modèle, un être sans mémoire, qui ne prend rien au sérieux et pour lequel presque tout est affaire de choix. « L’idéal laïque unit les hommes par ce qui les élève tout en les déliant »[8] de leurs fois et de leurs appartenances éthiques. La liberté que le sécularisme porte au pinacle « délie » les citoyens de tout – à l’exception notable des prescriptions de la loi et des ordres de la police, c’est-à-dire des commandements de l’État. La nature essentiellement violente de ce dernier est intégralement passée sous silence. Au contraire, il est idéalisé, habillé d’un rôle messianique et toute trace de négativité, de répression, de propagande est effacée de ses œuvres : « Il y a, on l’a vu, des valeurs propres à la laïcité, qui se situent au niveau juridique des fondements constitutionnels, et sont homogènes aux droits fondamentaux de l’humanité. L’État en a la charge, et s’efforce de les promouvoir positivement par les institutions qui l’incarnent »[9]. Cette vision irénique, où l’État coïncide exactement avec les droits humains dont il se déclare le garant, le place au-dessus de toute critique, puisqu’elle en fait la condition de la possibilité même d’exercer son esprit critique. L’État-nation européen est le transcendantal du sécularisme.
En conséquence de l’assimilation qu’il opère entre un discours autoritaire sur la religion et une apologie de l’État, le sécularisme se situe dans le prolongement du christianisme constantinien bien plus qu’il ne rompt avec lui. Il a simplement, comme le souligne Asad, remplacé « la violence des guerres religieuses par la violence des guerres nationales et coloniales »[10]. C’est que le sécularisme n’est pas simplement un « mensonge », une idéologie ou une lubie du temps présent ; il possède en réalité une fonction théologico-politique décisive. Le discours du sécularisme est la théodicée de l’État moderne, comme le christianisme constantinien fut celle de l’empire : une justification de son caractère foncièrement bon, en dépit du mal qui l’entache[11]. Le sécularisme fait de l’État une pure positivité, en le plaçant du côté de la modernité, c’est-à-dire de l’universel, du progrès, de la richesse des nations, de la morale rationnelle et de la dignité de la personne. En somme, elle le qualifie pour entreprendre la mission civilisatrice. C’est l’une des raisons pour lesquelles la théorie critique a pu, parfois, se méfier du sécularisme et préférer aller chercher son inspiration dans l’histoire des monothéismes. Mais se déprendre de la vision du monde constantinienne n’est pas aussi aisé qu’il n’y paraît.
Norman Ajari
La Dignité ou la Mort, La Découverte, 2019
Publié avec l’accord de l’auteur et de l’éditeur.
[1] « Lorsque [Charles] Taylor dit que l’État moderne doit faire de la citoyenneté le principe premier de l’identité, il se réfère à la façon dont il doit transcender les identités différentes construites sur la classe, le genre, et la religion, remplaçant les perspectives conflictuelles par une expérience unificatrice. En un sens important, cette médiation transcendante est le sécularisme. Le sécularisme n’est pas simplement une réponse intellectuelle à une question concernant une paix sociale durable et la tolérance. C’est une promulgation par le biais de laquelle un medium politique (la représentation de la citoyenneté) redéfinit et transcende des pratiques particulières et créatrices de différences identitaires qui sont exprimées à travers la classe, le genre et la religion ». Asad Talal, « Penser le sécularisme » (2003), trad. Mohammed Amer Meziane, Multitudes, n° 59, 2015, pp. 72-73.
[2] Voir : Martinez Andrade Luis, Écologie et libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération, Paris, Van Dieren, 2016, p. 29.
[3] Pena-Ruiz Henri, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 31.
[4] Pignarre Philippe, « Apprendre à échapper aux alternatives infernales », Mouvements, n° 32, 2004, p. 40. Voir aussi : Pignarre Philippe et Stengers Isabelle, La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoutement (2005), Paris, La Découverte, 2007.
[5] Delecroix Vincent, Apocalypse du politique, Paris, Desclée de Brouwer, 2016, p. 51.
[6] Cugoano Ottobah, Réflexions sur la traite et l’esclavage des Nègres, op. cit., pp. 93-94.
[7] Pena-Ruiz Henri, Qu’est-ce que la laïcité ?, op. cit., p. 27.
[8] Ibid., p. 97.
[9] Ibid., p. 101.
[10] Asad Talal, « Penser le sécularisme », art. cit., p. 74.
[11] Sur l’usage de la notion de théodicée dans le cadre d’une théorie critique, voir Gordon Lewis R., Disciplinary decadence, op. cit., p. 91.