Face à la barbarie qui vient, l’utopie décoloniale

Il s’agit pour le Tiers-Monde de recommencer une histoire de l’Homme.

Frantz Fanon.

Il y a des périodes au cours desquelles l’histoire semble s’accélérer et tout nous porte à croire que nous sommes dans l’une d’entre elles. Il y a à peine plus d’un an sortait le livre d’Ugo Palheta, La possibilité du fascisme[1], alertant sur le fait que le fascisme, loin d’être un danger qui aurait été écarté de manière définitive, restait au contraire une possibilité susceptible de resurgir sous une autre forme. Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si une fascisation des démocraties électorales européennes et occidentales est une éventualité, mais de trouver le moyen d’enrayer ce glissement vers la barbarie.

Ce moyen, c’est la voie décoloniale.

Les signes marquant la radicalisation du pacte national-racial se multiplient. Pour nous, quatre crises principales en constituent le terreau : la crise sociale, la crise raciale, la crise du régime des frontières et, enfin, la crise climatique – les quatre étant par ailleurs entremêlées.

La crise du pacte social

L’élément le plus spectaculaire de la radicalisation du pouvoir est sans aucun doute sa dérive de plus en plus autoritaire et répressive, plus particulièrement à l’encontre des mouvements sociaux. Si ces derniers sont violemment réprimés, c’est d’abord parce qu’ils sont de plus en plus nombreux – on ne compte plus le nombre de corps de métiers en grève, ou bien menaçant de l’être –, mais aussi de plus en plus offensifs.

En effet, depuis quelques années déjà, le pacte social permettant une relative amélioration des conditions de vie des classes populaires et moyennes blanches a été rompu par l’État français et ses différents gouvernements, et de manière plus brutale encore ces dernières années. Ce qui a conduit à la colère et à la protestation de ces populations. Face à la résurgence des manifestations, l’État a fait le choix de la répression. Manuel Valls, grand artisan de la radicalisation vers la droite, a notamment participé à ce processus en utilisant le même bâillon de répression pour intimider les manifestants contre la loi Travail, avant que les ministres Collomb puis Castaner ne le perpétuent et l’accentuent. Les Gilets Jaunes ont été les dernières victimes en date de cette radicalisation autoritaire, l’Etat a octroyé de nouveaux pouvoirs auxforces de l’ordre pour faire taire ce mouvement : tabassages, matraquages, lynchages, tirs de flashball qui se sont soldés par des hématomes, côtes cassées, yeux crevés, mains arrachées, etc. Les policiers n’ont pas été mis en cause pour ces actes, mais des récompenses leur ont même été accordées. Dès lors, il est impossible de parler de « bavures », puisqu’il s’agit bien d’un mode d’intervention dorénavant légitimé par l’État. Ces agissements sont devenus la norme, et sont maintenant déployés pour toutes les mobilisations, même les plus consensuelles. En ce sens, la France a été le seul pays à réprimer violemment la marche organisée dans le cadre de la mobilisation mondiale pour le climat. Si nous ne pouvons que nous inquiéter de cette fuite en avant répressive à l’égard des mouvements sociaux, nous déplorons qu’il ait fallu que des Blancs soient victimes de violences policières pour que celles-ci occupent une place centrale dans leurs luttes, alors qu’ils faisaient la sourde oreille lorsque les militants antiracistes et décoloniaux alertaient sur les agissements de la Police à l’encontre des Indigènes.

La répression des mouvements contestataires ne passe pas uniquement par la violence physique, mais aussi par la voie judiciaire, comme à titre d’exemple les différentes plaintes visant Assa Traoré, ou encore les procédures pénales dont Jean-Luc Mélenchon et la France Insoumise sont les cibles, alors qu’ils constituent la principale force d’opposition de gauche au pouvoir macronien. La situation est alarmante : si l’État ne voit aucune opposition lorsqu’il entreprend ce genre de manœuvres, il n’hésitera pas à les multiplier. D’ailleurs, il n’en est pas à son coup d’essai : il avait déjà profité de l’état d’urgence – dont les premières victimes étaient les musulmans – pour s’attaquer à certains militants de la gauche, en particulier des écologistes, en leur interdisant tout bonnement de manifester. La trajectoire actuelle du pouvoir nous indique que le processus de criminalisation des acteurs des mouvements sociaux ne cessera de se développer davantage si nous ne réagissons pas.

La crise raciale

La répression des mouvements sociaux n’est pas le seul marqueur de la radicalisation du Pouvoir Blanc. Bien que les Blancs soient devenus eux aussi victimes de ce processus, notamment dans le cadre des manifestations, ce sont les non-Blancs qui constituent, comme à l’accoutumée, les premières cibles de la fascisation du pouvoir. Le cas des Juifs au début du XXe siècle en est ainsi l’exemple parfait.

Quant à l’islamophobie, même si elle n’est pas nouvelle dans le paysage politique français (et qu’elle puise ses racines dans la période coloniale), elle est devenue une marque de fabrique nationale. Depuis des dizaines d’années, la France fait du Musulman l’incarnation de l’étranger menaçant l’ordre et la paix nationale, au point que cette véhémence et cette obsession en arrivent à décontenancer d’autres démocraties libérales. Cette islamophobie s’est progressivement cristallisée dans des dispositifs législatifs et réglementaires, au nom de la « laïcité » et de la « lutte contre le terrorisme », qui ont érigé tous les musulmans en potentiels ennemis de l’intérieur, devant à ce titre être surveillés et contrôlés. 

Le point d’orgue de ce processus a été atteint lors de la « Convention de la droite » organisée en septembre 2019. Pendant son discours, Éric Zemmour a pu déverser toute sa bile nauséabonde et raciste sur les musulmans et l’islam. Bénéficiant d’une diffusion exceptionnelle en direct sur la chaîne télévisée LCI, il a encouragé les Français à prendre conscience du danger que constitueraient, selon lui, les musulmans. Mais Zemmour n’est que la pointe de l’iceberg du climat islamophobe désormais installé à découvert. Une islamophobie qui stigmatise voire humilie les mamans voilées dans les médias, dans les lieux institutionnels – devant leurs enfants en pleurs – au sein desquels des élus déclarent publiquement que ces femmes ne sont pas les bienvenues. Une islamophobie bien crasse à laquelle l’État lui-même trouve une légitimité, tout d’abord en la personne de Blanquer pour qui « le voile n’est pas souhaitable dans notre société »[2], mais aussi en celle de Castaner qui invite à la délation des personnes de confession musulmane au regard de la taille de leurs barbes ou de leurs pratiques religieuses pour y déceler des signes de « radicalisation »[3].

Si cet épisode a pu choquer une partie du champ politique Blanc – bien que la réaction nous paraisse assez tardive et bien mesurée –, il ne reste que la suite logique d’une islamophobie galopante et propagée, depuis trente ans, par l’ensemble de la sphère politique, de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche. Pendant que des intellectuels de gauche sont en plein débat pour savoir si nous avons « le droit » ou non d’être islamophobe, ces discours se matérialisent dans le monde réel par une radicalisation violente de la Blanchité qui n’hésite plus à passer à l’acte – le dernier exemple en date était l’attentat perpétré devant la mosquée de Bayonne par Claude Sinké, ancien candidat FN.

Si la France rayonne aujourd’hui dans le monde, c’est par la production de sa théorie raciste et islamophobe et plus particulièrement celle du « grand-remplacement », de Renaud Camus, qui est non seulement partagée par tous les groupes d’extrême-droite à travers le globe aujourd’hui, mais elle les guide vers le passage à l’acte, comme à Christchurch. La France est devenue la capitale mondiale de l’islamophobie. Certes, la production théorique et les actes islamophobes sont majoritairement réalisés par la droite et l’extrême-droite, mais la gauche ne peut nier sa part de responsabilité. Cette gauche qui prétend se situer en première ligne contre le racisme participe, de par son attitude – au mieux passive – face à l’islamophobie, à cette oppression raciste à travers la défense d’une laïcité au service d’un ordre national et racial, d’un républicanisme chauvin, ou d’un marxisme sectaire et obsolète, a du mal à voir la gravité de la situation.

Il est grand temps pour la gauche blanche d’inverser totalement la vapeur et de prendre enfin position de façon claire et ouverte contre l’islamophobie en se rangeant du côté du mouvement antiraciste et décolonial. Un premier pas important a été accompli lors de la marche du 10 novembre contre l’islamophobie, durant laquelle une grande partie de la gauche a été présente en nombre. Des personnes peuvent s’inquiéter, certes, d’une forme d’opportunisme, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une véritable prise de position de la part de certains partis ou figures politiques, provoquant de vifs débats dans le champ politique Blanc, à l’image de Jean-Luc Mélenchon, critiqué au sein même de la FI. Opportunisme, électoralisme ou non, cela reste malgré tout un pas en avant dans la lutte contre l’islamophobie, rendu possible uniquement par les longues années de lutte de l’antiracisme politique mais aussi par la gravité de la situation. Il ne s’agit, toutefois, d’un premier pas, la route reste encore longue pour que le combat contre l’islamophobie soit pleinement intégré au sein de la gauche blanche

La crise du régime des frontières

Les musulmans ne sont pas les seuls à constituer les nouveaux « ennemis de l’intérieur ». Ou du moins, ils ne le sont pas uniquement en tant que « musulmans », mais aussi comme perpétuels « immigrés », éternellement étrangers au corps national français. Dans ce gloubi-boulga identitaire, immigrés et musulmans sont amalgamés, et constituent la figure d’une altérité radicale. Tout comme l’islamophobie, le rejet des immigrés, qui va de pair avec la négrophobie et la rromophobie, fait partie intégrante de l’identité française. La Blanchité est au fondement de l’État-nation, et toute intrusion d’éléments étrangers vient perturber voire menacer celui-ci. La crise du régime des frontières, que d’autres appellent « la crise migratoire », est aussi une crise raciale et, à l’instar de l’islamophobie, la haine des immigrés et de tous les non-Blancs s’est intensifiée ces derniers temps. Le virage de Macron sur ce sujet est révélateur. En difficulté sur tous les fronts, le président rencontre une résistance de plus en plus farouche à son programme néolibéral. Sur conseils de Nicolas Sarkozy, le si libéral Macron qui a pourtant été sobre sur les questions identitaires durant sa campagne présidentielle, a changé de focale pour surfer à présent sur le spectre de la vague migratoire et en faire le thème récurrent de ses interventions. Empruntant la phraséologie de la droite, il a dorénavant pour objectif de faire de « l’insécurité culturelle » le grand défi de l’acte II du quinquennat, il incite sa majorité à cesser d’être des « faux durs » et à regarder enfin en face le « péril migratoire » qui s’annonce [4] pour sortir de la « bonne conscience » – celle qui, probablement, conduit à laisser mourir par milliers des êtres humains dans la méditerranée.

Il faut dire que les « migrants », les réfugiés, constituent une vraie menace pour les gouvernements occidentaux, puisqu’ils contestent le régime des frontières sur lequel ces États-nations se sont bâtis. Le racisme instaureune hiérarchie raciale pyramidale qui se matérialise aussi dans l’espace, notamment via les frontières. Les territoires sont ainsiracialisés et hiérarchisés, certains sont favorisés et d’autres pillés. Une sorte d’apartheid mondial s’est formé  dans lequel des régions, situées au nord, concentrent toutes les richesses, après avoir pillé les régions du sud et privé leurs populations d’y accéder. C’est cette injustice terrible et cette spoliation abjecte que les « migrants » contestent lorsqu’ils s’affranchissent des frontières, construction tirée de la Modernité occidentale, et prennent la route du Nord à la quête d’une situation plus vivable.

Le « tournant » de Macron n’est pas surprenant, même si ce néolibéral n’avait pas, dans un premier temps, fait de la question raciale son fonds de commerce principal, il n’hésite pas à en user quand cela s’avère utile. Néanmoins, on ne peut nier la gravité de la situation, car ce virage n’a pas pour seul but de masquer l’incapacité du gouvernement, entêté dans son projet de déstructuration de l’État social, à répondre à la colère populaire, maisil vise surtout un autre projet, à plus long terme, déjà annoncé par Macron : « anticiper un bouleversement mondial en termes d’immigration », qui menace ce régime des frontières des États-nations occidentaux. Que Macron parle de « bouleversement mondial » est d’une importance capitale, mais face aux défis énormes qui s’annoncent dans les prochaines années, le gouvernement semble faire son choix, celui d’un autoritarisme vert. Les crises actuelles, la montée de l’autoritarisme, la fascisation du pouvoir, sont aussi liées à la crise écologique qui est elle-même liée à la domination coloniale, à l’impérialisme, au racisme, en somme, à la Blanchité.

La crise écologique

L’écologie devient un sujet prioritaire, portée à présent par l’ensemble du champ politique, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. Ce combat écologique se décline, bien entendu, en plusieurs variantes selon la couleur politique, mais il semble que l’aveuglement à la question décoloniale reste la norme pour une grande majorité de ses acteurs. Macron surfe d’ailleurs sur la vague et affute ses armes politiques pour apparaître comme le « champion de la Terre » au niveau international. Fort heureusement, la majorité des militants aux tendances écologistes en France ne sont pas dupes face à cette fumisterie et ses grandes homélies verdâtres, et ne manquent pas de dénoncer l’« inaction climatique » du Président. Ils se trompent néanmoins, Macron est loin d’être inactif, au contraire, il s’active énergiquement pour soutenir toutes les entreprises polluantes et extractivistes dans leurs projets – comme celui de la « montagne d’or » en Guyane, exploitation aurifère qui constitue un véritable désastre pour l’environnement –, tout en menant une politique de greenwashing.

Que les choses soient claires, le gouvernement compte faire le minimum en matière d’environnement. Bien conscient que la voie du « capitalisme vert » est une belle arnaque, il n’a aucunement l’intention de remettre en cause le mode de production en place et se prépare déjà à un monde plus chaud. Il faut dire que si la planète se réchauffe globalement, toutes les régions ne seront pas touchées ni au même moment ni au même degré. La crise climatique est en effet une problématique radicalement injuste car lesEtats occidentaux, premiers responsables, seront les derniers affectés. Alors, que les discours des collapsologues se font de plus en plus courants, le scénario le plus probable ne sera pas celui d’un effondrement total et mondial de la civilisation techno-industrielle – que nous appelons, nous, la Modernité occidentale –, mais plutôt les effondrements locaux, situés majoritairement dans les pays du sud. Les modèles climatiques sont formels, les premières régions qui seront inhabitables se situent bien dans ces zones. Ces situations désastreuses vont conduire à des déplacements massifs de populations, plusieurs centaines de millions de réfugiés climatiques seront en quête de terres d’asiles. Et c’est justement contre cela que les États occidentaux se préparent. Nous avançons tout droit vers ce que l’ONU appelle « l’apartheid climatique »[5], avec des régions plus ou moins épargnées, mais dont les frontières seront fortement fermées et surveillées pour empêcher ces millions de personnes de passer. Le virage de Macron sur l’immigration s’inscrit totalement dans cette trajectoire. La dystopie la plus probable est donc la perspective de ces États fascistes-verts, un tant soit peu préservés du désastre écologique, justifiant leurs mesures racistes et autoritaires par la nécessité écologique et érigeant à ses frontières de grandes barrières ultra-surveillées pour se prémunir de « l’invasion » des populations du sud obligées de quitter leurs territoires. La crise écologique n’est finalement que la perpétuation de la domination coloniale et de l’impérialisme occidental.

La nécessaire voie décoloniale

Tous ces marqueurs nous prouvent encore une fois l’extrême radicalisation du Pouvoir Blanc en France, mais aussi en Italie, en Hongrie, au Brésil ou même aux États-Unis. La répression des mouvements sociaux, la négrophobie, l’islamophobie, la haine des réfugiés, la crise écologique, sont les produits du même phénomène de pouvoir et se recoupent. Tous ceux qui souhaitent enrayer cette trajectoire inquiétante doivent s’intéresser de très près aux arguments décoloniaux, même en termes d’écologie. Être décolonial, c’est s’opposer frontalement à la Modernité occidentale qui saccage la planète, et donc participer du combat écologique. Une lutte écologiste qui n’est pas décoloniale, ne peut être une lutte écologiste conséquente. Le défi du désastre climatique ne peut être relevé uniquement par un nouveau modèle économique, mais par un réel changement de mode de production et surtout par un véritable bouleversement paradigmatique, en mettant à bas cette Modernité occidentale.

Pendant que les populations du Nord s’inquiètent d’un possible effondrement, il est utile de leur rappeler que la Modernité occidentale, le capitalisme, leur mode de vie, sont déjà basés sur des effondrements : effondrement des populations amérindiennes, des populations aborigènes, de la biodiversité, d’une multitude de cultures et modes de vie au profit de l’uniformisation basée sur le modèle occidental, etc. Le combat écologique a d’abord été porté par les populations du Sud, et ce, depuis l’arrivée des Blancs sur leurs terres. Dès le début de la colonisation, ces mêmes populations ont alerté du danger que constituait le comportement des Blancs, s’érigeant en maîtres absolus des êtres vivants et de la nature dont ils pourraient disposer comme bon leur semble. Des centaines d’années après, cette philosophie a fini par conduire au désastre auquel nous assistons aujourd’hui. Le combat récent « pour la justice environnementale » lui-même, d’après Razmig Keucheyan, n’est pas issu des groupes écologistes, mais directement du mouvement des droits civiques – qui a popularisé les modes d’action que l’on retrouve par exemple à Extinction Rebellion (pacifisme, légalisme, sit-in, boycott, marches, etc.) –, car la question de la pollution (notamment la gestion des déchets) touchait plus directement les populations Noires américaines[6]. Par ailleurs, comme l’a remarquablement relevé l’anthropologue Ghassan Hage dans son livre Le Loup et le Musulman[7], on ne peut être écologiste sans être anti-raciste et inversement. La crise écologique et le racisme sont étroitement liés, et reposent selon lui sur une même logique : gouverner l’ingouvernable. Le projet colonial étant de « civiliser un espace sauvage », l’Indigène est, tout comme la nature, un élément que la Blanchité tente de domestiquer sans y parvenir entièrement. Aussi, dans l’imaginaire colonial, l’Indigène est un sous-homme, situé à une place intermédiaire entre l’animal et l’homme, entre la nature sauvage et la civilisation humaine. Le lien entre la crise écologique et le racisme est clair et les deux se conjuguent. À l’impossibilité de contenir le réchauffement climatique s’ajoute l’impossibilité de gérer la « crise migratoire », elles constitueraient ainsi les deux dangers mettant en péril la supériorité de cette « civilisation occidentale ».

Le mouvement écologique a raison d’inciter tous les autres mouvements à prendre la mesure du problème et à faire de la question environnementale un enjeu majeur. Mais poser la question de l’écologie et de la préservation de la nature de manière abstraite, comme simple « protection de l’environnement », est une stratégie vouée à l’échec tant elle peut être récupérable (et est récupérée) par l’ensemble du champ politique, y compris l’extrême-droite. Plutôt que de se centrer sur l’écologie en tant que telle, les mouvements de lutte pour l’environnement ont tout intérêt à décloisonner leurs actions et à réaliser enfin que ce défi passe par d’autres combats qui, pour paraître annexes, sont en réalité centraux. Comme ceux portés par le mouvement décolonial qui est écologiste par sa remise en cause de la Modernité occidentale, son mode de production et son paradigme politico-philosophique. Il est écologiste par sa lutte contre le racisme, pour le droit et la dignité des immigrés et par le soutien qu’il apporte aux peuples du Sud qui, comme nous l’avons vu, sont en première ligne contre la destruction de la planète puisqu’ils en sont les premières victimes. Enfin, il est écologiste par son combat anti-impérialiste. Cet impérialisme qui reste le grand oublié de tous les discours écologistes. Pendant que certains parlent d’anthropocène ou de capitalocène pour qualifier l’ère géologique dans laquelle nous sommes, d’autres, comme Jean-Baptiste Fressoz, proposent le terme thanatocène[8], pour mettre l’accent sur l’ampleur du rôle joué par l’industrie militaire dans la catastrophe climatique, comme l’armée américaine qui pollue, à elle seule, plus que 140 pays.

En annonçant dernièrement que le budget de l’armée française allait augmenter d’1,7 milliard d’euros en 2020[9], Florence Parly prouve encore une fois que le gouvernement ne se soucie que très peu de l’environnement. La trajectoire est claire et se joue sur deux plans : le premier intérieur, le second extérieur et tous deux reflètent le signe de radicalisation du Pouvoir Blanc. Sur le plan intérieur, les Indigènes continueront à être érigés en ennemis déclarés sur lesquels l’État va renforcer son pacte national-racial, tout en poursuivant sa politique de casse sociale, etjustifier par la même occasion toutes les mesures autoritaires et racistes qu’il souhaite mettre en place, qu’il s’agisse des questions de sécurité nationale – l’état d’urgence en a été l’illustration parfaite –, d’écologie, ou même de « préservation du mode de vie européen ». Sur le plan extérieur, la France continuera à mener sa politique impérialiste, à piller les ressources de la planète jusqu’à la dernière goutte tout en laissant mourir les personnes qui tentent de fuir le désastre dont elle est l’auteure et justifiera sa politique belliqueuse à l’aide de la théorie du « choc des civilisations ».

Si le courant décolonial est aussi calomnié et attaqué par le champ politique, médiatique et académique, c’est que le Pouvoir Blanc est conscient des effets de cette critique radicale de la Modernité occidentale et de l’État-nation, mères de tous les maux actuels. Face au péril de la fascisation qui ne cesse de monter, à la radicalisation de la suprématie blanche, à l’ultra-capitalisme, à une crise écologique sans précédent, la voie décoloniale reste celle qui offre la possibilité d’un autre paradigme. Un cadeau loin d’être insignifiant pour l’aile contestataire du champ politique Blanc, puisque celui-ci semble se rebiffer peu à peu et tente de s’organiser massivement pour contrer cette trajectoire alarmante, comme nous le montre la perspective encourageante d’un grand mouvement de grève le 5 décembre. Néanmoins, on ne pourra se contenter d’un mouvement dont les revendications portent exclusivement sur les questions économiques, il faut aussi dénoncer les violences policières, le racisme, l’impérialisme, etc. La gauche blanche, qui peine à imaginer une alternative enviable, un futur désirable, a donc tout intérêt à écouter et travailler de concert avec les militants décoloniaux… La voie décoloniale peut l’aider à faire naître sa nouvelle utopie.

Cette proposition n’est pas abstraite, notre invitation à emprunter cette voie décoloniale et antiraciste peut être réalisée sur le terrain des mobilisations. Le 8 décembre aura lieu la Marche des mamans pour la Justice et la Dignité. Si nous souhaitons bâtir un bloc contre-hégémonique, cette initiative lancée par 151 mamans de Mantes-La-Jolie doit être saisie par la gauche blanche comme une étape importante, celle qui permet à la voie décoloniale de se renforcer et à la gauche de s’y mobiliser. En manifestant le 8 décembre pour demander justice et dignité pour leurs enfants, victimes de violences policières, ces mamans sont porteuses d’un combat contre la fascisation de l’État. Le traitement raciste qui a été réservé à leurs enfants n’est que l’illustration de la façon dont on traite les « nuisibles » qu’il faut mater. Un traitement qui n’est plus réservé aux seuls Indigènes, mais aussi aux Blancs qui osent aller trop loin dans leurs contestations. En exigeant justice et dignité pour leurs enfants, ces mères exigent justice et dignité pour l’ensemble des Indigènes, pour l’ensemble des cités de l’immigration déshéritées et fliquées, pour l’ensemble des musulmans insultés chaque jour, pour l’ensemble des Gilets Jaunes et des militants réprimés par la police, pour l’ensemble des sans-papiers pourchassés par l’État, pour l’ensemble des réfugiés noyés en Méditerranée, pour l’ensemble des peuples autochtones victimes en première ligne de la barbarie occidentale, pour l’ensemble des pays du sud, toujours sous la domination de l’impérialisme et pour que l’ensemble des enfants puisse espérer à un avenir digne.

La radicalisation de la suprématie Blanche est directement liée à la montée en puissance des forces Indigènes. En développant sa force et son pouvoir, le monde non-Blanc fait décliner la force et le pouvoir du monde Blanc. Ce monde non-Blanc est actuellement en plein éveil, partout dans le Sud – Algérie, Bénin, Chili, Égypte, Équateur, Guinée, Haïti, Irak, Liban, Palestine, Togo, Tunisie, Uruguay… – des révoltes et insurrection éclatent, les peuples du Sud se soulèvent et montrent la voie pour faire tomber cette Modernité occidentale avec l’espoir de faire émerger une autre civilisation. À nous, habitants du Nord, de les suivre. Nous, décoloniaux, faisons nôtre l’invitation de Frantz Fanon à quitter cette civilisation « qui n’en finit pas de parler de l’Homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles que l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire ; des siècles qu’au nom d’une prétendue « aventure spirituelle » elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité[10] ». Nous encourageons tout le mouvement contestataire Blanc, réformiste ou révolutionnaire, à nous rejoindre… « Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose[11]. »

Wissam Xelka, membre du PIR


[1]Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, Paris, 2018. 276 p.

[2]https://www.lejdd.fr/Politique/jean-michel-blanquer-le-voile-nest-pas-souhaitable-dans-notre-societe-3925188

[3]https://www.europe1.fr/politique/christophe-castaner-liste-les-signes-de-radicalisation-religieuse-vous-avez-une-barbe-vous-meme-lui-repond-un-depute-3924324

[4]https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/immigration-macron-prepare-les-siens-a-un-virage-1130261

[5]https://reporterre.net/Un-rapporteur-de-l-ONU-met-en-garde-contre-le-risque-d-apartheid-climatique

[6]Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte, Paris, 2014. 176 p.

[7]Ghassan Hage, Le loup et le Musulman, Wildproject Editions, Paris, 2017. 144 p.

[8]https://www.revue-ballast.fr/jean-baptiste-fressoz-desintellectualiser-la-critique-est-fondamental-pour-avancer/

[9]https://www.europe1.fr/politique/florence-parly-le-budget-des-armees-va-augmenter-d17-milliards-deuros-en-2020-3921540

[10]Fanon Frantz, Les damnés de la terre, La Découverte, Paris, 2002, p. 301

[11]Ibid, p. 302

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