J’ai déjà abordé la question de l’essentialisme et de l’anti-essentialisme dans un texte de circonstance rédigé il y a presque un an[2]. L’heure était alors à la polémique : l’objectif était de défendre le Parti des Indigènes de la République contre une série d’accusations mensongères et malveillantes. C’est dans ce contexte que j’avais brièvement questionné l’usage du concept d’essentialisme dans le discours de la gauche contemporaine. Je n’avais alors pas pu m’étendre aussi longuement que le sujet le méritait. Le présent article reprend, complète et développe ce propos. En effet, force est de constater que la rhétorique que j’avais cherché à démonter se porte à merveille. L’obsession collective qui consiste à se vouloir les moins essentialistes possibles ne semble aujourd’hui pas davantage remise en cause dans les espaces militants et intellectuels qu’elle ne l’était alors. Ce contexte m’a invité à radicaliser le discours. C’est pourquoi le présent texte défendra l’idée que l’essentialisme, pour les afro-descendants, est un mode de pensée politique éminemment légitime.
Aux sources d’une accusation
L’argumentaire anti-essentialisme ne fonctionne que dans un contexte circonscrit, défini par le camp progressiste de l’Europe occidentale. Les jeunes Africains-Américains de la Temple University de Philadelphie qui se voient enseigner l’idéologie afrocentriste sont favorables à l’essentialisme. Ils sont convaincus que l’essentialisme est synonyme d’un mode de vie authentique, tout autant que le progressiste européen est persuadé de l’ignominie d’une telle idée. Le nœud du problème est là : si dans le contexte qui nous préoccupe « essentialisme » sert unilatéralement d’accusation, c’est qu’il est admis sans discussion que l’essentialisme est (pour dire le moins) une mauvaise chose, et qu’il est hautement préférable de ne pas l’être. Admettre que des « essences » existent est, dans ce contexte, une faute politique d’une extrême gravité. Ainsi, le débat européen sur l’essentialisme et l’anti-essentialisme est lui-même une arme. Faire de l’essentialisme un problème permet de faire des identités politiques non blanches un problème. C’est ainsi que les « anti-essentialistes » autoproclamés ont bâti leur tribunal. L’accusation d’essentialisme leur permet de faire tomber les têtes d’ennemis qui, pourtant, ne se revendiquent jamais de l’étiquette qu’ils leur prêtent. Personne, en effet, ne semble vouloir briser le consensus qui règne autour de la condamnation des essences. On est toujours l’essentialiste d’un autre, mais il semblerait incongru de le revendiquer.
Pour mieux saisir comment on en est arrivé là, examinons très rapidement les origines de l’usage contemporain du terme « essentialisme ». Ces utilisations, plutôt politiques, ne dérivent que lointainement du concept métaphysique d’essence de l’antiquité et du moyen-âge, selon lequel l’essence d’une chose est ce qui, en elle, se soustrait à l’espace et au temps. Sartre, dans sa formule devenue célèbre, « l’existence précède l’essence », voulait dire qu’une telle définition de l’essence ne s’applique pas à l’être humain. Au contraire, l’humain est libre, c’est-à-dire qu’il n’est tenu à aucun parcours de vie spécifique. C’est l’individu lui-même qui définit ce qu’il est : son essence. Cela signifie donc qu’il n’y a pas d’essence de l’espèce humaine, mais seulement une essence singulière de l’individu, qui ne se révèle qu’à son dernier souffle, comme la somme de ses actions et de ses choix. Cette vision du monde n’est ni l’invention ni la propriété exclusive de l’Europe. Ainsi, lors de la cérémonie du tatolo pratiquée par le peuple tswana d’Afrique du Sud, les proches d’un défunt, qui l’ont connu dans différents contextes, se livrent successivement à des récits de sa vie, narrant sa personnalité telles qu’ils l’ont connue[3]. Se dessine alors progressivement, à force d’esquisses, un portrait fait de tons et de nuances innombrables : l’essence d’une personnalité, vivante dans les mémoires.
La critique sartrienne de l’application à l’être humain du concept d’essence sera reprise et radicalisée dans la philosophie féministe, qui est sans doute la principale source d’inspiration des emplois contemporains du terme « essentialisme ». Dans Trouble dans le genre, Judith Butler critique l’essentialisme et ce qu’elle nomme « métaphysique de la substance » comme des armes du patriarcat et de l’hétérosexualité obligatoire[4]. L’essentialisme devient alors une assignation à certains comportements sociaux qui bride la liberté de se construire, à force d’expériences singulières, une personnalité et une identité uniques. Pour résumer (peut être exagérément) et exprimer le plus simplement possible cet usage à la fois militant et théoriquement exigent, disons que l’essence ne désigne plus ici la vérité éternelle d’une chose, mais les attachements d’une personne : sa mémoire, ce en quoi elle croit, ses comportements, ses habitudes, ses manières de table…
Ce dont on trouve trace dans les écrits de Judith Butler, mais qui fait défaut dans la plupart des usages militants contemporains, c’est une distinction entre l’essence et la contrainte mise en œuvre pour l’imposer. Ce que dénonce en effet une philosophie féministe de ce genre, ce sont les processus par lesquels certains attachements particuliers deviennent obligatoires et la violence des punitions que suscitent les écarts d’avec la norme. Voilà donc ce que signifie le -isme qui suffixe l’essence : essentialisme veut dire attachement contraint. L’essentialisme, en ce sens, c’est la supposition que l’essence précède l’existence.
Cet effort de définition avait pour but d’éclairer un concept qui, à force d’être répété et employé sans rigueur, est devenu flou. La notion d’essentialisme vise à condamner le fait de forcer des individus à s’attacher à certaines pratiques et de les empêcher d’explorer d’autres modes de vie possibles. Un détournement très fréquent de cette idée consiste à taxer d’essentialisme, non pas la contrainte, mais certaines formes d’attachement elles mêmes. Il y a là un glissement sémantique, trop souvent mis au service d’une disqualification politique. Il ne s’agit évidemment pas de sous-entendre, à la faveur d’un relativisme commode, que tous les attachements se vaudraient et qu’ils ne seraient jamais condamnables. Le goût de la torture et du lynchage peut être une forme d’attachement – elle n’est d’ailleurs pas rare en Occident. L’arbre du lynchage, où les Blancs du Sud des États-Unis pendaient les Noirs, fait par exemple partie d’un véritable patrimoine culturel raciste. Comme l’explique Achille Mbembe, le lynchage « représente une forme grandiose, grotesque et exhibitionniste de la cruauté raciste. […] En tant que technique de pouvoir raciste, le rituel exécutionnaire a pour objectif de semer la terreur dans les esprits de ses victimes et de revivifier les pulsions mortifères qui forment le sous-bassement de la suprématie blanche »[5].
L’image de l’arbre du lynchage suscite encore aujourd’hui de la nostalgie chez les suprémacistes blancs. Mais le principal problème que pose celui qui refuse d’abandonner une telle habitude n’a rien à voir avec l’« essentialisme » de sa pensée. Si les identités politiques racistes sont redoutables, ce n’est pas parce qu’elles sont « essentialistes » ; c’est parce qu’elles sont meurtrières, massacreuses, génocidaires[6]. Comme l’exprime Mbembe, il y a au fond de l’idée de suprématie blanche une pulsion mortifère. Cette pulsion, bien davantage que tout imaginaire essentialiste, est une menace pour tous ceux qui ne sont pas blancs.
Faire vivre son essence
Se défendre d’être essentialiste, c’est accepter la manière dont le problème est posé par le camp de la gauche progressiste blanche. Or il n’y a rien à gagner en abandonnant à un tiers le privilège de poser les termes d’un problème. Je soutiens pour ma part qu’on peut se revendiquer d’un essentialisme tout en admettant que l’existence précède l’essence. L’essentialisme, en ce sens, n’est pas contraignant : c’est au contraire une manière de donner à son existence davantage d’intensité en la liant à une communauté, une histoire, des récits, un imaginaire. C’est également une façon de rappeler l’interdépendance qui lie les humains les uns aux autres. À cet égard, les relations ne s’opposent pas à l’essence. Elles sont au contraire une seule et même chose. C’est même l’une des pièces fondamentales d’un essentialisme décolonial.
D’un point de vue humain, l’essence est ce qui lie un passé collectif à un avenir individuel. Par exemple, se dire essentiellement noir, c’est admettre dans son existence personnelle un passé noir, une histoire, une philosophie. Une objection souvent formulée pour contrer ce genre d’approches est que ce passé est infiniment complexe, tissé de contradictions, et que ses réappropriations individuelles ou militantes ne peuvent être qu’arbitraires. Pire encore, de tels usages en appauvriraient la richesse. Cette objection n’est pas convaincante. En effet, elle ignore l’existence d’une vaste chaîne de transmission historique consciente d’elle-même. L’essentialisme ici défendu ne réduit pas la complexité du monde : il accepte qu’il existe un lien intime entre la façon dont nos prédécesseurs voyaient le monde dans sa variété et la nôtre. Il admet l’existence d’un point de vue – le point de vue décolonial – qui se transforme dans la continuité, en se transmettant d’une génération à l’autre. Il ne s’agit pas de réduire le monde, mais de l’enrichir d’un regard hérité. Se contenter de brandir une prétendue complexité sans y tracer un chemin singulier, c’est se condamner à une fascination impuissante, une contemplation stérile.
La conscience historique africaine est la conscience d’une conscience. La conscience de la prégnance de la conscience de la génération qui précède. Pour le dire plus clairement, être essentialiste, c’est savoir que nos prédécesseurs se posaient des problèmes semblables aux nôtres, dans des contextes politiques différents, qui leur étaient propres : les questions de la survie dans un monde structurellement violent, de la libération de l’inégalité raciale, de la foi de l’opprimé… Nous sommes les héritiers de leur conscience, de leurs pensées, de leur passé, qui étaient eux-mêmes fondés sur le réinvestissement d’un héritage de résistances. L’essence africaine, c’est de n’être jamais orphelin. Jusque dans un monde qui cherche à faire de nous des bâtards, des êtres illégitimes, des âmes errantes. Cette essence nous rappelle également de ne pas nous poser nous-mêmes comme originels. Car notre dignité est plus vieille que nous. Ainsi que l’écrit le grand théologien de la libération noire James H. Cone : « Les récits et les contes, les Blues et les Spirituals, les prières et les sermons du peuple noir, nous avons à les intégrer à notre existence d’aujourd’hui, reliant ainsi les luttes de nos parents aux nôtres »[7]. Une essence, c’est un rapport au passé tel que celui que décrit Cone : il se cristallise aujourd’hui encore dans le rap et dans tous ces genres musicaux qui tissent une culture populaire.
Le philosophe jamaïcain Lewis R. Gordon va dans le même sens lorsqu’il analyse la philosophie africaine contemporaine. Il souligne l’importance de la présence persistante du souvenir des ancêtres. Les penseurs africains ont un rapport au passé différent de celui des européens : la vérité permet de rendre justice à la souffrance des ancêtres, de leur offrir un tombeau. La philosophie africaine accorde une « priorité ontologique »[8] au passé : il juge le présent et nous sommes en dette par rapport à lui. Toutefois, ce passé n’a rien d’une incarcération. Le passé de l’Afrique et de ses diasporas, celui des crimes et défaites comme des résistances et des victoires, est une invitation à la responsabilité. Responsabilité vis-à-vis de cette histoire elle-même, d’abord, mais aussi et surtout, vis-à-vis de notre situation actuelle – vis-à-vis des vivants.
En ce sens africain et décolonial, l’essence n’a rien d’une contrainte. C’est la reconnaissance qu’il existe des attachements vécus, du fait que la mémoire humaine est finie. Il n’est pas possible de devenir tout, pas davantage que de devenir n’importe quoi. Nous récusons la définition de la dignité humaine sur laquelle se bâtit la modernité européocentriste que formule Pic de la Mirandole à la veille de la conquête des Amériques, selon laquelle l’homme est celui à qui il « est donné d’avoir ce qu’il souhaite, d’être ce qu’il veut »[9]. Cette hubris, cette illusion de grandeur, est un prélude au colonialisme et à la croyance occidentale en sa légitimité sans borne. Toutefois, il importe de ne pas négliger que les attachements et le rapport au passé qu’entretiennent un groupe ou un individu peuvent devenir mortifères et dangereux. Le passé n’est jamais une fin en soi et le désir de « demeurer ce que l’on est » est toujours une vaine autosatisfaction et surtout un crime contre la perfectibilité humaine. Avec le changement des temps, tout ne saurait être conservé du passé. Certaines idées méritent d’être abandonnées en cours de route. C’est alors par fidélité qu’il faut se faire infidèle. Mais il n’y a jamais de révolution mémorielle : nul ne peut abandonner sa mémoire, ni l’échanger contre une autre. Mais il est toujours possible de l’altérer, de l’enrichir.
Frantz Fanon comparait ce processus à l’émergence de la maturité. L’adolescent rêve d’échapper à toutes les règles, de tout tenir de lui-même. Mais l’erreur serait de s’imaginer, au contraire, que devenir adulte revient à suivre des règles définies, à savoir se conformer. En vérité, être adulte c’est connaître son héritage, mais savoir qu’il est possible de le trahir, c’est-à-dire d’enfreindre les règles pour en établir de nouvelles, pour faire advenir le mieux. Faire vivre son essence, c’est-à-dire sa mémoire, sans jamais en être l’esclave, voilà une position décoloniale. Une telle position refuse de se laisser prendre au piège des deux injonctions qui, comme Charybde et Scylla, menacent l’essentialisme décolonial. D’une part la posture naïvement conservatrice : « Reste ce que tu es ! » ; de l’autre, la posture naïvement progressiste, typique de l’anti-essentialisme à la mode : « Deviens rien ! ». C’est cette dernière injonction, qui ne peut être qualifiée que de nihiliste, qui va être examinée à présent.
Le nihilisme sociologique
Être nihiliste, c’est vouloir le rien. Le nihilisme sociologique est, dans la pensée globalisée, l’équivalent du nihilisme républicain dans la politique française : une machine à faire le vide. À ses yeux, les identités politiques – et notamment les identités raciales – n’existent pas, ne doivent pas exister, sont fondées sur des interprétations fausses de l’histoire. Pour illustrer ce nihilisme, on va examiner les positions de l’un de ses propagandistes : le sociologue Philippe Corcuff.
Corcuff a fait sa croissance politique à rebours. Membre du Parti Socialiste à 16 ans, il finit à la Fédération Anarchiste en milieu de cinquantaine, en étant passé (dans l’ordre) par le chevènementisme, les Verts et le NPA. Corcuff, c’est le Benjamin Button de la gauche blanche : il a vécu à la façon du personnage de Fitzgerald adapté au cinéma par David Fincher, qui naît vieillard et rajeunit toute sa vie durant au lieu de prendre de l’âge. Une laborieuse odyssée vers l’adolescence qu’il occupe en consacrant une part significative de son temps et de ses efforts à faire le procès, généralement dans l’indifférence, des pensées politiques qu’il estime faire de l’ombre à la sienne. Évoquons un navrant billet récemment consacré à Frédéric Lordon[10]. Je parlerai rapidement de lui, d’une part parce qu’il a cru bon de faire figurer le PIR parmi ses cibles, mais aussi et surtout car son cas est exemplaire des déroutes intellectuelles qui peuvent naître de l’alliance de l’ethos naïvement scientiste d’une certaine sociologie et d’un engagement politique dans des organisations européocentristes de gauche. Le point d’intersection de ces deux courants est précisément l’anti-essentialisme que cette sociologie comme cette gauche ont adopté comme leur idéologie officielle. Un récent article de Corcuff, intitulé « Prégnance de l’essentialisme dans les discours publics autour de l’islam dans la France postcoloniale », en témoigne. L’auteur y revendique un prétendu « registre hybride entre la distanciation propre aux sciences sociales et l’engagement dans des mouvements sociaux émancipateurs »[11]. Or cette distanciation aussi bien que cette prétendue émancipation sont aussi douteuses l’une que l’autre.
L’épistémologie féministe du point de vue, les théologies de la libération, l’anthropologie d’un Eduardo Viveiros de Castro, la théorie décoloniale, etc. Ces différents courants intellectuels sont animés par un même refus d’un regard neutre et « distancié » porté sur les sociétés. Seule une science sociale en rupture avec l’expérience peut se gargariser de sa rigueur et de sa pure objectivité. Or cette attitude est antihumaine, c’est-à-dire nihiliste. La définition que donne Corcuff en témoigne. L’essentialisme, ce serait la fabrication d’« une entité homogène et durable, voire intemporelle dans une logique d’inspiration platonicienne, avant même d’avoir mené une investigation philosophique ou sociologique » (p. 121).
À la philosophie et à la sociologie, bref à la science, le monopole sur l’essence. C’est au discours de l’expert qu’il appartient de décider de la légitimité, pour ne pas dire de la légalité, des identités politiques et des imaginaires. L’article de Corcuff témoigne d’un excès obsessionnel du constructivisme – cette doctrine philosophique qui veut que toute réalité sociale soit historiquement construite, dépendante des acteurs sociaux, etc. Je parle d’excès et d’obsession car à partir du moment où cette approche quitte le laboratoire du sociologue et prétend se parer de vertus émancipatrices, l’attitude nihiliste commence. Pour Corcuff, l’essentialisme décolonial décrit plus haut n’existe pas et ne saurait exister, à moins que la sociologie ou la philosophie en décident autrement. Or l’engagement décolonial est précisément un engagement à faire exister son essence dans l’activisme, la pensée, les arts, la culture. C’est l’invention permanente de l’essence.
Politiquement, cet anti-essentialisme nihiliste est étroitement lié à une conception fautive de l’antiracisme, que l’attitude décoloniale récuse. Appelons-le « antiracisme formel ». Il se caractérise par un rejet des positions ou des revendications « identitaires » en général. L’idée qui le fonde est que tout groupe politique devient dangereux, exclusif et intolérant dès l’instant ou il revendique pour lui-même une identité (notamment culturelle) positive. C’est ainsi que dans un tel discours, les organisations d’extrême droite peuvent être comparées avec le Parti des Indigènes de la République. Selon cette idéologie, c’est la forme « identitaire » qui est l’ennemi – peu importe que cette identité soit celle du colon ou celle du colonisé. Au contraire, l’antiracisme décolonial est un antiracisme du contenu. Il considère, comme Lordon dans Imperium,[12] qu’il est impossible d’échapper à toute donnée identitaire. Mais surtout, il pose qu’il existe des identités intrinsèquement meurtrières, et d’autres qui ne le sont pas. Il considère que l’essentialisme décolonial est accueillant avec la différence, alors que le suprémacisme blanc lui est intrinsèquement hostile et cherche à l’éradiquer. Dès lors, la question n’est plus de savoir qui revendique formellement une identité ou qui la refuse (ce qui est une façon fallacieuse de poser le problème). C’est le contenu de ces identités qui importe.
Il n’existe pas d’identité pure de la possibilité de la violence et du crime. Mais certaines identités ont un rapport à la violence plus intime, plus excessif et plus outrancier que d’autres. La pensée décoloniale est la prise de « conscience du fait que les formes modernes du pouvoir ont produit (tout en les occultant) des technologies de la mort, qui affectent de façon différentes sujets et communautés »[13]. La modernité européenne est porteuse de ces identités meurtrières. L’essentialisme décolonial est comme la lame mythique à deux tranchants : l’un qui soigne, l’autre qui blesse. Le premier vise à réparer les dommages causés par l’histoire longue du colonialisme, qui nous impose la honte de ce que nous sommes, le découragement face à ce que nous désirons devenir. L’autre nous invite à porter un conflit sans relâche dans le camp de ceux qui tentent de s’interposer entre notre dignité et nous.
Norman Ajari, membre du PIR
Notes
[1] KHIARI Sadri, Malcolm X stratège de la dignité noire, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 82.
[2] AJARI Norman, « Vacarme critique les Indigènes : la faillite du matérialisme abstrait ».
[3] COMAROFF Jean et COMAROFF John, « On personhood : a perspective from Africa », Theory from the South, Boulder – Londres, Paradigm, 2012, p. 61.
[4] BUTLER Judith, Trouble dans le genre (1990), trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005.
[5] MBEMBE Achille, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, pp. 29-30.
[6] AJARI Norman, « Pour une définition décoloniale des crimes contre l’humanité ».
[7] CONE James H., La Noirceur de Dieu (1975), trad. M. Jean et J. Philibert, Genève, Labor et Fides, 1989, p. 49.
[8] GORDON Lewis R., Disciplinary decadence. Living thought in trying times, Boulder, Paradigm, p. 75.
[9] PICO DELLA MIRANDOLA Giovanni, De La Dignité de l’homme (1486), trad. Yves Hersant, Paris, Éditions de l’éclat, 2008, p. 9.
[10] CORCUFF Philippe, « S’émanciper du “Lordon-Roi” ? ».
[11] CORCUFF Philippe, « Prégnance de l’essentialisme dans les discours publics autour de l’islam dans la France postcoloniale », Confluences Méditerranée 2015/4 (N° 95), p. 128.
[12] LORDON Frédéric, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015.
[13] MALDONADO-TORRES Nelson, « Actualité de la décolonisation et tournant décolonial », in : BOURGUIGNON-ROUGIER Claude, COLIN Philippe, GROSFOGUEL Ramon, Penser l’envers obscur de la modernité, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2014, p. 47.